Les "abus de la mémoire" au Vatican[1]

Trois jours avant l’approbation en Espagne du projet de « Loi de récupération de la mémoire historique » (31 octobre 2007), promu depuis 2005 par le gouvernement du socialiste José Luis Rodríguez Zapatero, le Vatican a procédé à la béatification de 498 religieux catholiques espagnols, considérés comme des martyrs du XXe siècle. Placée à une date étrangement concurrentielle avec le processus de mémoire en faveur des victimes du franquisme, la béatification du 28 octobre 2007 est la plus massive de l’histoire de l’Eglise catholique[2].

Cette célébration est due à la demande adressée au Vatican par le cardinal archevêque de Madrid, Antonio María Rouco Varela. La cérémonie, semble avoir été officiée en présence de 30.000 à 50.000 personnes (selon diverses estimations), en majorité espagnoles, qui ont profité de l’occasion pour faire ondoyer le drapeau national[3]. Une délégation officielle du gouvernement espagnol, présidée par le Ministre des Affaires Etrangères Miguel Angel Moratinos, a également assisté à la béatification.

Aux yeux des historiens de la guerre civile et du franquisme, ce culte de l’Eglise catholique à ses « martyrs » apparaît comme une instrumentalisation de l’histoire. Il oublie notamment les 13 prêtres catholiques basques qui ont embrassé la cause républicaine et ont été assassinés par les franquistes. Leurs noms ne figurent pas sur la liste des béatifiés. Cette opération sélective est d’autant plus gênante qu’elle perpétue une longue tradition de collusion de l’Eglise catholique avec le franquisme.

Il n’y a pas de doute que la violence anticléricale exercée durant les premières semaines de la guerre civile, qui a été dénoncée à grands cris par les milieux catholiques, a effectivement été importante. La reconnaissance des victimes de ces massacres est légitime[4]. Pourtant, la légitimation par l’Eglise catholique espagnole des crimes franquistes[5] n’a jamais fait l’objet d’une condamnation officielle de la part de la hiérarchie catholique. L’Eglise a en effet fourni à Franco le support idéologique de la mobilisation, celle-ci étant vue comme une « Croisade » contre l’athéisme, la franc-maçonnerie et le bolchévisme. Le 30 septembre 1936, l’évêque Enrique Pla y Deniel  a publié une lettre pastorale, « Les deux villes », qui définissait la guerre d’Espagne comme le combat entre les « sans Dieu » et « la ville céleste des fils de Dieu », et faisait du conflit une « croisade pour la religion, la patrie et la civilisation »[6]. Ces « deux villes » structuraient l’opposition entre l’Espagne et l’« anti-Espagne ». L’appui à la violence franquiste durant la guerre civile et au cours de la dictature qui a suivi n’a jamais été l’objet, au moment du retour à la démocratie, d’une demande de pardon de la part de l’Eglise catholique. Cette dernière a, au contraire, été la principale actrice des politiques de mémoire franquistes qui, pendant près de 40 ans, ont honoré les morts « pour Dieu et pour la patrie ». Dans la plupart des églises, des plaques célébraient la mémoire des seules victimes de guerre franquiste, instituant une asymétrie avec la mémoire des vaincus, toujours considérés comme vaincus par les politiques publiques franquistes. Cette asymétrie cultivant l’hommage aux « martyrs de la foi » se perpétue à travers la béatification du 28 octobre dernier. Par contre, les représentants catholiques, aux côtés de la droite espagnole, ne cessent de dénoncer la « Loi de récupération de la mémoire historique » (qui entend dénoncer les crimes et la justice franquistes), sous le prétexte d’éviter de rouvrir d’anciennes plaies et de fomenter la division du peuple espagnol.

Aujourd’hui, dans un contexte de concurrence des mémoires par rapport aux victimes de la guerre, le Vatican semble avoir choisi son camp. Un autre choix aurait pu être de sa part de rendre un même hommage aux victimes des deux camps et de revenir sur son attitude face au franquisme.

Il faut également reconnaître que les médias ont appuyé la démarche, volontairement ou non. En effet, le contraste entre l’important espace donné à la transmission de la cérémonie solennelle du Vatican et le silence par rapport aux enjeux de l’approbation, le 31 octobre, de la nouvelle loi de mémoire historique en Espagne est saisissant.

Mais si l’on cherche à comprendre les enjeux de la polémique qui secoue l’Espagne à l’occasion de cet usage polarisé de l’histoire, il faut se pencher sur la guerre des mémoires que se livrent depuis plus de 70 ans les diverses Espagnes en lutte.

 

Aux origines de la concurrence des mémoires de la guerre civile

 

Pour rappel, la guerre civile a éclaté en 1936, suite au coup d’Etat militaire du 18 juillet contre le gouvernement de front populaire démocratiquement élu. Les auteurs du soulèvement, dont le général Franco, ont bénéficié immédiatement de l’aide massive d’Hitler et Mussolini dont ils partageaient de nombreuses idées. Le camp républicain a obtenu une aide de l’URSS, inférieure à celle de l’Axe, en échange de la livraison des réserves d’or de la banque d’Espagne, ainsi que la solidarité des Brigades internationales, des volontaires venus « combattre le fascisme » en Espagne. Les démocraties occidentales ont opté, presque tout de suite, pour la « non-intervention » et ont organisé un embargo sur les armes à destination de la République. Trois ans plus tard, au terme d’une guerre civile qui a fait plus de 500'000 morts, les troupes franquistes ont obtenu la victoire poussant 500'000 républicains à l’exil et installant un régime dictatorial qui a pris fin à la mort de Franco, en 1975.

 

Il faut souligner que les politiques de mémoire de la guerre civile ont été élaborées dès les premières heures du conflit. Les deux camps ont raconté la guerre dans un vaste effort de propagande. L’histoire a pris la forme du mythe identitaire: pour les républicains, il fallait « défendre la démocratie » contre le « fascisme » ; pour les franquistes, il fallait défendre  la « civilisation occidentale » contre le « bolchévisme ». Tous exposaient les atrocités de l’adversaire. Les identités politiques définissaient alors les mémoires[7].

À cela s’ajoutent les récits mémoriels de ceux qui sont venus en Espagne pour témoigner et ont forgé l’opinion internationale : reporters, photographes, écrivains, etc. (Robert Capa, Saint-Exupéry, Malraux, Orwell, Hemingway, …) qui ont projeté leur propre point de vue sur les événements…[8]

Après le conflit, c’est la mémoire des vainqueurs qui s’est imposée, occupant la scène de l’histoire officielle imposée aux politiques, aux médias, aux écoles, etc. La mémoire des vaincus subsistait clandestinement, ou parmi les républicains en exil, appuyée sur le travail d’historiens comme Manuel Tuñón de Lara[9]. Quelques contributions étrangères comme Le labyrinthe espagnol, de Gerald Brennan (1943) ont posé les premières pierres d’une explication de l’extérieur.

A partir de 1964, le régime a transformé ses politiques de mémoire et a décidé de célébrer la réconciliation nationale en se glorifiant des « 25 ans de paix » apportés par Franco au pays.

Ce changement répondait à la diffusion de recherches historiques pionnières qui sont venues de l’extérieur : de chercheurs anglosaxons et français, qui ne dépendaient pas du gouvernement franquiste, comme Gabriel Jackson, Edward Malefakis, Hugh Thomas, Burnett Bolloten, Herbert Southworth, Pierre Vilar, Emile Témime, Pierre Broué. Publiées dès 1961, ces histoires de la guerre civile ont développé une analyse rigoureuse et équilibrée du conflit, ruinant la propagande du régime.

Le Ministère de l’Information et du Tourisme espagnol a répondu au succès de ces historiens en mandatant son propre « historien », Ricardo de la Cierva, dans le but d’élaborer une histoire franquiste de la guerre civile…

À la mort de Franco, la peur d’un nouveau conflit, largement instrumentalisée par le régime finissant, a marqué la transition démocratique. Une convention d’amnistie et un accord entre les principaux partis politiques, ont exclu du débat les arguments politiques liés à la guerre civile. Pendant ce temps, une génération d’historiens ayant milité contre le franquisme a continué la recherche, dont les résultats ont été publiés au cours des années 1980 (par les médias, des colloques, des publications). Les estimations du nombre de victimes ont été affinées, des mythes comme l’inévitabilité de la guerre ont été corrigés. Comme le souligne l’historien François Godicheau[10], cette historiographie de la transition a grandement amélioré la connaissance des faits, notamment par rapport aux travaux d’histoire locale, mais elle n’a pas remis en question les cadres d’interprétation globale des grandes synthèses des années 1960.

Soulignons toutefois une nouveauté remontant à 1979. Il s’agit de Recuérdalo tú y recuérdalo a otros, de Ronald Fraser, un précurseur de l’historiographie orale de la guerre civile. Comme le souligne Juan Andrés Blanco Rodríguez[11], ces années ont aussi suscité des thématiques novatrices comme les travaux d’Angel Viñas sur l’aide économique extérieure décisive qui a été apportée aux deux camps.

Selon Santos Julià[12], après la tentative manquée de coup d’État du colonel de la Garde Civile, Antonio Tejero, en 1981, les fantômes de la guerre sont revenus provisoirement en Espagne, mais l’arrivée du Parti Socialiste au pouvoir a suscité un apaisement. La politique de transition pacifique a ainsi suivi son cours. Les commémorations ont ensuite été décisives, comme pour le cinquantième anniversaire du début de la guerre civile en 1986. Ces années ont aussi correspondu aux premières études réalisées par ceux qui n’avaient pas vécu la guerre et qui apportaient un regard plus tempéré sur le sujet. Le soixantième anniversaire a également généré une quantité de publications nouvelles et ouvert de nouveaux intérêts pour la vie quotidienne à l’arrière du front, les réfugiés, la santé, l’éducation, l’histoire de genre, l’approche socioculturelle, etc.

Il a ensuite fallu attendre la fin de la décennie des années 1990 pour renouer avec les revendications autour de la mémoire des vaincus de la guerre. De nombreuses associations ont ainsi tenté de récupérer des témoignages, de recueillir des documents, etc. Des chercheurs se sont parallèlement efforcés de dépasser les bornes chronologiques de la guerre pour analyser des phénomènes comme la violence politique après-guerre, les maquis antifranquistes, etc. En outre, avec le succès grandissant des romans sur la guerre civile, de nombreux souvenirs et témoignages ont  fait revenir au premier plan les acteurs individuels du conflit.

L’arrivée au pouvoir de la droite (Partido Popular d’Aznar) en 1996 n’est pas étrangère à la revendication d’une mémoire des vaincus, car elle a soutenu une résurgence de versions néofranquistes représentées, entre autres, par Pio Moa, reprenant la propagande de l’époque de la dictature.

 

Avec le retour du Parti Socialiste au pouvoir en 2004 (Zapatero), le mouvement de revendication mémorielle, largement associatif, a trouvé un fort soutien institutionnel. En 2005, un projet de « loi de récupération de la mémoire historique » a été rédigé. Il vient d’être approuvé par la majorité du Parlement, mais le Parti Populaire et l’Eglise s’y opposent toujours, au nom de l’oubli nécessaire à la paix civile en Espagne.

 

Les médias et les politiques ont exploité la conjoncture. Tandis que le négationnisme de Pio Moa proliférait au nom de la pluralité d’opinion, d’autres acteurs ont su jouer du spectaculaire en mettant à jour des fosses communes pour sensibiliser la population aux crimes de guerre franquistes en cherchant parfois à s’arroger le monopole de la « récupération de la mémoire ». Dans ce contexte, le 70e anniversaire du début de la guerre civile, en 2006, a connu une frénésie d’expositions, colloques internationaux, publications et cérémoniaux mémoriels, ainsi que de polémiques, montrant que la guerre civile espagnole demeure « un passé qui ne passe pas »[13]. Cette année, les commémorations du massacre civil de Guernica cohabitent avec la célébration de la transition (1977-1982) et les cérémonies vaticanes de béatification.

 

Nous voici donc à nouveau en présence de l’instrumentalisation de l’histoire qui a malheureusement abondé depuis le début du conflit espagnol. Cette situation révèle la difficulté du travail de mémoire plus de 70 ans après cet épisode ibérique traumatique. Car malgré l’écart temporel qui nous sépare des évènements, nous ne sommes qu’au seuil de ce travail. La « Loi de récupération de la mémoire historique » qui vient d’être approuvée pourra-t-elle lui servir de cadre ? Pourra-t-elle se dégager du façonnement de la mémoire par les acteurs de la période franquiste et donner raison à Miguel de Unamuno qui, le 12 octobre 1936 à Salamanque devant les troupes nationalistes, avait osé affirmer aux phalangistes : « Vous vaincrez, mais vous ne convaincrez pas»[14]?

 

 

Mari Carmen Rodríguez

Doctorante en histoire

Universités d’Oviedo (Espagne) et de Fribourg (Suisse)


 

[1] Source : http://cvuh.free.fr:80/spip.php?article138

[2] Les béatifiés proclamés sont deux évêques de Ciudad Real et Cuenca, 24 prêtres de diocèses, 462 membres de l’Institut de Vie Consacrée, un diacre, un sous-diacre, un séminariste et sept laïques. Voir annonce Proclamados beatos 498 religiosos españoles,  Madrid, El País, 28.10.2007.

[3] L’ondoiement de drapeaux rouge et or dans l’espace public est un symbole récupéré par la droite espagnole (Parti Populaire) depuis le mandat d’Aznar (1996) pour exprimer une vision nationaliste de l’identité espagnole. Les manifestations de mars 2007 à Madrid contre la politique socialiste de Zapatero (notamment de son dialogue avec l’ETA), ont été marquées par la présence ostentatoire d’une marée de drapeaux rouge et or. Cette démonstration,  accompagnée de  "¡Viva España!"  défendent l’idée d’une Espagne traditionaliste, en oposition au modèle pluriel du PS et des autonomies regionales adopté depuis la transition démocratique.  Quelques rassemblements de la gauche ont d’ailleurs depuis peu répondu à l’emblème rouge et or par le recours alternatif au drapeau républicain (violet, rouge et or), banni durant le franquisme comme symbole de l’anti-Espagne. Le ralliement à la pratique traditionaliste de la part du public espagnol venu assister aux béatifications n’est donc pas neutre dans le contexte de concurrence des mémoires.

[4] L’historien Julián Casanova estime à plus de 6'800 le nombre d’ecclésiastiques assassinés. Il faut également mentionner l’incendie d’églises, les profanations de sanctuaires et d’objets liturgiques,  ainsi que de cimetières. Voir La Iglesia de Franco, Barcelona, ed. Crítica, 2005 (première édition sans notes en 2001, par Temas de Hoy), p. 17.

[5] Voir notamment  Javier Rodrigo, Vencidos, violenza e repressione politica nella Spagna di Franco (1936-1948), Vérone, éd. Ombre corte, 2006, ainsi que l’ouvrage collectif de Julián Casanova, Francisco Espinosa, Conxita Mir et Francisco Moreno Gómez, Morir, matar, sobrevivir, la violencia en la dictadura de Franco, Barcelona, ed. Crítica, 2002.

[6] Enrique Pla y Deniel, «Las dos ciudades», 30 septembre 1936, reproduite dans Antonio Montero Moreno, Historia de la persecución religiosa en España, pp. 688-708.

[7] François Godicheau, La guerre d’Espagne, de la démocratie à la dictature, Paris, Découvertes Gallimard, 2006, pp.116-119.

[8] Paul Preston, Idealistas bajo las balas : corresponsales extranjeros en la guerra de España, Madrid, editorial Debate, 2007.

[9] José Luis de la Granja Sainz, Ricardo Millares Palencia & Alberto Reig Tapia, Tuñón de Lara y la historiografía española, Madrid, Siglo XXI, 1999, p.164.

[10] François Godicheau, La guerre d’Espagne, op. cit., p.119.

[11] Juan Andrés Blanco Rodríguez, El registro historiográfico de la guerra civil, 1936-2004, in Julio Aróstegui & François Godicheau (éds), Guerra civil, mito y memoria, Madrid, Marcial Pons, 2006, (actes d’un colloque de 2004 à la Casa Velásquez, Madrid) p.388.

[12]Entretien publié par José Andrés Rojo, No hubo olvido ni silencio, El País, 02.01.2007.

[13] Pour  une historiographie du “passé qui ne passe pas”, voir Julio Aróstegui & François Godicheau (éds), Guerra civil, op.cit.

[14] En réponse à l’exclamation du phalangiste Millán Astray « Viva la muerte y mueran los intelectuales » (vive la mort et à mort les intellectuels) ; cette réplique a valu à Unamuno sa destitution du poste de recteur de l’Université de Salamanque et son bannissement auprès des autorités franquistes.


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