L'État" et la "liberté"[1]

 

Cher Monsieur,

 

Je désirais vous demander sur quelles bases philosophiques êtes-vous parti pour écrire "Dieu et L'État" et savoir comment envisagez-vous de prendre le pouvoir, par la force de la masse ou par un moyen légal, si toutefois vous envisagez de prendre le pouvoir ou avez envisagé.

M. Bakounine, quand vous parlez de "liberté", vous pouvez me dire comment "respecter la liberté de son prochain, c'est le devoir". Sans avoir recours à une autorité quelconque, comment faire respecter ce devoir? Et quand vous parlez d'abolition de l'État comment voulez-vous organiser la société, sur quel système?

Un ignorant en recherche de savoir, avec mon humble salutation

 

Cher Monsieur Ruesch,

 

Vous me posez là bien des questions fondamentales!

Si par "bases philosophiques» vous entendez mes influences, je vous répondrai qu'elles sont multiples. En ce qui concerne ma critique du fantôme divin, elle est l'héritière de l'hégélianisme d'avant-garde des années trente, Bauer et Feuerbach en particulier. Et ma critique de l'État doit tout à Proudhon, évidemment.

Sur la question du pouvoir, il n'y a pas d'équivoque possible. Il ne faut pas le conquérir mais le renverser, le dissoudre. Le plus tôt sera le mieux. Comment? Certainement pas par les "voies légales et électorales", qui ne sont que compromission et abandon de nos principes les plus chers. Que fera l'ouvrier élu à l'Assemblée, si bien sûr la bourgeoisie le laisse siéger dans le Saint des Saints? Croyez-vous sincèrement qu'il abattra ce pouvoir qu'il a si longuement convoité? Bien sûr que non! Il se muera en politicien, en chien de garde du capitalisme. Mais si le pouvoir est contrôlé uniquement par d'honnêtes ouvriers révolutionnaires, me dites-vous? La logique étatique fera immanquablement en sorte qu'ils établissent une dictature parée d'oripeaux scientifiques qui s'avèrera la plus sanglante que l'histoire n'aura jamais connu.

Vous me demandez comment la liberté sera possible sans autorité, sans hiérarchie, sans coercition. Je soupçonne que vous êtes d'accord avec moi lorsque je dis que l'humaine nature est ainsi faite, que la possibilité du mal en produit immanquablement et toujours la réalité. Mais il me semble tout aussi évident que la moralité de l'individu dépend beaucoup plus des conditions de son existence et du milieu dans lequel il vit que de sa volonté propre. Sous ce rapport ainsi que sous tous les autres, la loi de la solidarité sociale est inexorable, de sorte que pour moraliser les individus il ne faut pas tant s'occuper de leur conscience que de la nature de leur existence sociale ; et il n'est pas d'autre moralisateur, ni pour la société ni pour l'individu, que la liberté dans la plus parfaite égalité.

Prenez le plus sincère démocrate et mettez-le sur un trône quelconque ; s'il n'en descend aussitôt, il deviendra immanquablement une canaille. Un homme né dans l'aristocratie, si, par un heureux hasard, il ne prend pas en mépris et en haine son sang, et s'il n'a pas honte de l'aristocratie, sera nécessairement un homme aussi mauvais que vain, soupirant après le passé, inutile dans le présent et adversaire passionné de l'avenir. De même le bourgeois, enfant chéri du capital et du loisir privilégié, fera tourner son loisir en désoeuvrement, en corruption, en débauche, ou bien s'en servira comme d'une arme terrible pour asservir davantage les classes ouvrières et finira par soulever contre lui une Révolution plus terrible que celle de 1793.

Le mal dont souffre l'homme du peuple est encore plus facile à déterminer: il travaille pour autrui, et son travail, privé de liberté, de loisir et d'intelligence, et par là même avili, le dégrade, l'écrase et le tue. Il est forcé de travailler pour autrui, parce que né dans la misère, et privé de toute instruction et de toute éducation rationnelle, moralement esclave grâce aux influences religieuses, il se voit jeté dans la vie désarmé, discrédité, sans initiative et sans volonté propre. Forcé par la faim, dès sa plus tendre enfance, à gagner sa triste vie, il doit vendre sa force physique, son travail aux plus dures conditions sans avoir ni la pensée, ni la faculté matérielle d'en exiger d'autres. Réduit au désespoir par la misère, quelquefois il se révolte mais, manquant de cette unité et de cette force que donne la pensée, mal conduit, le plus souvent trahi et vendu par ses chefs, et ne sachant presque jamais à quoi s'en prendre des maux qu'il endure, frappant le plus souvent à faux, il a, jusqu'à présent du moins, échoué dans ses révoltes et, fatigué d'une lutte stérile, il est toujours retombé sous l'antique esclavage. La seule solution a ses maux lui semble donc trop souvent le vol, la rapine, la violence dirigée vers ses proches ou sur lui-même, bref, des comportements sans issue, menaçant le peu de liberté dont ses camarades d'infortune et lui-même jouissent.

Les criminels, les meurtriers et les voleurs ne sont pas nés ainsi ils sont le produit de rôles imposés par une société hiérarchique et autoritaire.

Éliminez la propriété et vous éliminez le vol et l'immense majorité des crimes contre la personne. Établissez une société constituée d'une libre fédération de communes autonomes, où tous participent directement aux décisions publiques qu'ils soient hommes ou femmes, vieillards ou enfants et vous aurez des individus soucieux de leur liberté et de celle des autres. Lorsque les associations productives et libres cessant d'être des esclaves, et devenant à leur tour les maîtresses et les propriétaires du capital qui leur sera nécessaire, comprendront dans leur sein, à titre de membres coopérateurs à côté des forces ouvrières émancipées par l'instruction générale, toutes les intelligences spéciales réclamées par leur entreprise, lorsque, se combinant entre elles, toujours librement, selon leurs besoins et selon leur nature, dépassant tôt ou tard toutes les frontières nationales, elles formeront une immense fédération économique, de sorte qu'il n'y aura plus ou presque plus de crises commerciales ou industrielles, de stagnation forcée, de désastres, plus de peines ni de capitaux perdus, alors le travail humain, émancipation de chacun et de tous, régénérera le monde.

Votre dévoué,

M. Bakounine



[1] Source : Source : http://www.dialogus2.org/BAK/letatetlaliberte.html


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