Les valves de l'astronaute rouge

Les feuilles étaient brunes et couvraient le sol mais ne nous trompons pas: c'était le printemps qui s'annonçait et pas l'automne. Une période positive, donc; la période de l'aube et de la naissance, d'un grand nombre de flaques où il ne devrait pas y en avoir: sur les gazons des parcs, le long des trottoirs, et qui coulent en une gentille onde pour dégoutter enfin dans les bouches des égouts. On entend très souvent le bruit des mares qui s'étalent sur les badauds, écrasées par le poids des roues des voitures qui viennent s'y baigner durant quelques secondes. Mais la saison était encore endormie. La neige avait pesé assez profondément sur les corps qu'ils s'étaient durcis et immobilisés comme pour éviter toute blessure.

Une boule de sens s'était soulevée de ce printemps. Ça sentait, ça goûtait et les autres: ça entendait et ça touchait. L'astronaute vit qu'il était une boule de sens, un long prolongement récepteur du sol. Tout ce qu'il était résidait en cela: il attrapait tous les influx qui étaient ressentis par son corps. Ses sens le représentaient au monde et représentaient le monde à son être. Aussi, une carapace protectrice l'enveloppa tranquillement, question de le protéger. Et de protéger le monde de lui?

Sa combinaison était rouge, rouge comme celle de l'astronaute rouge qu'il était devenu. Elle comptait, sur sa surface, quelques omissions de tissus qui formaient, de manière plastique et calculée, des valves ouvertes ou fermées, selon l'occasion. Présentons-les alors que l'astronaute rouge rencontre une demoiselle très jolie et belle. (Jolie. Elle est arrivée, de fleurs à son visage, attachée. Appuyée sur le dos d'un banc, puis assise sur le banc, et ensuite couchée dans l'herbe, elle s'est doucement approchée, timide, sous les yeux de l'astronaute tout rouge de gêne.)

Les valves normales

Le scaphandre de cet homme titillé comptait évidemment ces valves classiques qui s'agrippent à toute combinaison destinée à l'usage humain. Il y avait cette valve placée devant la bouche pour aspirer les aliments, et ces valves entre les jambes pour les rejets. Il y avait deux valves sur le côté de la tête pour permettre à l'astronaute de se gratter les oreilles, et sous le nez, deux autres valves pour lui permettre de respirer. Elles étaient les ouvertures normales, destinées à la survie de l'homme protégé et à la survie de la combinaison elle-même en évitant qu'elle ne devienne obsolète pour cause de mort de son occupant. Ce serait trop bête, n'est-ce pas?

Les valves spéciales

Alors que la jeune fille vient lui parler, l'astronaute rouge retient ses muscles et ses sentiments. Il essaie, du mieux qu'il le peut, de ne laisser paraître aucune émotion susceptible de le rendre vulnérable. Dieu sait qu'il est mortel de déclarer un amour qui ne sera jamais réciproque: on remarque alors que trop bien qu'on n'a pas beaucoup de pouvoir et que la vie et d'autres ont toujours le dessus sur soi. Pour se protéger, peut-être est-il mieux, au fond, de ne jamais chercher l'amour. On ne perd jamais rien, mais on passe pour couard. Les astronautes ne sont pas des lâches. Il l'apprécie, elle. Il garde ses sentiments, qui commencent à étouffer sous sa combinaison. Il fait chaud. Misère! Une valve est actionnée. La chaleur se dégage d'un coup. La jeune fille remarque sans remarquer. C'est son inconscient qui a dû répondre à celui de son interlocuteur. Ces deux communicateurs parallèles ont déjà bien compris que ces tourtereaux se plaisent bien. Mais ils sont trop cérébraux: ils ne font confiance qu'à leur tête. Ils continuent de parler, et leur conversation est stérile.

-Pourquoi portez-vous un scaphandre rouge?

-Je ne sais trop. Je suis né comme ça...

Une seconde valve se déclenche et s'ouvre. C'est l'odeur de l'astronaute, un mélange de chair humaine cuite et de menthe salivée, qui s'introduit dans l'environnement. La jeune fille remarque sans remarquer, encore. Elles ne doit pas connaître tous ses sens.

Une troisième valve s'ouvre. L'astronaute avait porté à sa bouche pilule-repas à sa bouche et le bon goût du comprimé s'était répertorié à toutes ses neurones cervicales pour créer un environnement gustatif agréable et apaisant. Son sourire de petite satisfaction se dégagea du scaphandre en sortant par la troisième valve.

La fille recommença à parler parce que le silence était décidément trop long.

-Avez-vous déjà habité sur la lune?

Cette remarque était absurde. Aussi l'astronaute protégea la stabilité de son cerveau en grimaçant lentement. Les plis de son visage formaient une sorte de carapace qui devait empêcher cette folie d'attaquer son cerveau. Mais il était trop tard: pour avoir grimacé, l'astronaute avait dû entendre la question. Elle trottait en son cerveau sans vraiment trouver d'endroit où s'installer en mémoire ou de façon de se rationaliser un peu. Alors s'ouvrit une quatrième valve. L'astronaute éclata de rire et toute l'absurdité du monde fut expulsée de son esprit. Il put désormais répondre à la question naïve de la jeune fille sans tracas. Le poison absurde avait été évacué.

-Non. En vérité, vous ne pouviez pas savoir. Non, je ne suis même pas allé sur la lune. Et vous?

Elle éclata de rire. Elle raconta qu'elle y était déjà allé, mais en rêve, ou en dessin, ou dans un film, ou par d'autres moyens. Cette réponse enchanta l'astronaute. Cette dernière absurdité effleura sa rationalité, mais n'alla pas vraiment en sens contraire. Il garda la réponse poétique de la jeune fille en tête pour créer un petit remous dans son esprit. Comme une petite vague.

Les valves du scaphandre rouge étaient très efficaces. Elles géraient bien les entrées et sorties de l'astronaute. Nombreuses sont ces histoires terribles d'hommes qui se sont asphyxiés dans leur propre combinaison. Certains n'ont pu manger parce que la valve était bloquée et sont morts de faim. Certains encaissèrent leur nervosité durant des années pour imploser lors d'une conférence qu'ils devaient tous donner à propos de leur état. Un jour, encore, un homme à qui on avait raconté une blague très drôle, ne réussit pas à rire et l'absurdité de la chute de l'histoire le prit tellement par surprise qu'elle bouscula toute sa rationalité, tournoya dans son esprit, cherchant la sortie, et rendit le pauvre zouave complètement fou. Il est mort en répétant inlassablement la chute de la blague. C'était une histoire de crocodiles.

Les feuilles tournoyaient autour de la fille jolie et belle. L'astronaute sourit le plus poliment du monde.

Et c'est alors que le message fut lancé. Au fond de son corps, loin derrière sa peau, vibraient des cordes que l'astronaute ne connaissait pas. Elle chantait sans ouvrir sa bouche, en marmonnant un air très doux, une sorte de complainte qu'elle devait garder, habituellement, pour elle seule. Seulement, aujourd'hui, elle est si forte et si intense, qu'elle transperce son être et s'écoule dans les cheveux de l'astronaute, jusqu'à ses oreilles. Si jolie!

Elle avait les yeux fermés, et lorsqu'elle les ouvrit, il put s'engager, tranquillement, à tâtons, et un peu courageusement, dans la peau de la jeune fille. Il était entré par les yeux. Il pouvait voir ce qu'elle ne lui avait pas permit de voir.

C'était extraordinaire. Pour la première fois, l'astronaute choisissait les vérités qu'il voulait découvrir, et la jeune fille lui faisait confiance. Son appétit pour l'explorer pouvait enfin s'assouvir. Personne n'avait plus peur. Plus de valves?

L'astronaute déverrouilla enfin son scaphandre.

 


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