Les racines de l'anarchisme

De l'idéalisme bourgeois à l'« écologisme radical »

Reproduit du Bolchévik n° 154, automne 2000

Nous reproduisons ci-dessous le texte, revu pour publication, d'une conférence donnée le 22 juillet dernier par Joseph Seymour, membre du comité central de la Spartacist League/US, devant le Spartacus Youth Club [groupe de jeunesse spartaciste] de New York.

Ce que je voudrais faire ici, c'est examiner les idées et les attitudes de l'anarchisme classique que nous rencontrons aujourd'hui dans la jeunesse radicale américaine, non seulement ceux qui se disent eux-mêmes anarchistes, mais aussi les écologistes radicaux et les libéraux de gauche ; c'est-à-dire des gens comme ceux qui étaient dans les manifestations de Seattle et de Washington, et dont beaucoup sont maintenant autour de la campagne de Nader. Comme nous le verrons, les jeunes qui exigeaient des directeurs de la Banque mondiale qu'ils annulent les dettes des pays pauvres du tiers-monde exprimaient une attitude et une position entièrement compatibles avec les doctrines de Pierre Kropotkine, le principal porte-parole et théoricien de l'anarchisme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.

Fondamentalement, l'anarchisme appartient à une famille – on pourrait l'appeler le petit cousin un peu fêlé de cette famille – d'idéalisme démocratique radical. Bon, toutes les formes d'idéalisme démocratique radical dérivent, du point de vue intellectuel, des Lumières des XVIIe et XVIIIe siècles, ou plus précisément de leur aile gauche, et elles ont trouvé une expression organisée grâce à la Révolution française de 1789, qui tenta de traduire dans la réalité les idéaux de l'aile gauche des Lumières. Au début du XIXe siècle, les différentes écoles du socialisme que Marx et Engels devaient désigner plus tard sous le nom de socialisme utopique étaient une forme d'idéalisme démocratique radical. De nos jours, l'écologisme radical est une forme d'idéalisme démocratique radical, qui, comme nous le verrons, présente à certains égards une étroite ressemblance familiale avec l'anarchisme classique. Le libéralisme qui a pignon sur rue se rattache lui aussi à cette même tradition intellectuelle.

D'après le présupposé central de l'idéalisme démocratique radical, on peut réorganiser le monde plus ou moins instantanément pour le conformer aux idéaux de la révolution démocratique bourgeoise classique – tels qu'ils s'expriment, par exemple, dans « le droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur » de la Déclaration d'indépendance américaine, ou dans la formule plus radicale de « liberté, égalité, fraternité » de la Révolution française, qui elle-même était beaucoup plus radicale. Ces idéaux sont interprétés de manières diverses, mais qui découlent toutes du même présupposé fondamental. Par nature, toutes les formes d'idéalisme démocratique radical sont des doctrines transclasses. Autrement dit, elles s'adressent à tous les hommes, de toutes les classes sociales, y compris les éléments « progressistes » ou « éclairés » des classes possédantes et dirigeantes, pour leur demander d'appliquer ces principes dont beaucoup d'entre eux se réclament – leur demander de mettre en pratique ce qu'ils prêchent.

Que l'anarchisme soit en réalité une forme d'idéalisme démocratique radical, et qu'il en dérive, c'est ce qui ressort très clairement de la carrière de Mikhaïl Bakounine, la figure historique la plus importante du mouvement anarchiste, l'homme qui fonda effectivement ce mouvement. Bien que Bakounine soit principalement connu exclusivement comme anarchiste, il ne le fut que pendant la dernière décennie de sa carrière de militant de gauche radical, qui s'étendit du milieu des années 1840 jusqu'à sa mort au milieu des années 1870. Il fut d'abord hégélien de gauche à l'époque où il était un étudiant radical à l'université de Berlin. Il est intéressant de noter que Friedrich Engels et lui furent en quelque sorte deux alter ego, les « rouges notoires de la fac ». Ils appartenaient à un cercle hégélien de gauche qui s'appelait « les libres ».

Bakounine se fit connaître, pendant les révolutions démocratiques bourgeoises de 1848 en Europe, comme un partisan actif de ce que l'on appelait le « panslavisme démocratique », qui était une forme extrême d'idéologie de libération nationale de gauche. A cette époque, tous les peuples slaves (à l'exception des Russes) étaient soumis et opprimés par d'autres peuples. Les Slaves du Sud – les Serbes et les Bulgares – faisaient partie de l'Empire ottoman turc. Les Slaves de l'Ouest – les Tchèques et les Slovaques – faisaient partie de l'Empire des Habsbourg, lui-même dominé par des Allemands. La Pologne, qui était le plus grand pays slave après la Russie, était divisée à cette époque entre l'Empire des Habsbourg, la Prusse et l'empire slave de la Russie tsariste.

Bakounine publia ce qu'il appela un « Appel aux Slaves », pour unir et libérer tous les peuples slaves et établir une fédération démocratique radicale des peuples slaves. Ce n'était pas un appel à la paysannerie ou aux masses slaves opprimées et exploitées. C'était littéralement un appel aux Slaves, à tous les Slaves. Engels soumit le manifeste de Bakounine à une critique impitoyable. Ce qui est significatif, c'est qu'Engels allait au-delà des problèmes spécifiques de la question nationale slave pour s'intéresser à la vision du monde sous-jacente qui s'exprimait dans cet appel, et qui a aujourd'hui encore beaucoup d'influence. Engels écrivait : « Il n'est nullement question des obstacles réels à une telle libération générale, des degrés de civilisation complètement différents des peuples et des besoins politiques aussi différents qu'ils déterminent. Le mot "liberté" remplace tout. De la réalité, pas un mot, ou bien, dans la mesure où on la considère, elle est dépeinte comme une création arbitraire des "congrès de despotes et de diplomates". »

Si vous remplacez « congrès de despotes et de diplomates » par « sociétés multinationales », ce passage vous semblera très familier. On oppose à cette vilaine réalité la prétendue volonté des peuples, et son impératif catégorique, l'exigence absolue de liberté. Engels poursuit : « "Justice", "humanité", "liberté", "égalité", "fraternité", "indépendance" – jusque-là nous n'avons rien trouvé d'autre dans le manifeste panslaviste que ces catégories plus ou moins morales ; elles sonnent bien, certes, mais, dans des questions historiques et politiques elles ne prouvent absolument rien. La "justice", l'"humanité", la "liberté" peuvent bien exprimer mille et mille fois telle ou telle exigence ; si la chose est impossible, elle ne se produit pas et reste malgré tout un "songe creux" » [souligné dans l'original].

Je suis convaincu que ce passage contient l'essentiel de 90 % des discussions et des argumentations que nous avons aujourd'hui avec la jeunesse américaine radicale. Au nom de la justice et de l'humanité, ils demandent à la Banque mondiale d'oublier les dettes des pays pauvres, ils demandent à l'administration Clinton de faire adopter un code du travail international et des normes environnementales internationales, ils demandent à l'OTAN de libérer les Albanais du Kosovo du joug oppressif de la Serbie.

Rousseau et la « nature humaine »

L'influence intellectuelle dominante qui s'exerçait sur la gauche avant Marx était celle de Jean-Jacques Rousseau, qui résumait ainsi sa philosophie politique : « L'homme est né bon, la société le déprave ». Ce discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes fut le texte qui eut la plus grande influence intellectuelle sur des générations de révolutionnaires, depuis les Jacobins de la Révolution française jusqu'à la plupart des « quarante-huitards rouges » de la Révolution de 1848, en passant par les radicaux divers qu'il y avait dans l'Europe du début du XIXe siècle. Le présupposé central de Rousseau est le suivant : qu'il y a dans l'espèce humaine un instinct naturel – non pas un instinct socialement et historiquement conditionné, mais un instinct naturel – de sympathie et de compassion pour les souffrances d'autres membres de cette espèce.

La tentative la plus substantielle qui ait été faite pour fournir une sorte de justification scientifique à cette position – qu'on pourrait appeler la « solidarité entre membres de la même espèce » – est due à l'anarchiste Kropotkine, dans L'entraide, un facteur de l'évolution, un livre qui était considéré comme l'exposé faisant autorité de la doctrine anarchiste à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les deux premiers chapitres sont consacrés à l'entraide chez les animaux, c'est-à-dire chez les animaux non humains. Pour vous donner une idée des arguments utilisés (je n'invente rien ; je ne suis pas créatif à ce point) : « Quant au grand crabe des Moluques (Limulus), j'étais frappé (en 1882, à l'Aquarium de Brighton) à quel point ces animaux maladroits sont capables d'accorder leur entraide à un camarade en cas de besoin. L'un d'entre eux était tombé sur le dos dans un coin du réservoir, et sa lourde carapace en forme de casserole l'empêchait de retourner à sa position naturelle [...]. Ses camarades sont venus à son secours, et pendant toute une heure j'ai observé comment ils s'efforçaient d'aider leur compagnon de captivité » [retraduit de l'anglais]. Eh bien je pense, juste en lisant ça, qu'on peut facilement voir le lien avec l'écologisme radical.

L'étroite ressemblance familiale entre l'anarchisme classique, en particulier sa version kropotkinienne, et l'écologisme radical, est incarnée par la carrière de Murray Bookchin. Dans les années 1960 et 1970, Bookchin était l'intellectuel anarchiste le plus en vue aux Etats-Unis. Autrement dit, son rôle dans la gauche et l'intelligentsia américaines était très similaire à celui que joue aujourd'hui Noam Chomsky. En fait, Bookchin était d'un antimarxisme encore plus agressif que Chomsky, parce que le « marxisme-léninisme » était alors à la mode. Mais à un certain moment, Bookchin se rallia à la doctrine beaucoup plus à la mode de l'écologisme radical, qu'il appelait l'écologie sociale. Mais sa vision du monde ne changea pas. C'est la même vision du monde, simplement elle s'exprime de façon un tout petit peu différente.

Il y a un élément implicite dans toutes les formes d'écologisme radical : tous les humains devraient fondamentalement baser leurs comportements sociaux et politiques sur ce qu'on considère comme les intérêts futurs de l'espèce humaine. En d'autres termes, si vous pouvez convaincre les gens que les automobiles sont nuisibles à l'environnement et nuisibles à l'avenir de l'humanité et d'autres espèces, on doit faire l'hypothèse qu'ils laisseront tomber les automobiles. Peu importe que la société industrielle moderne soit construite autour de l'automobile, et que la plupart du temps vous ne pouvez pas aller travailler sans elle.

Si l'homme est naturellement bon, s'il éprouve naturellement de la compassion, comme l'argumentait Rousseau, comment sommes-nous arrivés dans la panade où nous nous trouvons ? Comment se fait-il que nous ayons la guerre, l'esclavage, la conquête et l'assujettissement d'un peuple par un autre, l'exploitation de classe, la torture, les meurtres et tout le bataclan ? Eh bien, la réponse de Rousseau est la suivante : cela vient de l'institution de la propriété privée, qui pour Rousseau était fondamentalement « une mauvaise idée ». Dans son Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, il écrit : « Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne ! " » Plus loin, Rousseau attribue toutes les émotions et attitudes malveillantes et infâmes à la propriété et à l'inégalité qui en résulte : « Enfin l'ambition dévorante, l'ardeur d'élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète d'autant plus dangereuse, que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance ; en un mot, concurrence et rivalité d'une part, de l'autre opposition d'intérêts, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d'autrui : tous ces maux sont le premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l'inégalité naissante. »

Ceux d'entre vous qui ont bénéficié ou souffert d'une éducation catholique, ou qui sont d'une autre manière au courant de la doctrine chrétienne, pourront détecter immédiatement une étroite similarité entre la conception de la propriété privée de Rousseau et la doctrine augustinienne du péché originel. C'est le moment où le paradis a été perdu, où l'innocence naturelle de l'homme a été perdue, et où le péché et le mal sont entrés dans le monde des hommes. Le parallèle est en fait tout à fait exact, parce que Rousseau lui-même n'était pas un révolutionnaire. Ce n'était même pas un réformateur. C'était un pessimiste historique. C'était un critique moraliste de la civilisation. Il considérait que l'homme en société était devenu si corrompu et si dépravé qu'il n'y avait aucun espoir de régénération morale générale.

Mais il arrive parfois que les idées de penseurs puissants, originaux et peu orthodoxes, en particulier ceux qui dénoncent l'état existant de la société, soient radicalement réinterprétés par les générations suivantes à la lumière de leurs propres expériences, très différentes. Et c'est ce qui est arrivé à Rousseau pendant la Révolution française. Ce fut une révolution qui, en l'espace de quelques années, non seulement changea radicalement toutes les institutions politiques et sociales, mais qui amena aussi un changement dans la psychologie des masses qui aurait été inconcevable même un an avant la révolution. Et donc les intellectuels de gauche de l'époque concluaient que Rousseau avait été trop pessimiste. L'homme n'était pas si corrompu et dépravé ; la régénération morale de la société était en fait possible par l'action révolutionnaire. Le pessimisme historique de Rousseau était en quelque sorte inversé pour devenir un optimisme historique naïf, selon lequel le paradis perdu avec la propriété privée pouvait être instantanément reconquis.

Le premier ouvrage qui contient une doctrine distinctement anarchiste fut écrit en 1793, l'année même de l'apogée radicale de la Révolution française sous le régime jacobin. Il fut écrit par un Anglais qui s'appelait William Godwin. Il était intitulé Enquiry concerning Political Justice [Etude sur la justice politique]. Dans ce livre, Godwin préconisait, selon ses propres termes, « une forme de société bien conçue sans gouvernement ». Godwin faisait partie d'un cercle de radicaux anglais qui avaient été profondément influencés par la Révolution française, et qui étaient à leur tour devenus des défenseurs de la Révolution française, et des propagandistes des idéaux de la Révolution française dans le monde anglophone. Les représentants les plus connus de ce cercle étaient Tom Paine et Mary Wollstonecraft, une pionnière de la défense des droits des femmes. Il est intéressant de noter que Mary Wollstonecraft épousa William Godwin. Ils eurent une fille, elle aussi prénommée Mary, qui épousa plus tard un autre radical anglais célèbre, le poète Percy Bysshe Shelley. Mary Wollstonecraft Shelley est aussi célèbre par elle-même, en tant qu'auteur du roman Frankenstein.

Godwin expliquait très clairement que sa conception de l'anarchisme était simplement le décalque dans un avenir immédiat de ce que Rousseau avait placé dans un passé lointain, l'Age d'or. Ainsi, il écrit : « C'est cependant par une très petite erreur qu'il est passé à côté de l'opinion opposée, opinion que la présente étude se propose de démontrer. Il a seulement substitué, dans son panégyrique, la période qui précédait le gouvernement et les lois à la période qui pourra suivre leur abolition. »

Marxisme contre anarchisme

Arrivé là, je voudrais insister sur un aspect de l'anarchisme qui n'est en général pas appréhendé, y compris chez des gens qui se disent anarchistes, parce que l'anarchisme partage un point de convergence fondamental avec le libéralisme contre le marxisme. L'anarchisme est vraiment une doctrine de collaboration de classes. Dans la première partie de la série d'articles sur l'anarchisme [« Marxisme contre anarchisme : les origines de l'anarchisme », le Bolchévik n° 137, mars-avril 1996] j'avais cité Felix Morrow, qui, quand il était trotskyste, expliquait que lorsque les anarchistes espagnols étaient entrés dans le gouvernement capitaliste du Front populaire pendant la guerre civile espagnole, à la fin des années 1930, cela apparaissait à un certain niveau comme une violation brutale de leurs principes, et que beaucoup d'anarchistes les avaient dénoncés pour cela. Mais à un niveau plus élevé, c'était cohérent avec leurs principes, parce qu'ils avaient toujours pensé qu'après la révolution les capitalistes connaîtraient eux aussi une régénération morale et travailleraient à l'amélioration de l'humanité.

Bakounine a aujourd'hui la réputation posthume d'une espèce de tête brûlée révolutionnaire : si vous le lâchez il tentera de vous renverser l'Etat et de l'abolir à jamais. Mais cette réputation n'est pas méritée. La plus grande partie de sa carrière, Bakounine l'a passée dans des cercles libéraux et libéraux-nationalistes. A la fin des années 1860, il y avait deux organisations internationales de gauche concurrentes. Il y avait, bien sûr, l'Association internationale des travailleurs, la Première Internationale, dominée par Marx. Mais il y avait un organisme rival, libéral, qui s'appelait la Ligue pour la paix et la liberté, qui était dirigée par des politiciens et des intellectuels libéraux, comme John Stuart Mill en Angleterre et l'écrivain Victor Hugo en France. Au début Bakounine n'avait pas rejoint l'Internationale ouvrière, mais l'Internationale libérale bourgeoise, et ce fut seulement quand il ne put convaincre les libéraux bourgeois d'adopter l'anarchisme qu'il passa à l'Internationale ouvrière.

Mais, plus encore que Bakounine, Kropotkine était très explicite dans ses appels aux capitalistes. Et ici la différence entre l'anarchisme et le syndicalisme a réellement une certaine importance. Dans les années 1890, le mouvement anarchiste scissionna en deux tendances concurrentes. En général, les syndicalistes dénonçaient les anarchistes comme des idéalistes obtus et des intellectuels dans leur tour d'ivoire. Les syndicalistes américains disaient que « les anarchistes nient la lutte de classes, et nous la menons ». De leur côté, les anarchistes condamnaient les syndicalistes pour ce qu'on a appelé plus tard leur « économisme » ; ils les accusaient de réduire les nobles buts de la révolution anarchiste à la petite monnaie de la lutte syndicale pour des hausses de salaires et de meilleures conditions de travail. Ils dénonçaient certains dirigeants anarcho-syndicalistes, non sans motifs, comme des aspirants bureaucrates syndicaux, même si ce terme n'était pas encore usité. Mais le point important c'est que, comme les marxistes, les syndicalistes affirmaient que la conscience était socialement déterminée. Ils affirmaient que c'étaient les ouvriers, de par leur rôle dans la société et leur expérience, qui seuls seraient attirés par le programme de l'anarcho-communisme et seraient disposés à l'accepter ; ils avaient intérêt à ce programme. Les capitalistes, de par leur rôle dans la société, étaient devenus tellement égoïstes et égocentriques qu'ils étaient hostiles au programme de l'anarcho-communisme. Et bien sûr les anarchistes classiques, dont Kropotkine était la figure dominante, devaient répondre à cette mise en cause. Donc Kropotkine, dans L'entraide, un facteur de l'évolution, écrit : « Bien souvent les hommes qui ont acquis des richesses n'y trouvent pas la satisfaction qu'ils en attendaient [...]. La conscience de la solidarité humaine commence à se faire entendre ; et quoique la vie de la société soit organisée de façon à étouffer ce sentiment par mille moyens artificieux, il prend souvent le dessus ; beaucoup essayent alors de trouver une issue à ce besoin profondément humain en donnant leur fortune ou leurs forces à quelque chose qui selon leur idée aidera au bien-être général. »

Donc, comme je l'ai dit au début de cet exposé, la revendication des jeunes qui demandaient aux directeurs de la Banque mondiale d'annuler la dette des pays pauvres du tiers-monde correspond totalement à la doctrine de Kropotkine s'exprimant dans la solidarité humaine.

Abordons un autre aspect de la question. Dans la brochure spartaciste « Enlightenment Rationalism and the Origins of Marxism » [Le rationalisme des Lumières et les origines du marxisme], je faisais remarquer qu'à certains égards Rousseau et Adam Smith représentaient les pôles opposés de la pensée des Lumières. Adam Smith argumentait que l'inégalité sociale et économique est un inconvénient nécessaire du progrès économique, lequel accroît le niveau de vie général, augmentant ainsi ce qu'il appelait la Richesse des nations. Rousseau acceptait cet argument, mais en tirait la conclusion inverse : l'égalité et l'harmonie sociales, les valeurs communautaires, ne pouvaient exister qu'avec une économie statique et relativement primitive. En cohérence avec toute sa doctrine, il affirmait que l'homme était le plus heureux au niveau le plus primitif de l'existence économique, en fait qu'il n'était heureux que là : « Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes [...] ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant ».

Marx, lui, affirmait que des attitudes subjectives comme l'ambition, l'égoïsme, la jalousie envers les gens plus riches ou qui ont mieux réussi étaient en dernière analyse le produit de la pénurie économique. Rousseau inversait la proposition. Pour Rousseau, la pénurie économique découlait du fait que les gens voulaient surpasser leurs congénères.

Une des idées que les gens se font couramment du socialisme et du communisme, c'est que ce qui nous motive c'est notre hostilité au capitalisme à cause de ses inégalités économiques et sociales extrêmes. Il y a des gens qui travaillent dur et qui sont démunis, en particulier, mais pas uniquement, dans les pays du tiers-monde. Et ensuite il y a des gens qui ne font rien, qui sont rigoureusement des parasites, et qui vivent dans le luxe. Bon, il est certain qu'éliminer cela est un but important du communisme. Mais ce n'est pas le but ultime. Le but ultime réside dans toute la sphère de l'activité humaine, la sphère extérieure à la consommation, et c'est précisément cette sphère qui nécessite un degré de productivité du travail bien plus élevé que ce qui existe même dans les pays capitalistes les plus avancés. En d'autres termes, si notre but était simplement de donner un niveau de vie décent à tous les habitants de ce pays, disons l'équivalent de 80 000 ou de 100 000 dollars pour une famille de quatre personnes, nous pourrions le faire avec l'économie américaine existante en la réarrangeant juste un peu. Ce n'est pas ce qui nous intéresse au bout du compte. Ce qui nous intéresse au bout du compte, c'est de donner à tous les membres de la société, ici et ailleurs, la capacité de faire un travail créatif, ce que Marx appelait le travail libre et non aliéné. Notre boulot ce n'est pas fondamentalement l'égalité de consommation.

Maintenant, précisément à cause de cet aspect, le marxisme, le concept du communisme, est fondamentalement différent de celui à la fois des premiers socialistes et des anarchistes. Pour les socialistes prémarxistes, le but ultime était l'égalité. La première organisation communiste révolutionnaire, apparue dans les dernières phases de la Révolution française, s'appelait la « Conspiration des égaux ». Si vous demandez à un anarchiste ce qu'est son but ultime, il vous dira « la liberté ». Quand Kropotkine fonda un journal en Angleterre à la fin du XIXe siècle, il l'appela Freedom. Même si nous reconnaissons que l'égalité et la liberté ont une valeur en elles-mêmes, au bout du compte ce sont pour nous des moyens au service d'une fin. Que signifie l'égalité sous le communisme ? Certainement pas que les gens ont le même niveau de vie, ou qu'ils consomment ou utilisent les mêmes ressources matérielles. L'égalité signifie simplement l'égalité d'accès. Il y aura toute une gamme de genres de vie, avec des consommations très différentes.

Les gens seront libres de faire ce qu'ils voudront. Ce n'est pas seulement qu'il n'y aura pas d'Etat coercitif, mais que la plus grande partie du temps sera ce qu'on appelle aujourd'hui du « temps libre ». La question, pour Marx, était comment les gens utiliseront ce temps libre. L'utiliseront-ils comme ils le font aujourd'hui, principalement en divertissements, sports, jeux, activités sociales, à baguenauder, à glander, vous savez, à ne pas travailler ? Marx envisageait que la plus grande partie des gens consacreraient leur temps libre au « travail libre », c'est-à-dire au travail créatif, artistique, scientifique ou lié à ces activités, qu'il décrivait ainsi : « Un travail vraiment libre, comme composer de la musique par exemple, est sacrément sérieux et exige les plus grands efforts. Le travail consacré à la production matérielle ne peut avoir un tel caractère que si (1) il est de nature sociale, (2) il a un caractère scientifique et si parallèlement c'est du travail général, c'est-à-dire s'il cesse d'être un effort humain en tant que force naturelle définie et formée, s'il abandonne ses aspects purement naturels et primitifs et devient l'activité d'un sujet contrôlant toutes les forces de la nature dans le procès de production. »

Eh bien, contrôler toutes les forces de la nature dans le processus de production implique une dépense considérable de ressources matérielles. D'abord, il y a la question d'acquérir la connaissance des forces de la nature. Considérez les vastes ressources nécessaires pour passer une thèse en physique, en chimie ou en biologie – pas pour quelques privilégiés, mais pour tous ceux qui le voudront. De nombreuses sphères de la recherche scientifique nécessitent aussi d'importantes dépenses de ressources matérielles : exploration spatiale, génie génétique, robotique, paléontologie, et ainsi de suite. Fondamentalement, la conception du communisme de Marx est une conception suivant laquelle toutes les réalisations progressistes de la civilisation sont utilisées à plein, rendues accessibles à tous les membres de la société et immensément étendues. C'est une conception tout à fait étrangère à l'idée rousseauiste d'une espèce d'harmonie économique primitive ou de valeurs communautaires.

L'Etat ouvrier et l'anarcho-commune

Je veux aborder plusieurs aspects du conflit de Marx avec Bakounine, ou avec la doctrine bakouninienne, qui ont pas mal à voir avec notre travail actuel avec la jeunesse anarchoïde-libérale-écologiste-radicale. Nous ne nous intéressons pas aux jeunes anarchistes parce qu'ils sont anarchistes. Nous nous intéressons aux jeunes anarchistes pour la seule raison qu'ils participent, même si c'est avec des idées erronées, aux luttes en défense des opprimés et des exploités. Nous nous intéressons aux jeunes anarchistes qui participent à la campagne Mumia, et même à la campagne « anti-mondialisation ». Dans un certain nombre de pays d'Europe de l'Ouest, les anarchistes ou les anarchoïdes sont d'une certaine manière les défenseurs les plus combatifs des droits des immigrés contre les attaques des fascistes et des gouvernements. Eh bien, nous aussi.

On peut donc supposer que beaucoup d'anarchistes veulent réellement combler l'énorme fossé entre le tiers-monde et le premier monde. Autrement dit, ils sont contre la paupérisation de la plus grande partie de l'humanité et veulent la combattre, ce qui correspond totalement à la doctrine anarchiste en tant que but. Le problème c'est que c'est en contradiction avec le programme et les méthodes anarchistes. Si vous lisez par exemple le Catéchisme révolutionnaire de Bakounine, dans lequel il expose avec force détails l'organisation de la future société anarcho-communiste, celle-ci est basée sur une extrême décentralisation économique ainsi que politique. Vous avez ces petites anarcho-communes locales qui se rassemblent pour former des anarcho-communes régionales, qui sont fondamentalement économiquement autosuffisantes, bien qu'elles puissent commercer les unes avec les autres. Mais le problème c'est qu'une anarcho-commune dans les beaux quartiers de Manhattan et une autre dans un village paysan d'Inde seront des anarcho-communes très différentes. Ce n'est pas l'égalité. Peut-être la liberté, mais pas l'égalité. Comment obtenir l'égalité ? Eh bien, pour l'obtenir il faudra passer par le programme marxiste, c'est-à-dire une économie socialisée internationalement planifiée avec un gouvernement politique central, au moins pendant la transition vers une société communiste sans classes.

Laissez-moi vous donner un exemple concret. Une partie du golfe Persique contient les deux tiers des réserves mondiales de pétrole, et on peut extraire du pétrole de cette région pour une fraction insignifiante de ce que cela coûte à peu près n'importe où ailleurs. Mais supposez que vous avez un monde bakouninien, dans lequel vous avez ces régions autogouvernées dans la zone riche en pétrole du golfe Persique. Qu'est-ce qui va empêcher les habitants de ces régions de tirer avantage de leur monopole pétrolier, exactement comme le font aujourd'hui la monarchie saoudienne et les compagnies pétrolières, et de faire payer au reste du monde des prix exorbitants ? Maintenant, bien sûr, les bakouniniens ne répondent jamais à cette question, mais on peut y répondre en utilisant leur logique. Ils diraient : « Après la révolution anarchiste, tout le monde subira une régénération morale. Les gens identifieront eux-mêmes leurs intérêts avec le reste de l'humanité, et par conséquent ils livreront le pétrole qu'ils extraient, à cause de l'inégalité des ressources naturelles, au reste du monde, gratuitement. »

Au fond, l'anarchisme est la version rousseauiste d'une nature humaine essentiellement bonne, et la révolution est par conséquent essentiellement proche de la religion. Et aujourd'hui aux Etats-Unis, il y a beaucoup de religiosité dans les milieux de gauche. La révolution est fondamentalement considérée comme un changement dans la subjectivité ; elle n'est considérée comme un changement dans les institutions que dans la mesure où cela résulte d'un changement dans la subjectivité, où les gens abandonnent leur égoïsme individuel et s'identifient avec le reste de l'humanité.

L'Etat ouvrier et le bureaucratisme

Le marxiste italien Antonio Gramsci, un des fondateurs du Parti communiste italien, a fait une remarque très importante. Il a dit que la stratégie militaire est basée sur l'attaque des points faibles de votre ennemi, tout en évitant les points forts. Dans la lutte politique et polémique, vous faites exactement le contraire. Vous voulez attaquer les arguments les plus forts de votre adversaire, présentés par ses représentants les plus intelligents et les plus cohérents, et polémiquer contre ces arguments. Si vous écrivez une polémique contre quelqu'un, vous n'isolez pas une formulation indéfendable dont tout le monde sait qu'il ne la défend pas vraiment. Ca ne convaincra personne. Maintenant, les arguments les plus forts en faveur de l'anarchisme bakouninien ont été en réalité fournis rétrospectivement par le phénomène du stalinisme. Voici Bakounine contre Marx sur l'Etat ouvrier : « On arrive au même résultat exécrable : le gouvernement de l'immense majorité des masses populaires par une minorité privilégiée. Mais cette minorité, disent les marxistes, se composera d'ouvriers. Oui, certes, d'anciens ouvriers, mais qui, dès qu'ils seront devenus des gouvernants ou des représentants du peuple, cesseront d'être des ouvriers et se mettront à regarder le monde prolétaire du haut de l'Etat, ne représenteront plus le peuple, mais eux mêmes et leurs prétentions à le gouverner. Qui en doute ne connaît pas la nature humaine. »
Maintenant, est-ce qu'un libéral américain typique ne conclura pas à partir de là que Bakounine prédisait l'émergence de la bureaucratie stalinienne, qui régnait pour ses propres intérêts tout en prétendant être marxiste et représenter les intérêts de la classe ouvrière ? Et en fait, beaucoup d'auteurs de gauche qui de façon générale rejettent l'anarchisme, et y sont opposés, ont argumenté que Bakounine, sur cette question, a été plus clairvoyant, plus réaliste, moins utopiste que Marx, parce qu'il redoutait la bureaucratie d'une société post-révolutionnaire. Comment répondre à cet argument ?

Quand Bakounine demandait « Que signifie : le prolétariat organisé en classe dominante ? Est-ce à dire que celui-ci sera tout entier à la direction des affaires publiques ? », Marx répondait, « Le comité exécutif d'un syndicat le compose-t-il à lui tout seul ? » Mais en fait, dans les syndicats de l'époque de Marx – et il en était parfaitement conscient –, les dirigeants ne représentaient pas les intérêts de la base. Les seuls syndicats de masse à l'époque où Marx écrivait étaient les trade-unions britanniques. Leurs dirigeants étaient politiquement des libéraux. Ils étaient ouvertement procapitalistes. En outre, Marx, à peine quelques années plus tôt, avait engagé une bataille fractionnelle contre eux dans la Première Internationale. (Ironie de l'histoire, les dirigeants libéraux des syndicats firent bloc avec les anarchistes contre Marx. Donc Bakounine n'était pas en position de critiquer Marx sur ce terrain. Mais ça c'est de la Realpolitik, pas des idées.)

Vous avez la même contradiction apparente chez Lénine. A l'époque de Lénine, vous aviez des partis ouvriers ainsi que des syndicats de masse, mais ils étaient complètement bureaucratisés. Et en 1916, Lénine écrivit l'Impérialisme, stade suprême du capitalisme, et un aspect central de ce livre est une analyse de la bureaucratie procapitaliste du mouvement ouvrier, et une attaque contre cette bureaucratie. Mais l'année suivante, quand il écrivit l'Etat et la révolution, on y trouve l'affirmation implicite qu'il n'y aurait pas de bureaucratie dans un Etat ouvrier après le renversement du capitalisme. Il écrit ainsi : « [...] on peut fort bien, après avoir renversé les capitalistes et les fonctionnaires, les remplacer aussitôt, du jour au lendemain, pour le contrôle de la production et de la répartition, pour l'enregistrement du travail et des produits, par les ouvriers armés, par le peuple armé tout entier. (Il ne faut pas confondre la question du contrôle et de l'enregistrement avec celle du personnel possédant une formation scientifique, qui comprend les ingénieurs, les agronomes, etc. : ces messieurs, qui travaillent aujourd'hui sous les ordres des capitalistes, travailleront mieux encore demain sous les ordres des ouvriers armés.) »

Donc comment expliquer cette contradiction apparente ? Pourquoi Marx et Lénine reconnaissaient-ils le rôle de la bureaucratie dans les organisations ouvrières sous le capitalisme, mais supposaient implicitement que cela ne serait pas un problème dans un Etat ouvrier après le renversement du capitalisme ?

Pour commencer, Marx et Lénine reconnaissaient que pour avoir une révolution ouvrière, les ouvriers devraient avoir un niveau bien plus élevé de conscience politique et une direction différente. Autrement dit, aussi longtemps que les ouvriers britanniques soutenaient les dirigeants syndicaux ouvertement procapitalistes, soutenaient l'empire britannique, il ne pourrait pas y avoir de révolution ouvrière. Donc ce n'est pas comme si on passait de ce qui existe aujourd'hui à un Etat ouvrier sans changement dans la direction et la conscience de la part de la classe ouvrière. Aussi longtemps que la classe ouvrière américaine adhère plus ou moins à la politique du dirigeant de l'AFL-CIO John Sweeney, il n'y aura pas de révolution prolétarienne dans ce pays. Donc c'est une partie de la réponse.

La deuxième partie, qui est plus fondamentale, c'est que Marx et Lénine, quand ils parlaient d'un Etat ouvrier, ne parlaient pas de la Russie soviétique du début des années 1920. Ils parlaient d'un Etat ouvrier dans un pays capitaliste avancé, un pays industriel avancé. En outre, ils en parlaient dans un contexte international où la révolution prolétarienne aurait triomphé dans les grands pays capitalistes. A l'évidence, il n'y aura pas de « dépérissement » de l'Etat, même dans un pays industriel avancé, si vous êtes engagés dans une guerre froide et peut-être chaude contre un Etat capitaliste aussi puissant ou plus puissant, comme les Etats-Unis. Donc si nous prenons le pouvoir au Japon, croyez-moi, l'Etat ne dépérira pas aussi longtemps que le capitalisme américain existe.

Donc une fois de plus, on revient à la question fondamentale de la pénurie économique. Pourquoi, en fin de compte, y a-t-il une bureaucratie ouvrière ? Est-ce, comme l'argumenterait Bakounine, à cause d'un désir naturel de la part des hommes de soumettre et de dominer d'autres hommes ? Eh bien, si c'est vrai, c'est un argument incohérent même de sa part, parce qu'alors comment arriverez-vous à l'anarchisme ? Non, en fin de compte, une bureaucratie ouvrière a les mêmes causes que les classes en général. Elle naît d'une situation de pénurie économique. Comme Léon Trotsky l'expliquait dans son ouvrage classique sur le stalinisme, la Révolution trahie : « L'autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tous qui en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir acheter à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d'un agent de police s'impose pour le maintien de l'ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle "sait" à qui donner et qui doit patienter. »

Aujourd'hui, aux Etats-Unis, la bureaucratie syndicale est essentiellement composée de gens qui étaient dès le départ des carriéristes petits-bourgeois. Mais dans les années 1930 et 1940 dans ce pays, et aujourd'hui dans d'autres pays, beaucoup de bureaucrates syndicaux étaient des gens qui avaient commencé par être de jeunes ouvriers combatifs, des militants d'organisations de gauche qui se considéraient comme des rouges. Mais ils étaient entrés dans les appareils syndicaux et avaient petit à petit perdu leur foi dans la révolution et acquis certains privilèges matériels et sociaux.

Je suppose que le cas le plus extrême doit être l'Afrique du Sud, parce que dans ce pays l'existence d'une bureaucratie ouvrière est extrêmement récente, et qu'elle est le résultat d'un changement rapide dans la situation politique. Songez qu'il y a quinze ans, tous les dirigeants syndicaux et les responsables du Parti communiste qui sont aujourd'hui au gouvernement étaient soit en prison, soit dans la clandestinité, soit en exil. Et si ces gens-là, il y a quinze ans, avaient pu regarder dans l'avenir et voir ce qu'ils deviendraient, ils auraient été horrifiés. Mais la différence est vaste, en particulier en Afrique du Sud, entre la vie d'un responsable syndical et celle d'un ouvrier de base.

En fin de compte, bien sûr, comme l'écrivait Marx et Engels, le dépérissement de l'Etat requiert un accroissement rapide du niveau de la productivité du travail, qui dépasse celui des pays capitalistes avancés.

Anarchisme et stalinisme

En réalité, le stalinisme, en tant que doctrine, est en fait plus proche du bakouninisme que du marxisme. Staline affirmait qu'on pouvait construire le socialisme dans un seul pays, la Russie, mais au moins il pensait qu'on pouvait augmenter le niveau de productivité. Bakounine pensait qu'on pouvait avoir l'anarcho-communisme dans une Russie qui reposait fondamentalement sur une base paysanne primitive. Dans les deux cas, il y a un divorce entre ce qu'on pourrait appeler la psychologie sociale et la base économique. Autrement dit, c'est la négation d'un présupposé fondamental de Marx, à savoir que le droit ne peut pas s'élever plus haut que la structure économique de la société et le niveau culturel qui est conditionné par elle. Et c'est la vraie réponse. En fin de compte, la bureaucratie stalinienne résulte du fait que la domination mondiale du capitalisme a persisté, ce qui empêche l'augmentation du niveau général de productivité dans les Etats ouvriers déformés, comme la Chine. Les anarchistes les plus honnêtes intellectuellement reconnaissent en fait les similarités qui existent entre certaines variétés de stalinisme et le bakouninisme ; ainsi, l'intellectuel anarchiste Paul Avrich argumentait que le maoïsme et le guévarisme – qui affirment en fait que le socialisme est fondamentalement un changement dans la psychologie des masses, sans rapport avec le niveau de production – étaient en fait plus proches du bakouninisme que du marxisme, et il avait raison.

Si vous lisez la vieille propagande stalinienne sur le « nouvel homme soviétique », c'est tout à fait compatible avec l'idée bakouninienne de régénération morale. L'universitaire marxiste Isaac Deutscher, par exemple, caractérisait l' « homme socialiste » que Staline présentait au monde comme quelqu'un qui travaillait 12 heures par jour dans des conditions qu'aucun ouvrier américain n'accepterait.

Dans son Catéchisme révolutionnaire, Bakounine décrit une société qui est à bien des égards attirante. Mais il affirmait que cette société pouvait exister, et même qu'elle avait davantage de chances d'exister, dans les régions les plus arriérées et les plus rurales de l'Europe – l'Italie et la Russie. Ce n'est pas par hasard que l'anarchisme, en tant que doctrine et que mouvement, a pris racine dans des pays européens arriérés comme l'Espagne et l'Italie ; la Russie tsariste, qui n'eut jamais de mouvement anarchiste de masse, a produit certains des penseurs anarchistes les plus influents.

Bakounine était, de par la nature même de sa doctrine, un avocat du socialisme dans un seul pays, ou même dans une seule région d'un seul pays. Pour Bakounine, et cela correspond à toute la tradition rousseauiste, le principal effet de la révolution n'était pas la réorganisation de la production à un niveau plus élevé, mais un changement dans la conscience politique, de telle sorte que les gens identifient leurs propres intérêts avec ceux de l'humanité en général.

Les marxistes, au contraire, rejettent les arguments fallacieux, avancés tant par les staliniens que par les anarchistes, prétendant que le communisme sans classes est simplement le produit d'une régénération psychologique. Nous luttons pour renverser le système capitaliste, afin de réorganiser la production, de manière à l'amener à un niveau si élevé que la pénurie n'existera plus. C'est alors seulement que nous pourrons jeter les bases matérielles de l'émancipation de l'humanité de l'exploitation, de la guerre et de la pauvreté.

 

Source : http://www.icl-fi.org/francais/oldsite/Anar154.htm 


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