Extraits
de "Les chaînes de l'esclavage"
De
Jean-Paul Marat
54
– De la superstition
C'est elle
qui remplissant l’Égyptien de la crainte des dieux, lui faisait regarder en
tremblant l'idole qu'il venait de former.
C'est elle
qui aujourd'hui rend les disciples de Mahomet, sans soin pour le présent, sans
inquiétude pour l'avenir, sans crainte dans les dangers, et les fait vivre dans
une entière apathie, au sein de la providence [1].
C'est elle
qui repliant sans cesse le Stoïcien sur lui-même, environne son cœur de
glace, l'empêche de palpiter de joie au milieu des plaisirs, de s'attendrir à
l'ouïe des cris perçants de la douleur ; de tressaillir de crainte dans
les périls ; qui concentre toutes ses passions dans l'orgueil, le fait
vivre sans attachement, et mourir sans faiblesse.
C'est elle
qui, berçant de fausses espérances les dévots, les fait s'exposer à mille
maux certains pour jouir d'un bien douteux ; sacrifier mille avantages réels
à la poursuite d'un bien imaginaire, et se rendre toujours misérables, dans
l'espoir d'être heureux un jour.
C'est elle
enfin, qui, tenant sur nos yeux le bandeau de la superstition, nous plie au joug
des prêtres ; et c'est de son pouvoir aussi dont les princes se servent
pour nous asservir.
Portez vos
regards sur les anciens peuples, vous y verrez toujours le prince se donner pour
le favori des dieux. Zoroaste promulgua ses lois sous le nom d'Oromaze ;
Trismégiste publia les siennes sous celui de Mercure, Minos emprunta le nom de
Jupiter ; Licurgue, celui d'Apollon ; Numa, celui d’Égérie, etc.
Toute police
a quelque divinité à sa tête : et combien de fois un ridicule respect
pour les dieux [2]
n'a-t-il pas replonge le peuple dans l'esclavage ? Pour rentrer dans la
citadelle d'Athènes, dont il avait été chassé, Pifistrate habille une femme
en Minerve, monte sur un char avec cette déesse de sa façon, et traverse la
ville ; tandis qu'en le tenant par la main, elle criait au peuple :
Voici Pifistrate que je vous amène, et que je vous ordonne de recevoir. À ces
mots les Athéniens se soumettent de nouveau au tyran.
Les princes,
il est vrai, ne jouent plus le rôle d'inspirés, mais ils empruntent tous la
voix des ministres de la religion pour plier au joug leurs sujets [3].
Des prêtres crédules, fourbes, timides, ambitieux, font envisager les
puissances comme les représentants de la divinité sur la terre, devant qui
le reste des hommes doit se prosterner en silence : puis, confondant l'obéissance
aux lois avec la basse servitude, ils prêchent sans cesse, au nom des dieux,
l'aveugle soumission.
Toutes les
religions prêtent la main au despotisme [4] ;
je n'en connais aucune toutefois qui le favorise autant que la chrétienne.
Loin d'être
liée au système politique d'aucun gouvernement, elle n'a rien d'exclusif,
rien de local, rien de propre à tel pays plutôt qu'à tel autre ; elle
embrasse également tous les hommes dans sa charité [5] ;
elle lève la barrière qui sépare les nations et réunit tous les chrétiens
en un peuple de frères. Tel est le véritable esprit de l'évangile.
La liberté
tient à l'amour de la patrie ; mais le règne des chrétiens n'est pas de
ce monde ; leur patrie est dans le ciel ; et pour eux cette terre
n'est qu'un lieu de pèlerinage. Or, comment des hommes qui ne soupirent qu'après
les choses d'en haut, prendraient-ils à cœur les choses d'ici-bas ? Les
établissements humains sont tous fondés sur les passions humaines, et ils ne
se soutiennent que par elles : l'amour de la liberté est attaché à celui
du bien-être, à celui des biens temporels ; mais le christianisme ne
nous inspire que de l'éloignement pour ces biens, et ne s'occupe qu'à
combattre ces passions... Tout occupé d'une autre patrie, on ne l'est guère de
celle-ci.
Pour se
conserver libres, il faut avoir sans cesse les yeux ouverts sur le gouvernement ;
il faut épier ses démarches, s'opposer à ses attentats, réprimer ses écarts.
Comment des hommes à qui la religion défend d'être soupçonneux,
pourraient-ils être défiants ? Comment pourraient-ils arrêter les
sourdes menées des traîtres qui se glissent au milieu d'eux ? Comment
pourraient-ils les découvrir ? Comment pourraient-ils même s'en douter ?
Sans défiance, sans crainte, sans artifice, sans colère, sans désir de
vengeance, un vrai chrétien est à la discrétion du premier venu. L'esprit du
christianisme est un esprit de paix, de douceur, de charité, ses disciples en
sont tous animés, même pour leurs ennemis. Quand on les frappe sur une joue,
ils doivent présenter l'autre. Quand on leur ôte la robe, ils doivent encore
donner le manteau. Quand on les contraint de marcher une lieue, ils doivent en
marcher deux. Quand on les persécute, ils doivent bénir leurs persécuteurs.
Qu'auraient-ils à opposer à leurs tyrans ? Il ne leur est pas permis de défendre
leur propre vie. Toujours résignés, ils souffrent en silence, tendent les
mains au ciel, s'humilient sous la main qui les frappe, et prient pour leurs
bourreaux. La patience, les prières, les bénédictions sont leurs armes ;
et quoi qu'on leur fasse, jamais ils ne s'abaissent à la vengeance :
comment donc s'armeraient-ils contre ceux qui troublent la paix de l'état ?
comment repousseraient-ils par la force leurs oppresseurs ? comment
combattraient-ils les ennemis de la liberté ? comment payeraient-ils de
leur sang ce qu'ils doivent à la patrie !
À tant de
dispositions contraires à celles d'un bon citoyen, qu'on ajoute l'ordre positif
d'obéir aux puissances [6]
supérieures, bonnes ou mauvaises, comme
étant établies de Dieu. Aussi les princes ont-ils toujours fait intervenir
l'évangile pour établir leur empire, et donner à leur autorité un caractère
sacré.
55
– Double ligue entre les princes et les prêtres
Mais comme si
ce n'était pas assez que les peuples apprissent des dieux à baiser la verge de
l'autorité pour les rendre esclaves par principes, presque partout les prêtres
et les princes ont formé une double ligue entr'eux. Ceux-ci empruntent la
bouche de l'homme divin pour plier nos têtes au joug du despotisme ;
ceux-là empruntent le bras de l'homme puissant pour plier nos têtes au joug de
la superstition.
Rien n'est si
important aux rois que d'être religieux, dit Aristote dans sa politique ;
car les peuples reçoivent comme juste tout ce qui vient d'un prince rempli de
pitié et les mécontents n'osent rien entreprendre contre celui qu'ils croient
sous la protection des dieux. Aussi la plupart des princes cherchent-ils à paraître
dévots. La statue de la Fortune était toujours dans la chambre des empereurs
romains, afin de persuader au peuple que cette déesse veillait continuellement
à leur sûreté.
Pour gagner
le peuple, Henri II d'Angleterre affecta une dévotion extrême aux cendres de
Bequet, qu'il avait persécuté ; et bientôt la victoire venant à
couronner ses armes sur les Écossais, fit regarder ce prince comme un favori du
ciel, et mettre l'audace de lui résister au rang des sacrilèges [7].
Sous les rois de la maison de Stuart, les prêtres étaient chargés de prêcher le despotisme, et de sanctifier le système de la tyrannie.
En 1662,
Jacques I ordonna à tous les prédicateurs, de quelque rang qu'ils fussent, de
prêcher l'obéissance passive, et il défendit à tous ses sujets de s'aviser
de limiter dans leurs discours le pouvoir, les prérogatives et la juridiction
des princes, même de se mêler des affaires de l'état, des différends entre
le gouvernement et le peuple.
Pour rendre
son autorité absolue en Écosse, Charles I rétablit les évêques ; et
bientôt ces prêtres publièrent, par son ordre, que le pouvoir et les prérogatives
du roi étaient absolues et limitées, comme celles des rois d'Israël :
ils firent défense à toute personne de lever aucune école sans la permission
de l'évêque diocésain, ou de se présenter pour être admis dans les ordres
avant d'avoir souscrit à ces canons.
Cette doctrine fit loi dans le royaume entier, et le refus de s'y soumettre fut puni par des amendes, des confiscations et la prison. Un seul mot suspect devenait un crime aux yeux des juges, presque toujours tirés de la cour de haute commission : vrais inquisiteurs qui n'étaient assujettis à aucune forme juridique ; car un bruit vague, un soupçon était une preuve suffisante. Ils faisaient prêter serment aux témoins de répondre aux questions qu'on leur ferait, et ceux qui refusaient étaient jetés dans un cachot.
Les princes
eux-mêmes n'ont pas honte de prêcher cette odieuse doctrine :
"Il
n'est pas licite aux sujets de fonder la conduite des rois, ou de chercher les
bornes de leur autorité : ce serait vouloir dévoiler leurs faiblesses, et
leur enlever le respect dû aux représentants de la divinité sur la
terre", disait Jacques I dans un discours à la chambre étoilée,
lorsqu'il y eut évoqué la cause contre le célèbre Bacon [8].
Aujourd'hui
encore, on célèbre, par un jeûne solennel, le jour de l'exécution de Charles
I, sous le nom de martyre du bienheureux roi, pour implorer la miséricorde
divine, afin que le sang innocent de sa majesté sacrée ne retombe pas sur la
postérité [9]
des Anglais.
72
– Sottise des peuples
Ce ne sont
pas seulement les projets ambitieux des princes, leurs trames perfides, leurs
noirs attentats qui amènent la servitude : presque toujours la sottise des
sujets prête la main à l'établissement du despotisme.
Chez tout
peuple où le pouvoir législatif n'a pas soin de rappeler sans cesse le
gouvernement à son principe, à mesure qu'on s'éloigne des temps où il prit
naissance, les citoyens perdent de vue leurs droits, ils les oublient peu à
peu, et ils en viennent à ne plus s'en souvenir ; à force de les perdre
de vue, de ne plus avoir le législateur sous les yeux, et de voir le prince
commander seul, ils le comptent pour tout dans l'état, et ils finissent par se
compter pour rien [10].
Le vulgaire
pense bonnement que les grands de ce monde ont de grandes âmes ; qu'ils
rougissent [11]
d'une action basse ; qu'ils s'indignent de procédés honteux. Fausse
opinion bien favorable au despotisme !
Il suffit à
un prince estimé de faire quelque ordonnance équitable, pour avoir
l'assentiment général, pour que le peuple l'admette à l'instant comme une
loi, pour qu'il sanctionne lui-même l'usurpation faite de sa puissance :
c'est ce que fit voir l'exemple de Henry III d'Angleterre, dont les simples
proclamations avaient force de loi.
Le bonheur
commun est le seul but légitime de toute association politique ; et
quelles que soient les prétentions de ceux qui commandent, il n'est aucune
considération qui ne doive céder à cette loi suprême. Mais les peuples ne
regardent comme sacrée [12]
que l'autorité des princes ; ils sont prêts à tout sacrifier, plutôt
que de sévir contre l'oint du Seigneur ; ils ne se croient jamais en droit
de recourir à la force contre son injuste empire, et ils pensent qu'il n'est
permis de le fléchir que par des prières [13].
Où ne va pas
leur stupidité !
Qu'une nation
nombreuse gémisse sous le joug, à peine quelqu'un y trouve-t-il à redire ;
mais qu'une nation entière punisse un tyran, chacun crie à l'outrage.
Quand le
prince peut soustraire un coupable à la justice, on méprise le devoir, et on
recherche la protection. Est-on protégé ? fier du joug humiliant du
despote, on est honteux du joug honorable des lois [14].
Les rois, les
magistrats, les chefs d'armées, tous ceux en un mot qui paraissent revêtus des
marques de la puissance, tiennent les rênes de l'état, et dirigent les
affaires publiques, sont l'objet de l'admiration des peuples. Vieilles idoles
qu'on adore et qu'on encense bêtement [15] !
Que le prince
dissipe en fêtes, en banquets, en tournois, les deniers publics ; on voit
ses stupides sujets, loin de s'indigner de ces odieuses prodigalités, admirer
en extase ses folies, et vanter sa magnificence.
Outre la
pompe, le peuple respecte dans les princes l'avantage de la naissance, la
richesse de la taille [16],
la beauté de la figure ; et ces frivoles avantages ne servent pas moins à
augmenter leur empire, qu'ils ne font celui de l'amour.
La bonne
fortune des princes leur tient lieu de mérite auprès du peuple : car,
quelque fortuits que soient les évènements, il prend toujours leurs brillants
succès pour des effets de leur habileté ; et cette erreur [17]
augmente encore la vénération qu'il a pour eux.
Mais rien ne
l'augmente davantage que sa folle admiration pour certains caractères
saillants. Qu'un prince ait de la vigilance, de la fermeté, de la valeur ;
qu'il soit superbe, entreprenant, magnifique : en voilà assez ; il
peut d'ailleurs être pétri de défauts et de vices, quelques brillantes qualités
le rachètent de tout.
Pourquoi ne
pas juger les princes de la même manière que des particuliers ? Nous ne
considérons les actions des hommes d'état, que comme hardies, grandes, extraordinaires ;
au lieu de les considérer comme justes, bonnes, vertueuses. Nous leur pardonnons
le mépris de leur parole, le manque de foi, l'artifice, le parjure, la
trahison, la cruauté, la barbarie : que dis-je, nous encensons leurs
folies, au lieu de nous en indigner ; nous célébrons [18]
leurs attentats, au lieu de les noter d'infamie : aveugles que nous sommes,
souvent même nous leur décernons des couronnes, pour des forfaits que nous
devrions punir du dernier supplice.
Laissons-là
les louanges prodiguées, aux Alexandre, aux César, aux Charles Quint ; et
parmi tant d'autres exemples que fournit l'histoire, bornons-nous à celui de
Louis XIV, -- ce comédien magnifique, que tant de courtisans, tant de poètes,
tant de rhéteurs, tant d'histrions ont bassement prôné ; que tant de
sots ont stupidement admiré, et dont la mémoire, flétrie par les vrais sages,
doit être en horreur à tout homme de bien.
Un bon prince
doit toujours se proposer le bonheur des peuples : mais qu'on examine la
conduite de ce monarque. Durant le long cours de son règne, il ne s'étudia
jamais qu'à chercher ce qu'il pourrait entreprendre pour sa gloire : tous
ses désirs, tous ses discours, toutes ses actions ne tendirent qu'à faire
parler de lui : déplorable manie à laquelle le royaume fut sans cesse
sacrifié !
Au lieu
d'administrer avec sagesse les revenus publics, il les prodiguait à ses créatures,
à ses favoris, à ses maîtresses, à ses valets ; il les dissipait en
bals, en spectacles, en tournois, en fêtes, il les consommait à faire des jets
d'eau, à bâtir des palais, à transporter des montagnes, à forcer la nature :
au lieu de laisser ses sujets jouir en paix du fruit de leurs travaux, il
immolait au vain titre de conquérant, leur repos, leur bien-être, leur vie même ;
et tandis qu'il disputait à l'ennemi de nouveaux lauriers, il les faisait périr
de faim au milieu de ses victoires [19].
Que dis-je ?
Pour satisfaire ses caprices, son fol orgueil, ses besoins toujours renaissants ;
il ne se contenta pas d'épuiser le produit des années passées, il ruina l'espérance
des années à venir, il obéra l'État [20].
Voyez-le
enivré de la gloriole de commander ; faire tout plier sous son bras,
renverser tout ce qui s'opposait à ses volontés, et, pour montrer jusqu'où
allait son pouvoir, porter la tyrannie jusque dans les cœurs, armer une brutale
soldatesque [21]
contre une partie de ses sujets, et livrer à mille rigueurs quiconque d'entr'eux
refusait de trahir le devoir.
Il érigea en
faveur du public quelques monuments d'ostentation, jusqu'ici tant célébrés :
mais qu'on y réfléchisse un peu ; s'il eut laissé à son peuple les
sommes immenses qu'ils ont coûté, elles auraient bien autrement contribué au
bonheur de l'état. Pour quelques soldats impotents nourris aux invalides, une
multitude de laboureurs n'aurait pas été réduite à la mendicité. Avec
l'argent qu'il leur a enlevé, ils auraient cultivé leurs champs, amélioré
leur patrimoine, assure leur subsistance, et leur malheureuse postérité ne
languirait pas aujourd'hui dans l'indigence.
Pour quelques
oisifs qui vont tuer le temps dans les vastes jardins de ses palais, une
multitude innombrable d'ouvriers utiles n'aurait pas été réduite à de méchantes
chaumières, exposée à la rigueur des saisons ; et combien de milliers de
manœuvres n'auraient point péri sous des ruines ou dans des marais [22] !
Il a encouragé
le commerce, les arts, les lettres ; mais que sont ces frivoles avantages
comparés aux maux qu'il a causés ? Que sont ils, comparés aux flots de
sang qu'a fait couler sa folle ambition, à la misère où son orgueil a réduit
ses peuples, aux souffrances de cette foule d'infortunés qu'il a livrés aux
horreurs de la famine ? Que sont ils, comparés aux malheurs qu’entraîne
la manie d'avoir toujours sur pied des armées formidables de satellites ?
Manie dont il donna l'exemple ; manie qui a saisi tous les états, et qui
causera enfin la ruine de l'Europe entière.
Les rois sont
si accoutumés à ne compter qu'eux dans les entreprises publiques, et ce
funeste penchant est la source de tant de maux, qu'on ne saurait trop leur ôter
l'envie de l'exercer. La vraie gloire des princes est de faire régner les
lois, de maintenir la paix, de procurer l'abondance, de rendre leurs peuples
heureux : mais pour le malheur des hommes, ce n'est pas de cette gloire
dont ceux qui commandent sont jaloux.
Stupides que
nous sommes, n'est-ce pas assez de leurs vices pour nous désoler ? Faut-il
qu'une sotte admiration pour leurs folies serve encore à appesantir nos fers ?
73
– Préjugés stupides
Je ne sais ce
qui doit le plus surprendre, de la perfidie des princes, ou de la stupidité des
peuples.
Non seulement
cette extrême facilité du peuple à être ébloui par le faste, la pompe, les
grandes entreprises, la bonne fortune et les qualités brillantes des princes
contribuent à sa servitude : mais ces sots préjugés sont souvent des
titres dont il laisse jouir les tyrans.
Le vulgaire
mesure sa vénération sur la puissance, et non sur le mérite ; il méprise
les monarques qui ne sont pas [23]
absolus, et il révère les despotes. Obéir sur le trône est pour lui un
ridicule insoutenable ; il n'est frappé que de la grandeur d'une autorité
sans bornes, et il n'admire que l'excès du pouvoir.
Un roi
n'est-il pas tout-puissant ? Les peuples le méprisent : souverain
sans pouvoir, esclave couronné, tels sont les titres qu'ils lui donnent. Ce
n'est que lorsqu'il peut les faire gémir qu'ils commencent à le révérer :
souvent même, loin de s'opposer à ses entreprises pour devenir absolu, ils se
disputent à l'envie le malheur d'être soumis à un despote.
Les vues du
cabinet doivent être cachées ; on ne saurait les divulguer sans découvrir
les secrets de l'état, et faire échouer ses entreprises : d'où l'on infère
que toute la gloire des peuples consiste dans l'obéissance aveugle aux ordres
du gouvernement.
Le roi ayant
le droit de nommer ses ministres, on en conclut que le peuple n'a pas le droit
de leur résister [24].
Certains
peuples ont la sotte prévention [25]
de croire que la gloire du prince consiste dans la dépendance servile des
sujets : d'autres se piquent du faux honneur d'une [26]
loyauté à toute épreuve pour leurs maîtres ; et c'est la folie de
chaque nation de vanter la sagesse de ses lois. Sottes maximes, préjugés
stupides destructeurs de la liberté !
74
– Continuation du même sujet
Mais jusqu'où
ne va pas la stupidité du peuple ! Qui ne serait pénétré de douleur à
la vue des égarements de l'esprit humain ! À voir les hommes se livrer
sans sujet aux fureurs des passions les plus effrénées ; on les croirait
des automates, ou plutôt des forcenés. Combien abhorrent leurs semblables,
dont ils ne reçurent jamais aucun sujet d'offense, et dont ils auraient à se
louer, s'ils les connaissaient, simplement parce qu'ils n'ont pas la même
opinion sur des objets qu'ils n'entendent ni les uns ni les autres ? Et
combien comblent de bénédictions les monstres qui les tyrannisent ? Il
n'y eut jamais sous le soleil de tribunal plus épouvantable que l'inquisition ;
tribunal redoutable à l'innocence, à la vertu la plus pure ; tribunal où
la malice la plus raffinée, la perfidie la plus consommée, la barbarie la plus
recherchée, déployaient à la fois leurs fureurs, et où tous les supplices de
l'enfer étaient exercés contre ses malheureuses victimes. Aurait-on imaginé
qu'il se trouvât sur la terre des hommes auxquels un pareil tribunal ne fût en
horreur ? Hélas ! parmi eux-mêmes qu'il enchaînait, et qu'il devait
épouvanter : il s'en est trouvé qui tremblaient de le perdre. À la prise
de Barcelone, les habitants stipulèrent qu'on leur laisserait l'inquisition.
75
– Ridicule vanité des peuples
La sotte
vanité des peuples prête aussi à l'autorité.
À la mort du
despote, seul instant ou les sujets puissent faire éclater leurs vrais
sentiments, au lieu de chants d'allégresse, ils jouent la douleur ; et
crainte de passer pour plébéiens ou indigents, ils prennent le deuil comme les
valets de la cour.
Mais, s'ils
accordent ces marques d'honneur à un Tibère, à un Louis XI, à un Henri III,
qu'auront-ils pour un Marc-Aurèle, un Titus, un Trajan ? Insensés !
ne voyez-vous pas que ces vains dehors vous privent du seul moyen qui vous
restait de vous venger avec éclat d'un mauvais prince, du seul moyen qui vous
restait d'honorer la mémoire d'un prince vertueux ? Ne voyez-vous pas que
ces vains dehors vous ôtent le seul frein qui vous restait pour réprimer
l'audace du successeur à la couronne, le seul aiguillon qui vous restait pour
le porter à la vertu ?
Sous ces
habits lugubres, vous voilà confondus avec les courtisans, vous voilà
transformés en vils adulateurs, vous voilà mis au rang des ennemis de la
patrie.
Et combien
d'autres inconvénients !
Par ces
vaines marques de respect, vous avez renversé les vrais rapports des choses.
Pour la perte d'un prince qui savait à peine balbutier : plus de jeux,
plus de rires, les spectacles se ferment, les fêtes sont suspendues, partout un
air de tristesse, de consternation ; tandis que pour la perte des
bienfaiteurs de la patrie, de ceux qui l'ont défendue au prix de leur sang, de
ceux qui l'ont enrichie de leurs lumières, de ceux qui l'ont ornée de leurs
vertus, point de marque publique de douleur, les fêtes continuent, et l'état
est riant. Que dis-je ? Un prince allié vient-il à mourir, on imite la
cour, on prend le deuil, et on lui prodigue des marques d'intérêt que l'on ne
voit pas même dans les calamités publiques lorsque le feu du ciel consume les
cités, lorsque la famine réduit le peuple au désespoir, et que la contagion
pousse par milliers les citoyens dans la tombe.
Enfin, par
cet esprit servile, les princes en viennent à nous faire un devoir de ces
marques de vénération, et portant leur empire tyrannique jusque dans nos cœurs,
ils nous ordonnent de pleurer quand ils pleurent, et de rire quand ils rient.
Dès lors,
toute idée de saine politique est anéantie ; le prince est tout, et l'état
n'est plus rien [27].
81
– Le peuple forge ses fers
Le peuple ne
se laisse pas seulement enchaîner : il présente lui-même la tête au
joug.
Qu'un fourbe
gagne sa confiance, il en fait ce qu'il veut ; il le pousse, le mène, et
lui inspire les passions qu'il lui plaît. Après avoir assisté à la pompe funèbre
de César, Antoine monte à la tribune, tenant à la main la robe ensanglantée
de l'empereur ; il l'a montre au peuple, il l'émeut : et bientôt les
Romains courent avec les torches du bûcher aux maisons de Cassius et de Brutus,
pour les réduire en cendres. Mais après ce qu'ont fait Mahomet et les autres
faiseurs de sectes, qu'est-il besoin d'exemples ?
Non content
d'être la dupe des fripons, le peuple va presque toujours au-devant de la
servitude, et forge lui même ses fers.
Sans jamais
songer que, dans un État libre, tout citoyen a droit d'en accuser un autre, il
se laisse emporter à son zèle aveugle pour ceux qui ont défendu sa liberté ;
et cédant à la reconnaissance, il donne lui-même atteinte à cette liberté,
dont il croit venger les défenseurs. Timoléon, accusé de crimes d'état par
quelques orateurs [28]
de Syracuse, cité à comparaître pour se justifier, le peuple était prêt à
mettre en pièces ses accusateurs.
Pour rester
libre, il faut que le peuple ne souffre jamais que la loi soit éludée :
mais souvent il est le premier à la violer en faveur de ceux qu'il vénère.
Zaleucus, législateur
des Locriens, venait de promulguer une loi sévère contre l'adultère :
bientôt après, son propre fils est convaincu de ce crime, et le peuple, touché
de l'affliction du père, sollicite vivement sa grâce. La flatterie est
toujours basse, mais elle prend quelquefois l'air de la liberté.
Messala ayant
proposé que le sénat prêterait, chaque année, un nouveau serment de fidélité
à Tibère ; l'empereur lui demanda s'il l'avait chargé d'ouvrir cet avis.
Lorsqu'il s'agit de l'intérêt public, je ne prend conseil [29]
que de moi-même, répond le sénateur. Réponse qui est le comble de la
bassesse ; d'une flagornerie qui avait blessé Tibère, Messala passe à
une autre qui allait à l'anéantissement de la liberté.
Clodius
n'osait célébrer ouvertement son mariage avec Agrippine, sa nièce - alliance
illicite chez les Romains. Vitellius se charge de lever tous les obstacles. À
cette nouvelle, plusieurs sénateurs sortent du sénat, pour aller contraindre
l'empereur d'épouser Agrippine, s'il en faisait difficulté ; et la
populace les suit, en criant que le peuple Romain le veut ainsi [30].
Un consul décerne
à Gallus les ornements de la préture, qu'il accompagne d'un présent de trois
mille sesterces. Dans cette occasion, l'autorité publique intervint auprès de
l'empereur pour engager son favori à ne pas refuser cette dignité : et
comme si ce n'était pas assez que le sénat fût témoin de cette infamie, on
grava sur l'airain le décret des honneurs décernés à cet affranchi, et on
l'exposa dans un lieu public [31].
Combien de
fois, dans l'idée d'assurer leur liberté, les peuples ne remettent-ils pas
entre les mains du prince le pouvoir de les opprimer ? Les persécutions
que les protestants d'Angleterre eurent à souffrir sous Marie, avaient rendu
son gouvernement odieux. Aussi lorsqu'Élisabeth, qui professait leur religion,
monta sur le trône, s'empressèrent-ils de l'armer d'une autorité sans bornes
pour extirper le papisme ; ou plutôt ils lui remirent le sceptre de fer
dont elle gouverna ses peuples : bientôt la crainte des persécutions se
changea en crainte de la servitude civile, et les protestants se virent accablés
eux-mêmes sous le poids de la puissance, qu'ils avaient élevée pour écraser
leurs ennemis.
Combien de
fois aussi, dans la vue de réformer ou de venger l'état, les peuples ne
remettent-ils pas le pouvoir absolu entre les mains de quelques individus. Les
decemvirs, Marius, Scylla, Pompée, en sont des exemples fameux. Revêtus de
toutes les forces de la république, Rome fut étonnée du pouvoir qu'elle leur
avait confié, le sénat baissait la vue devant eux ; les lois étaient
dans le silence, et bientôt on entendit retentir de toutes parts les noms des
proscrits, et on vit ruisseler le sang.
Lorsque César
eut écrasé le parti de la liberté, les sénateurs s'empressèrent de
renverser toutes les bornes que les lois avaient mises à sa puissance, et ils
lui déférèrent des honneurs inouïs.
Tandis que
les Vénitiens étaient gouvernés par des tribuns ; las de leurs divisions
domestiques, et ennuyés des lenteurs des délibérations publiques, ils se donnèrent
pour chefs un doge, et ils lui remirent l'autorité suprême, dont ils ne tardèrent
pas à être écrasés.
Affranchis de
la domination de leurs maîtres par la mort de Guillaume II, les Hollandais
remettent le pouvoir entre les mains de son fils ; ils massacrent les zélés
citoyens qui s'opposaient à cette téméraire démarche, et ils l'élevèrent
de nouveau à la ruine de la liberté.
Combien de
fois encore ne se redonnent ils pas à l'héritier de ses maîtres détrônés
ou massacrés ?
Annibal
Bentivogli [32]
ayant péri dans les conjurations des Conneschi, le peuple de Bologne mit à
mort les conjurés et envoya à Florence chercher un descendant de ce prince
pour le placer sur le trône.
Et combien de
fois les Anglais n'ont-ils pas reforgé leurs fers ? Lorsque le peuple se
fut révolté au sujet de la capitulation de trois groats [33],
à laquelle Richard III avait imposé chaque sujet au-dessus de quinze ans,
seule époque où l'on aurait pu établir un gouvernement libre, et ramener tous
les rangs au même niveau ; il exigea l'abolition de la glèbe, l'entière
liberté du commerce, et une taxe sur les terres, au lieu du service militaire :
toutes ces demandes lui furent accordées. Mais bientôt les grands s'assemblent,
le roi entre en campagne, le parlement révoque la chartre d'affranchissement,
et le peuple est condamné à reprendre ses fers [34].
Vil
instrument d'Henri VIII, le parlement lui asservit peuple de la manière la plus
humiliante. D'abord il lui conféra le titre de chef suprême de l'église
Anglicane, et il l'investit de tout le pouvoir qu'elle s'était arrogé, de
citer, réprimer, corriger, étendre, restreindre, et réformer les erreurs, les
hérésies, les abus et les délits du ressort de la juridiction ecclésiastique.
Mais comme si ce n'était pas assez de remettre entre ses mains ces armes
dangereuses, il ratifia l'attribution faite aux commissaires de la couronne de
donner une religion au peuple : croira-t-on qu'il eut pudeur de déclarer
qu'on ne devait point reconnaître autre loi en matières civile et religieuse
que la volonté du roi ?
Ayant renoncé
de la sorte à leurs immunités ecclésiastiques, ils renoncèrent à leurs
droits civils ; et sans aucune autre formalité, ils renversèrent d'un
seul coup la constitution entière, en attribuant aux proclamations royales la même
force qu'aux actes du corps législatif [35] ;
ils donnèrent même à cette attribution une tournure à faire croire qu'elle
n'était qu'une conséquence naturelle de l'autorité royale ; et pour en
assurer l'exécution, ils décrétèrent que chaque conseiller du roi serait
autorise à punir toute désobéissance à ses ordres.
Pour mieux
manifester la bassesse de leur prostitution, ils ratifièrent le divorce de
Henry avec Anne de Boleyn ; ils déclarèrent bâtards les enfants qu'il
avait d'elle, dévolurent la couronne à ceux qu'il aurait de sa nouvelle
concubine, et l'autorisèrent, en cas qu'il n'en eût point, à disposer de la
couronne par testament ou lettres-patentes.
Quand la réforme
eut fait des progrès en Angleterre, l'état se trouva travaillé par deux
partis de sectaires, qui recoururent tour à tour à Henry VIII, et le forcèrent
souvent de tenir la balance entr'eux ; mais pour les accabler par leurs
propres forces, il la fit pencher, tantôt d'un coté, tantôt de l'autre.
Comme ce
prince était l'esclave de ses passions, ces partis se flattaient également
qu'une déférence aveugle à ses volontés le jetterait dans leurs intérêts,
et ils s'abandonnèrent absolument à lui.
Ce n'était
point assez pour eux de s'être prostitués de la sorte aux volontés du prince ;
ils établirent dans le royaume un tribunal d'inquisition, chargé de
poursuivre, comme criminel de haute trahison, quiconque refuserait le serment de
maintenir de tout son pouvoir cet acte d'attribution.
Mais
l'histoire d'Angleterre fournit des traits encore plus humiliants.
Quand Charles
II fut rappelé à la couronne, il fallait voir les différents ordres de l'état
se précipiter au devant de la servitude, et chercher à se surpasser par la
bassesse de leurs protestations de loyauté. Les nobles, les papistes et les
tories insultaient en chœur le corps législatif, dont le civisme avait
jusqu'alors empêché la patrie de retomber sous le joug de leur ancien maître,
et ils célébraient l'heureux retour du despote. Les presbytériens, qui
s'imaginaient bêtement célébrer leur propre triomphe, faisaient chorus. Les
patriotes eux-mêmes renonçant aux douceurs de la liberté, qu'ils avaient
achetées au prix de tant de sang, imitaient l'aveugle multitude : chacun
s'empressait d'écarter ce qui pourrait blesser la vue du monarque ; on
arrache les armes de la république pour replacer celles de Charles ; on
enlève les étendards pris sur les Écossais à Dumbar et à Worchester ;
on brise les sceaux de l'état ; on efface tout ce qui porte encore quelqu'empreinte
de la liberté, ou réveille quelqu'idée d'indépendance, et on ordonne un Te
Deum en action de grâces.
L'amiral,
sans attendre aucun ordre, s'avance avec la flotte au-devant du prince : il
l'amène, le peuple vole à sa rencontre, le parlement va se jeter à ses pieds :
Charles est conduit en pompe dans le capitale au bruit des acclamations
publiques ; partout des fêtes, des illuminations, des réjouissances.
Tandis que, dans les transports d'une joie effrénée, l'aveugle multitude
portant aux nues le nom du monarque, maudit le nom de ceux qui l'avaient si
longtemps privée d'un maître, et insulte au seul gouvernement qui pouvait la
retirer de la servitude et de la misère ou elle avait toujours croupi.
À peine le
prince fut-il monté sur le trône que le parlement déclara rebelles tous ceux
qui s'étaient opposés aux usurpations de Charles I : puis il lança des
arrêts de proscription contre les membres du tribunal qui avaient jugé ce
tyran. Il ordonna que les corps de Cromwell, d'Ifreton, Bradshau et Pride,
seraient exhumés, traînés sur une claie a Tiburn, pendus à une potence, et
enterrés dessous.
Il arrêta
que les murailles de Glocester, Coventry, Northampton, et Leicester ;
villes, qui s'étaient distinguées par leur zèle pour le parlement, seraient
rasées.
Non content
de mettre Charles sur le trône, il l'investit du pouvoir absolu. Après lui
avoir assigné un revenu beaucoup plus considérable qu'à aucun de ses prédécesseurs,
il lui attribua la disposition de toutes les forces de Empire Britannique, il
annula l'acte triennal, déclara habiles à tout emploi les personnes mal
affectionnées au roi, il arrêta que les corporations seraient toutes sous la
main des officiers de la couronne, il imposa un nouveau serment de fidélité
aux agents royaux, il déclara criminel de lèse-majesté quiconque prendrait
les armes contre les ordres du prince : ce qui le supposait seul maître de
l'empire.
Enfin les
membres du sénat ne cessèrent d'accumuler sur la tête de Charles les plus
redoutables prérogatives et d'étendre son autorité jusqu'à ce qu'écrasés
eux-mêmes sous le poids de sa puissance, ils ne regardèrent plus qu'en
tremblant l'idole qu'ils avaient formée.
Et comme si
pour prix de leur vices, nos pères eussent été condamnés par le fatal
destin, à être éternellement les artisans de leur misère, ils n'avaient pas
plutôt renversé une idole, qu'ils en élevaient une nouvelle, pour l'adorer
avec plus de bassesse, et se prostituer plus honteusement encore.
À peine
Jacques II est-il sur le trône, que le parlement rampe à ses pieds ; au
milieu des témoignages de zèle que les deux chambres lui prodiguent, on ne
sait laquelle des deux est plus empressée de s'avilir. Celle des communes lui
vote à vie le revenu [36]
accordé à son prédécesseur, et le met ainsi en état d'entretenir sans le
concours du peuple une flotte et une armée formidables, pour écraser tout ce
qui oserait lui résister. Tandis que celle des pairs, à la réquisition du
procureur général, décharge de toute accusation les lords papistes détenus
à la tour comme conspirateurs, et annule le décret d'accusation qui avait été
lancé contre le vicomte Strafford.
De leur côté,
les magistrats se prostituent aux ordres du roi ; et comme si les dépositaires
des lois étaient conjurés pour les anéantir, ils déclarent "que les
ordres du roi sont les lois du royaume, et qu'il a seul le droit de dispenser de
s'y soumettre".
Le clergé
n'est pas moins jaloux de se signaler par son asservissement à la cour, toutes
les chaires retentissent des maximes de l'obéissance servile, et ces maximes
sont admises par les tribunaux avec une bassesse révoltante.
Enfin, pour
achever de rendre le prince absolu, toutes les corporations du royaume
s'empressent de lui remettre leurs chartres, de s'abandonner à sa discrétion,
comme si la nation entière s'était liguée pour lui fournir les moyens d'anéantir
à jamais les derniers vestiges de la liberté.
Ainsi, à l'exception d'un petit nombre de têtes saines, le peuple n'est composé que d'imbéciles, toujours prêts à courir au-devant de leurs fers.
[1]
C'est ainsi qu'en style mystique on nomme religion,
l'assentiment donné à des impostures ; foi, le renoncement à
toute dévotion, la superstition ; zèle religieux, le fanatisme ; humilité chrétienne, l'abnégation de soi-même, (Note sans appel N. d. E.)
[2]
La religion doit tendre à rendre l'homme citoyen. Lorsqu'elle tend
à ce but, elle est un des plus fermes appuis de la liberté ; mais
lorsqu'elle s'en écarte, elle traîne à sa suite la plus dure servitude.
[3]
Chez les Gaulois, la superstition donnait aux Druides l'autorité la
plus étendue. Outre le ministère des autels, ils avaient la direction des
familles, ils présidaient à l'éducation de la jeunesse, ils connaissaient
des affaires civiles et criminelles, ils jugeaient tous différents entre
diverses tributs, et retenaient le peuple sous leur empire.
C'est de la religion que les Mahométans tirent le respect
superstitieux qu'ils ont pour le sultan. C'est de la religion que les
Moscovites tirent celui qu'ils ont pour le Czar.
[4]
Celle des Bédoins enseignait que l'âme de celui qui mourait pour le
service de son prince, passait dans un corps plus beau, plus fort, plus
heureux que le premier ; et ce dogme faisait un nombre prodigieux de
victimes dévouées au gouvernement.
À l'aide du dogme du destin, le mahométisme favorise extrêmement
la tyrannie ; car lorsque tout est préordonné par le maître du
monde, résister aux princes est crime et folie.
[5]
Si la religion influait sur le prince comme sur les sujets, cet
esprit de charité que prêche le christianisme, adoucirait sans doute
l'exercice de la puissance : mais si l'on considère que les leçons de
l'évangile ne peuvent point germer dans des cœurs livrés à la
dissipation et aux plaisirs ; si l'on considère que ses préceptes ne
peuvent point tenir contre de pernicieuses maximes sans cesse rebattues,
contre de mauvais exemples sans cesse sous les yeux, contre de fortes
tentations toujours nouvelles ; on sentira que le frein de la religion
n'est point fait pour ceux qui vivent à la cour.
On a cependant vu des princes religieux, dira quelqu'un : oui,
des princes dévots, hypocrites, fanatiques ou superstitieux ; encore
n'était-ce que des hommes dont les jeunes ans s'étaient écoulés sous la
conduite des prêtres ; des hommes qui, par tempérament, n'avaient
point de passions ; des hommes qu'un cœur usé par les plaisirs, ou
ramené par l'âge à la timidité de l'enfance, rendait crédules ;
des hommes enfin, qui, séparant la morale du dogme, à l'exemple des
pharisiens, ne prenaient, dans la religion, que ce qui ne gênait point
leurs inclinations vicieuses.
[6]
Quels prodiges la foi n'a-t-elle pas opéré dans les siècles
d'ignorance ? Qui voudra croire qu'un moine hypocrite, nourri dans la
fainéantise, l'orgueil et le crime, avec des airs d'humilité, des adages
mystiques, et des signes de croix pour tout mérite ; un chapelet, des
clefs, une tiare, de l'eau bénite pour toute arme, soit parvenu, au moyen
de quelques contes ridicules, à se faire passer pour un saint infaillible,
et le vicaire d'un Dieu sur la terre ; à se rendre l'arbitre des
empires et le dispensateur des couronnes de la moitié du monde ; à
soulever et armer les nations les unes contre les autres, en leur prêchant
la paix au nom du ciel, et en 10 excitant à la guerre ; à contrôler
tous les cabinets, à exercer un empire despotique sur les despotes même ;
à forcer les monarques absolus à plier leurs têtes superbes sous son joug ;
à glacer d'effroi des armées, et à faire trembler les peuples plus que ne
ferait le maître du tonnerre, s'il ignorait ce que peut la superstition sur
le stupide vulgaire, qui voit dans un fourbe endormeur le ministre de la
divinité, armé des carreaux des cieux et de l'enfer ?
[7]
Hoveden, page 539.
[8]
Sanderson, ami. 1656, page 438.
[9]
Voyez la proclamation de Georges III, en date du 7 octobre 1761.
[10]
La plupart des peuples sont si fort pliés au joug, qu'ils portent
dans l'étranger la crainte servile des esclaves. Voyez les Vénitiens
domiciliés en quelque pays libre ; jamais ils n'y parleront du
gouvernement de leur patrie. J'en ai vu plusieurs à Londres pâlir pour
entendre un homme de bien donner essor à son indignation contre la sourde
tyrannie des inquisiteurs d'état.
[11]
Il en est quelques-uns, sans doute, qui rougiraient de mettre la main
dans la poche d'autrui ; mais en est-il un seul qui ne fût prêt à dévaliser
le trésor public ?
[12]
C'est une chose comique d'entendre les étrangers parler du supplice
de Charles I. Les Anglais, disent ils, firent un crime atroce en violant la
sacrée majesté des rois.
[13]
Bonos imperatores voto expetere,
qualescumque tolerare. dit Tacite, l'un des plus grands ennemis de la
tyrannie.
[14]
À Athènes, les riches avaient la mauvaise honte de passer pour
soumis aux tribunaux.
[15]
Le peuple méprise ceux qu'il a vu ses égaux. Parmi les invectives
dont s'accablent les Castellani et les Nicoloti ; ceux-là reprochent
à ceux-ci d'avoir eu pour doge un artisan du quartier St. Nicolas.
Les Germains eux-mêmes, les plus libres des hommes, se décidaient
par la naissance dans le choix de leurs rois. Tacite, de
morib. : Germ.
[16]
Pepin était de petite taille, aussi les seigneurs de sa cour Il
n'avaient-ils pas toujours pour lui les égards convenables, tandis que
l'air noble de Louis XIV en imposait et attirait le respect ; la beauté
de Philippe IV le rendit l'idole des Castillans. Abr. chron. de l'hist.
d'Espagne.
Les Éthiopiens élisent toujours pour leur roi le plus beau d'entre
eux. Hérod. Thalie.
[17]
Après que le due Pepin et Charles Martel eurent fait triompher deux
fois l'Austrasie de la Neustrie et de la Bourgogne, les seigneurs François
conçurent une si haute idée des vainqueurs, que leur admiration était
sans bornes. « Le délire de la nation pour la famille de Pepin alla
si loin, qu'elle élut pour maire du palais un de ses petits-fils, encore
dans l'enfance, et l'établit sur le roi d'Agobert ». Le commentateur
anonyme de Frégedaire, sous l'an 514, chap. 104.
Ce fut la haute réputation que s'acquit Edouard III, par la fameuse
bataille de Cressy, qui le rendit absolu dans ses états.
Les Anglais étaient si enflés de la gloire qui rejaillissait sur
eux des exploits militaires de Richard I, qu'ils l'adorèrent, quoiqu'il les
tint sous le joug. Hovedan, page 735.
Long-temps l'aveugle persuasion que l'empire est un droit sacré de
la couronne, et que la volonté du monarque est un titre auquel on ne doit
point résister, nous a tenu sous le joug.
Ce préjugé est détruit ; mais nous n'avons secoué le joug du
monarque, que pour prendre celui de nos chargés de pouvoirs.
Peuple insensé ! Au lieu de les couronner de lauriers, vous
devriez les couvrir d'infamie ; et ces tours où vous attachez leurs
trophées, devraient être un échafaud où l'ignominie attacherait leur
nom.
[18]
Quel homme sensé aurait pu s'empêcher de rire, ou de s'attendrir
sur le déplorable aveuglement de l'espèce humaine, à la vue d'une foule
de malheureux exténués par la faim et à demi-nus, dansant en sabots
autour
[19]
En 1664, il y eut famine dans tout le royaume.
[20]
À sa mort, les dettes qu'il laissa à la couronne montaient à
4,500,000,000 liv. de notre monnaie. Il dépensa pendant son règne
18,000,000,000 liv. ; ce qui fait à-peu-près 380,000,000
annuellement, tandis que les revenus de l'état sous Colbert n'allaient qu'à
117,000,000 ; l'excédant fut fourni en fonds d'amortissement, en
papier de crédit sans valeur, en emprunts onéreux, en vente de charges de
magistrature, d'emplois, de dignités, et en mille autres spéculations
d'industrie.
[21]
La dragonade.
[22]
Plus de dix mille manœuvres périrent dans les marais de Versailles.
[23]
Le sénat Romain ne fut plus respecté dès que sa puissance fut
partagée.
Le Czar gouverne ses états avec un sceptre de fer : arbitre de
la vie et de la mort, sa volonté est sans appel. Cette autorité sans
bornes, loin d'être odieuse à ses sujets, semble être fort de leur goût.
Plus le prince a de pouvoir, plus ils le croient près de la divinité.
Quand on interroge un Russe sur une chose qu'il ignore : Il
n'y a que Dieu et le Tzar qui le sache, répond-il à l'instant.
Et la puissance limitée des rois d'Angleterre n'est-elle pas pour
les François un chapitre intarissable de mauvaises plaisanteries ? Les
Anglais eux-mêmes ne sont pas exempts de ces petitesses.
On rapporte qu'Edgar voulant aller à la chasse par eau de Chester à
l'abbaye de St.-Jean-patbiste ; obligea huit rois, ses tributaires, de
conduire sa barque. Les historiens Anglais sont charmés de compter dans le
nombre Kennal, roi d'Écosse, et les historiens Écossais s'opiniâtrent à
nier ce fait. Hume, hist. d'Angl.
[24]
La maxime des Tories.
[25]
Les François sont tellement imbus de ces préjugés, qu'ils ne
considèrent jamais dans les entreprises publiques que la gloire du
monarque.
[26]
Les Castillans se piquent d'une fidélité inviolable pour leur roi.
Lorsque l'empereur Joseph voulut détrôner Philippe V, et que ses armes
firent proclamer dans Madrid l'archiduc roi d'Espagne, personne ne répondit
aux acclamations de la soldatesque ; les paysans et les citadins
assommaient a la brune les soldats qu'ils rencontraient ; les
chirurgiens empoisonnaient les blessés dans les hôpitaux, les
courtisanes infectaient à dessein les vainqueurs ; les curés et les
paroissiens s’enrégimentaient d'eux-mêmes, et volaient au secours de
Philippe ; les évêques se mettaient à la tête des moines, et
jusqu'aux femmes combattaient pour leur roi. Abr. chron. de l'hist. d'Esp.
[27]
Combien le refus de la sépulture fait à un mauvais prince, n'en
a-t-il pas placés de bons sur le trône d'Égypte ! (Note sans appel
N.d.E.)
[28]
Plutarque, vie de Timoléon.
[29]
Ann. de Tacit.
[30]
Ibidem.
[31]
Pline, Epist., liv. 8.
[32]
Prince de Bologne.
[33]
Douze deniers sterlings.
[34]
Froissard, liv. II, c. 77.
[35]
31 Henr. VIII, cap. 8.
[36]
Il montait à 2,550,000 liv. sterlings.