Les banquets du "vendredi-dit-saint" contre les interdits religieux
Depuis 130 ans les anticléricaux banquettent le jour
du "vendredi-dit-saint". d'où vient cette étrange pratique? Pour
bien le comprendre, il est nécessaire de faire un petit retour sur le cléricalisme.
Les croyants sont libres de respecter les interdits
les plus divers. Mais pourquoi auraient-ils le pouvoir de les imposer à
l'ensemble de la société? De quel droit décideraient-ils du comportement de
chaque citoyenne et citoyen de ce pays ? C'est la question du cléricalisme. En
matière de moeurs : concubinage, divorce, homosexualité, contraception,
avortement... le pouvoir abusif d'un quelconque clergé est tout aussi
inacceptable que dans les institutions ou à l'école. C'est pour affirmer cette
idée force que des laïques ont organisé des banquets violant délibérément
les interdits religieux.
Contrairement à ce que pensait le pamphlétaire
catholique Louis Veuillot, qui nous appelait ironiquement " libres
mangeurs", cette initiative ne vient pas de la Libre Pensée organisée. De
même, elle n'en a pas le monopole, même Si elle assume la tenue de la plupart
de ces banquets. L'idée est née dans les milieux intellectuels de la fin du
XIXème siècle. C'est le célèbre critique littéraire Charles
Sainte-Beuve qui, le vendredi 10 avril 1868, offre à ses amis un dîner
"gras" (avec des aliments interdits, notamment de la viande). Etaient
présents : Ernest Renan (auteur de La Vie de Jésus et animateur de la revue La
Liberté de penser), Gustave Flaubert (Madame Bovary, Bouvard et Pécuchet...),
Hippolyte Taine (Les Origines de la France contemporaine, Histoire de la littérature
anglaise...), Edmond About (L'Homme à l'oreille cassée...). C'est la fine
fleur de la critique rationaliste qui crée ainsi l'événement, le
"scandale" selon la presse conservatrice qui en fait un beau battage.
Dès l'année suivante, la Libre Pensée organisée
reprend l'idée à Paris. En 1870 on saucissonne à Paris, Lyon, Marseille,
Dijon, Le Creusot. Un flottement suit la répression de la Commune dans laquelle
les anticléricaux furent très engagés. Mais les initiatives se multiplient
ensuite à travers la France. On compte à Paris 650 convives en 1889 et 1000 en
1890, pour des festivités présidées par Octave Mirbeau. La plupart des
banquets sont donc organisés par des groupes ou des associations de libres
penseurs, mais il y avait des exceptions : une loge maçonnique de façon indépendante,
ou des organisations (Ligue des Droits de lHhomme, Jeunesses communistes...) et
surtout de nombreux groupes libertaires.
Pourquoi des banquets ?
Les banquets du vendredi dit "saint" se caractérisent par leur anticléricalisme.
Il faut même dire que l'anticléricalisme est leur raison d'être. Cette
critique publique et gourmande est parfois mal comprise, même chez nos amis. On
nous reproche la date (celle du vendredi qui précède Pâques) comme trop
agressive. On nous reproche le style (parodie et satire) comme trop vulgaire.
Rappelons d'abord la justification principale de ces agapes critiques et leur
histoire. Il serait ridicule de réduire l'étude d'une religion aux interdits
qu'elle véhicule. L'interdit général sur la sexualité par le christianisme,
l'existence de listes officielles d'interdits dans le judaïsme (il y en a 365)
et dans l'islam (il y en a 70) rendent toutefois intellectuellement légitime la
réflexion sur ce sujet. Elle est aussi politiquement indispensable.
Le cycle de Pâques est primordial pour les chrétiens. C'est le sommet
de l'année liturgique. La période de plus de trois mois qui va du mercredi des
Cendres à la Pentecôte affirme les dogmes de la Passion, de la mort et de la résurrection
de Jésus, célébrés de façon plus ramassée chaque dimanche. C'est la
croyance en ces dogmes qui fait le chrétien. Ce recueillement personnel et ces
célébrations collectives sont, du point de vue laïque, respectables et légitimes.
La liberté du culte est garantie par la laïcité. Elle est une des dimensions
de la liberté de conscience de chaque citoyen.
La date de Pâques, fête mobile, est traditionnellement fixée au dimanche après
la pleine lune qui suit le 21 mars (équinoxe de printemps). Le carême (du
latin quadragesima qui signifie quarantième ou quarantaine) désigne la
période de quarante jours (dimanches non compris) qui précède Pâques. Peu
suivi de nos jours, le carême était comparable, par la rigueur de ses
interdits, au ramadan musulman. C'était une période de jeûne, plus ou moins
rigoureux, en particulier pour la viande, et d'abstinence sexuelle obligatoire
pour tous. Et c'est là que les laïques ne peuvent que s'insurger. Pendant des
siècles, furent interdits les jeux, les spectacles, la danse et parfois, même...
le rire ! C'était une période de deuil collectif imposé, précédant
d'ailleurs, curieusement, la date de la mort supposée, au lieu de la suivre.
On conçoit que ces pénitences
suscitèrent une résistance populaire : ce fut Carnaval. En partie héritier
des fêtes grecques de Dionysos (Bacchus pour les Latins), Carnaval -et la
mi-carême - manifeste avec la plus grande vigueur la joie de vivre face aux
macabres coutumes chrétiennes. Carnaval "n'a pas cessé d'être condamné
comme une manifestation païenne, comme une oeuvre de Satan".
On a aujourd'hui oublié l'âpreté
de la lutte qui fut nécessaire pour se dégager, à peu près, de ces
interdits. L'organisation de nos banquets, le jour décisif du vendredi dit
"saint", est une des dimensions de cette lutte. L'ironie, la satire,
la caricature, qui sont des arts légitimes dans le cadre d'une controverse,
furent et restent nécessaires. La liberté d'expression ne saurait être limitée
par un prétendu "blasphème". Celui-ci reste pourtant illégal dans
dix pays d'Europe.
Sait-on que le droit élémentaire d'être enterré civilement ne fut acquis
qu'après des décennies de militantisme? Sait-on que la coutume, courante dans
l'Antiquité gréco-latine, de la crémation des corps fut prohibée tout au
long du Moyen âge et bien après? Les quelques tentatives sous la Révolution
française n'aboutirent à une loi qu'en 1886.
Bien qu'il y ait toujours eu des libertins et des libertines, la fameuse libération
sexuelle est toute fraîche. Son inscription, imparfaite, dans la législation
qui a suivi l'évolution des mœurs, malgré l'opposition farouche des
conservateurs de tout poil, reste fragile. Il s'agit pour l'essentiel de neuf
grandes lois, de 1967 (autorisation de la contraception moderne : pilule, stérilet...)
à 1985 (sanctions contre les discriminations en prestations et services en
fonction des moeurs...), en passant par la liberté de l'avortement, l'éducation
sexuelle, la lutte contre le viol et le harcèlement sexuel, le droit à
l'homosexualité...
On pourrait s'imaginer, à constater la lente évolution des mœurs et des lois
vers plus de liberté, de responsabilité, que le progrès est inéluctable, au
moins dans ce domaine. Plusieurs événements religieux sont de retour. On
attaque la liberté d'expression sous prétexte de "blasphème"
(Scorsese, Rushdie..). Sous l'impulsion des puissants fondamentalistes
protestants américains dont, en Europe, on sous-estime souvent le puritanisme,
les libertés de contraception et d'avortement sont remises en question avec des
campagnes de plus en plus virulentes. Ce retour des interdits, de la volonté de
les imposer à l'ensemble de la société, du cléricalisme au sein de tous les
monothéismes, nous impose une réflexion sur la nature de ces religions. Le
choix de la date de Pâques chrétiennes viennent de la Pâque juive : Pessah
qui, en hébreu, signifie "passage". Pessah commémore le passage de
l'ange exterminateur des premiers-nés égyptiens.
À l'égal de la protestation contre les interdits religieux, la seconde
justification de nos banquets est le plaisir de festoyer entre amis. Les deux préoccupations
sont mêlées et on s’amuse en revendiquant. Les menus parodiques sont de
rigueur. Aujourd'hui, les traditionnels "potage calotin" et
"saucisson du vicaire" sont assortis de "rôti de porc sauce
ayatollah - salade du rabbin et sorbet glacé puritain".
C'est un fait étrange que les ethnologues constatent sans vraiment l'expliquer
: autant le cochon est apprécié en Europe et en Chine, autant il est l'objet
d'horreur dans les cultures monothéistes : judaïsme et islam. Ce tabou
rigoureux, n'a pas réussi à s'imposer dans le christianisme. Pourtant, si on
en croit Le Nouveau Testament, Jésus manifestait la même détestation :
"Ne jetez pas de perles aux pourceaux" (Matthieu, VII 6). Et il aurait
chassé des "esprits impurs" dans de pauvres porcs qui se noyèrent
ensuite (Marc, V, 9-7).
Pour nous le "cochon " symbolise à la fois le goût de la bonne chère
et de la belle chair. Tout ce qui est interdit par ces religions. C'est pourquoi
ce noble animal est à l'honneur dans nos banquets.