L’homme révolté[1]
Albert Camus
Qu’est-ce
qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne
renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier
mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain
inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce "non" ?
Il
signifie, par exemple, "les choses ont trop duré", "jusque-là
oui, au-delà non", "vous allez trop loin", et encore "il y
a une limite que vous ne dépasserez pas". En somme, ce non affirme
l’existence d’une frontière. On retrouve la même idée de la limite dans
ce sentiment du révolté que l’autre "exagère", qu’il étend son
droit au-delà de la frontière à partir de laquelle un autre droit lui fait
face et le limite. Ainsi, le mouvement de révolte s’appuie, en même temps,
sur le refus catégorique d’une intrusion jugée intolérable et sur la
certitude confuse d’un bon droit, plus exactement l’impression, chez le révolté,
qu’il est "en droit de…". La révolte ne va pas sans le sentiment
d’avoir soi-même, en quelque façon, et quelque part, raison. C’est en cela
que l’esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme, en même temps
que la frontière, tout ce qu’il soupçonne et veut préserver en deçà de la
frontière. Il démontre, avec entêtement, qu’il y a en lui quelque chose qui
"vaut la peine de…", qui demande qu’on y prenne garde. D’une
certaine manière, il oppose à l’ordre qui l’opprime une sorte de droit à
ne pas être opprimé au-delà de ce qu’il peut admettre.
En
même temps que la répulsion à l’égard de l’intrus, il y a dans toute révolte
une adhésion entière et instantanée de l’homme à une certaine part de
lui-même. Il fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur, et si
peu gratuit, qu’il le maintient au milieu des périls. Jusque-là, il se
taisait au moins, abandonné à ce désespoir où une condition, même si on la
juge injuste, est acceptée. Se taire, c’est laisser croire qu’on ne juge et
ne désire rien, et, dans certains cas, c’est ne désirer tout, en général,
et rien, ne particulier. Le silence le traduit bien. Mais à partir du moment où
il parle, même en disant non, il désire et juge. Le révolté, au sens étymologique,
fait volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face.
Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l’est pas. Toute valeur
n’entraîne pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque
tacitement une valeur. S’agit-il au moins d’une valeur ?
Si
confusément que ce soit, une prise de conscience naît du mouvement de révolte :
la perception, soudain éclatante, qu’il y a dans l’homme quelque chose à
quoi l’homme peut s’identifier, fût-ce pour un temps. Cette identification
jusqu’ici n’était pas sentie réellement. Cette identification jusqu’ici
n’était pas sentie réellement. Toutes les exactions antérieures au
mouvement d’insurrection, l’esclave les souffrait. Souvent même, il avait
reçu dans réagir des ordres plus révoltants que celui qui déclenche son
refus. Il y apportait de la patience, les rejetant peut-être en lui-même,
mais, puisqu’il se taisait, plus soucieux de son intérêt immédiat que
conscient encore de son droit. Avec la perte de la patience, avec
l’impatience, commence au contraire un mouvement qui peut s’étendre à tout
ce qui, auparavant, était accepté. Cet élan est presque toujours rétroactif.
L’esclave, à l’instant où il rejette l’ordre humiliant de son supérieur,
rejette en même temps l’état d’esclave lui-même. Le mouvement de révolte
le porte plus loin qu’il n’était dans le simple refus. Il dépasse même la
limite qu’il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité
en égal. Ce qui était d’abord une résistance irréductible de l’homme
devient l’homme tout entier qui s’identifie à elle et s’y résume. Cette
part de lui-même qu’il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du
reste et la proclame préférable à tout, même à la vie. Elle devient pour
lui le bien suprême. Installé auparavant dans un compromis, l’esclave se
jette d’un coup ("puisque c’est ainsi…") dans le Tout ou Rien.
La conscience vient au jour avec la révolte.
Mais
on voit qu’elle est conscience, en même temps, d’un tout, encore assez
obscur, et d’un "rien" qui annonce la possibilité de sacrifice de
l’homme à ce tout. Le révolté veut être tout, s’identifier totalement à
ce bien dont il a soudain pris conscience et dont il veut qu’il soit, dans sa
personne, reconnu et salué- ou rien, c’est-à-dire se trouver définitivement
déchu par la force qui le domine. A la limite, il accepte la déchéance dernière
qui est la mort, s’il doit être privé de cette consécration exclusive
qu’il appellera, par exemple, sa liberté. Plutôt mourir debout que de vivre
à genoux.
La
valeur, selon les bons auteurs, "représente le plus souvent un passage du
fait au droit, du désiré au désirable (en général par l’intermédiaire de
communément désiré)[i]".
Le passage au droit est manifeste, nous l’avons vu, dans la révolte. De même
le passage du "il faudrait que cela fût", au "je veux que cela
soit". Mais plus encore, peut-être, cette notion du dépassement de
l’individu dans un bien désormais commun. Le surgissement du Tout ou Rien
montre que la révolte, contrairement à l’opinion courante, et bien qu’elle
naisse dans ce que l’homme a de plus strictement individuel, met en cause la
notion même d’individu. Si l’individu, en effet accepte de mourir, et meurt
à l’occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se
sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre
destinée. S’il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit
qu’il défend, c’est qu’il place ce dernier au-dessus de lui-même. Il
agit donc au nom d’une valeur, encore confuse, mais dont il a le sentiment, au
moins, qu’elle lui est commune avec tous les hommes. On voit que
l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque
chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude
supposée et le fournit d’une raison d’agir. Mais il importe de remarquer déjà
que cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies
purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise ( si elle se
conquiert) au bout de l’action. L’analyse de la révolte conduit au moins au
soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et
contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter
s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour
toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge
que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas
seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui
l’insulte et l’opprime, ont une communauté prête[ii].
Deux
observations appuieront ce raisonnement. On notera d’abord que le mouvement de
révolte n’est pas, dans son essence, un mouvement égoïste. Il peut avoir
sans doute des déterminations égoïstes. Mais on se révoltera aussi bien
contre le mensonge que contre l’oppression. En outre, à partir de ces déterminations,
et dans son élan le plus profond, le révolté ne préserve rien puisqu’il
met tout en jeu. Il exige sans doute pour lui-même le respect, mais dans la
mesure où il s’identifie avec une communauté naturelle.
Remarquons
ensuite que la révolte ne naît pas seulement, et forcément, chez l’opprimé,
mais qu’elle peut naître aussi au spectacle de l’oppression dont un autre
est victime. Il y a donc, dans ce cas, identification à l’autre individu. Et
il faut préciser qu’il ne s’agit pas d’une identification psychologique,
subterfuge par lequel l’individu sentirait en imagination que c’est à lui
que l’offense s’adresse. Il peut arriver au contraire qu’on ne supporte
pas de voir infliger à d’autres des offenses que nous-mêmes avons subies
sans révolte. Les suicides de protestation, au bagne, parmi les terroristes
russes dont on fouettait les camarades, illustrent ce grand mouvement. Il ne
s’agit pas non plus du sentiment de la communauté des intérêts. Nous
pouvons trouver révoltante, en effet, l’injustice imposée à des hommes que
nous considérons comme des adversaires. Il y a seulement identification de
destinées et prise de parti. L’individu n’est donc pas, à lui seul, cette
valeur qu’il veut défendre. Il faut, au mois, tous les hommes pour la
composer. Dans la révolte, l’homme se dépasse en autrui et, de ce point de
vue, la solidarité humaine est métaphysique. Simplement, il ne s’agit pour
le moment que de cette sorte de solidarité qui naît dans les chaînes.
On
peut encore préciser l’aspect positif de la valeur présumée par toute révolte
en la comparent à une notion toute négative comme celle du ressentiment, telle
que l’a définie Scheler[iii].
En effet, le mouvement de révolte est plus qu’un acte de revendication, au
sens fort du mot. Le ressentiment est très bien défini par Scheler comme une
auto-intoxication, la sécrétion néfaste, en vase clos, d’une impuissance
prolongée. La révolte au contraire fracture l’être et l’aide à déborder.
Elle libère des flots qui, stagnants, deviennent furieux. Scheler lui-même met
l’accent sur l’aspect passif du ressentiment, en remarquant la grande place
qu’il tient dans la psychologie des femmes, vouées au désir de possession. A
la source de la révolte, il y a au contraire un principe
d’activité surabondante et d’énergie. Scheler a raison aussi de
dire que l’envie colore fortement le ressentiment. Mais on envie ce qu’on
n’a pas, tandis que le révolté défend ce qu’il est. Il ne réclame pas
seulement un bien qu’il ne possède pas ou dont on l’aurait frustré. Il
vise à faire reconnaître quelque chose qu’il a, et qui a déjà été
reconnu par lui, dans presque tous les cas, comme plus important que ce qu’il
pourrait envier. La révolte n’est pas réaliste. Toujours selon Scheler, le
ressentiment, selon qu’il croît dans une âme forte ou faible, devient
arrivisme ou aigreur. Mais, dans les deux cas, on veut être autre qu’on est.
Le ressentiment est toujours ressentiment contre soi. Le révolté, au
contraire, dans son premier mouvement, refuse qu’on touche à ce qu’il est.
Il lutte pour l’intégrité d’une partie de son être. Il ne cherche pas
d’abord à conquérir, mais à imposer.
Il
semble enfin que le ressentiment se délecte d’avance d’une douleur qu’il
voudrait voir ressentie par l’objet de sa rancune. Nietzsche et Scheler ont
raison de voir une belle illustration e cette sensibilité dans le passage où
Tertullien informe ses lecteurs qu’au ciel la plus grande source de félicité,
parmi les bienheureux, sera le spectacle des empereurs romains consumés en
enfer. Cette félicité est aussi celle des honnêtes gens qui allaient assister
aux exécutions capitales. La révolte, au contraire, dans son principe, se
borne à refuser l’humiliation, sans la demander pour l’autre. Elle accepte
même la douleur pour elle-même, pourvu que son intégrité soit respectée.
On
ne comprend donc pas pourquoi Scheler identifie absolument l’esprit de révolte
au ressentiment. Sa critique du ressentiment dans l’humanitarisme ( dont il
traite comme de la forme non chrétienne de l’amour des hommes)
s’appliquerait peut-être à certaines formes vagues d’idéalisme
humanitaire, ou aux techniques de la terreur. Mais elle tombe à faux en ce qui
concerne la révolte de l’homme contre sa condition, le mouvement qui dresse
l’individu pour la défense d’une dignité commune à tous les hommes.
Scheler veut démontrer que l’humanitarisme s’accompagne de la haine du
monde. On aime l’humanité en général pour ne pas avoir à aimer les êtres
en particulier. Cela est juste, dans quelques cas, et on comprend mieux Scheler
lorsqu’on voit que l’humanitarisme est représenté pour lui par Bentham et
Rousseau. Mais la passion de l’homme pour l’homme peut naître d’autre
chose que du calcul arithmétique des intérêts, ou d’une confiance,
d’ailleurs théorique, dans la nature humaine. En face des utilitaristes et du
précepteur d’Emile, il y a, par exemple, cette logique, incarnée par Dostoïevski
dans Ivan Karamazov, qui va du mouvement de révolte à l’insurrection métaphysique.
Scheler, qui le sait, résume ainsi cette conception : "Il n’y a pas
au monde assez d’amour pour qu’on le gaspille sur un autre que sur l’être
humain." Même si cette proposition était vraie, le désespoir vertigineux
qu’elle suppose mériterait autre chose que le dédain. En fait, elle méconnaît
le caractère déchiré de la révolte de Karamazov. Le drame d’Ivan, au
contraire, naît de ce qu’il y a trop d’amour sans objet. Cet amour devenu
sans emploi, Dieu étant nié, on décide alors de le reporter sur l’être
humain au nom d’une généreuse complicité.
Au
demeurant, dans le mouvement de révolte tel que nous l’avons envisagé
jusqu’ici, on n’élit pas un idéal abstrait, par pauvreté de cœur, et
dans un but de revendication stérile. On exige que soit considéré ce qui,
dans l’homme, ne peut se réduire à l’idée, cette part chaleureuse qui ne
peut servir à rien d’autre qu’à être. Est-ce à dire qu’aucune révolte
ne soit chargée de ressentiment ? Non, et nous le savons assez au siècle
des rancunes. Mais nous devons prendre cette notion dans sa compréhension la
plus large sou peine de la trahir et, à cet égard, la révolte déborde le
ressentiment de tous côtés. Lorsque, dans es Hauts de Hurlevent,
Heathcliff préfère son amour à Dieu et demande l’enfer pour être réuni à
celle qu’il aime, ce n’est pas seulement sa jeunesse humiliée qui parle,
mais l’expérience brûlante de toute une vie. Le même mouvement fait dire à
Maître Eckhart, dans un accès surprenant d’hérésie, qu’il préfère
l’enfer avec Jésus que le ciel sans lui. C’est le mouvement même de
l’amour. Contre Scheler, on ne saurait donc trop insister sur l’affirmation
passionnée qui court dans le mouvement de révolte et qui le distingue du
ressentiment. Apparemment négative, puisqu’elle ne crée rien, la révolte
est profondément positive puisqu’elle révèle ce qui, en l’homme, est
toujours à défendre.
Mais,
pour finir, cette révolte et la valeur qu’elle véhicule ne sont-elles point
relatives ? Avec les époques et les civilisations, en effet, les raisons
pour lesquelles on se révolte semblent changer. Il est évident qu’un paria
hindou, un guerrier de l’empire Inca, un primitif de l’Afrique centrale ou
un membre des premières communautés chrétiennes n’avaient pas la même idée
de la révolte. On pourrait même établir, avec une probabilité extrêmement
grande, que la notion de révolte n’a pas de sens dans ces cas précis.
Cependant un esclave grec, un serf, un condottiere de
Sur
le plan de l’évidence, tout ce qu’on peut tirer de la remarque de Scheler,
en effet, c’est que, par théorie de la liberté politique, il y a, au sein de
nos sociétés, accroissement dans l’homme de la notion d’homme et, par la
pratique de cette même liberté, insatisfaction correspondante. La liberté de
fait ne s’est pas accrue proportionnellement à la conscience que l’homme en
a prise. De cette observation, on ne peut déduire que ceci : la révolte
est le fait de l’homme informé, qui possède la conscience de ses droits.
Mais rien ne nous permet de dire qu’il s’agit seulement des droits de
l’individu. Au contraire, il semble bien, par la solidarité déjà signalée,
qu’il s’agisse d’une conscience de plus en plus élargie que l’espèce
humaine prend d’elle-même au long de son aventure. En fait, le sujet inca ou
le paria ne se posent pas le problème de l révolte, parce qu’il a été résolu
pour eux dans une tradition, et avant qu’ils aient pu se le poser, la réponse
étant le sacré. Si, dans le monde sacré, on ne trouve pas le problème de la
révolte, c’est qu’en vérité on n’y trouve aucune problématique réelle,
toutes les réponses étant données en une fois. La métaphysique est remplacée
par le mythe. Il n’y a plus d’interrogations, il n’y a que des réponses
et des commentaires éternels, qui peuvent alors être métaphysiques. Mais
avant que l’homme entre dans le sacré, et pour qu’il y entre aussi bien, ou
dès qu’il en sort, et pour qu’il en sorte aussi bien, il est interrogation
et révolte. L’homme révolté est l’homme situé avant ou après le sacré,
et appliqué à revendiquer un ordre humain où toutes les réponses soient
humaines, c’est-à-dire raisonnablement formulées. Dès ce moment, toute
interrogation, toute parole, est révolte, alors que, dans le monde du sacré,
toute parole est action de grâces. Il serait possible de montrer ainsi qu’il
ne peut y avoir pou un esprit humain que deux univers possibles, celui du sacré
( ou, pour parler le langage chrétien, de la grâce[iv]),
et celui de la révolte. La disparition de l’un équivaut à l’apparition de
l’autre, quoique cette apparition puisse se faire sous des formes déconcertantes.
Là encore, nous retrouvons le Tout ou Rien. L’actualité du problème de la révolte
tient seulement au fait que des sociétés entières ont voulu prendre
aujourd’hui leur distance par rapport au sacré. Nous visons* (vivons ?)
dans une histoire désacralisée. L’homme, certes, ne se résume pas à
l’insurrection. Mais l’histoire d’aujourd’hui, par ses contestations,
nous force à dire que la révolte est l’une des dimensions essentielles de
l’homme. Elle est notre réalité historique. A moins de fuir la réalité, il
nous faut trouver en elle nos valeurs. Peut-on, loin du sacré et de ses valeurs
absolues, trouver la règle d’une conduite ? telle est la question posée
par la révolte.
Nous
avons pu déjà enregistrer la valeur confuse qui naît à cette limite où se
tient la révolte. Nous avons maintenant à nous demander si cette valeur se
retrouve dans les formes contemporaines de la pensée et de l’action révoltées,
et, si elle s’y trouve, à préciser son contenu. Mais, remarquons-le avant de
poursuivre, le fondement de cette valeur est la révolte elle-même. La
solidarité des hommes se fonde sur le mouvement de révolte et celui-ci, à son
tour, ne trouve de justification que dans cette complicité. Nous serons donc en
droit de dire que toute révolte qui s’autorise à nier ou à détruire cette
solidarité, hors du sacré, ne prend vie qu’au niveau de la révolte. Le vrai
drame de la pensée révoltée est alors annoncé. Pour être, l’homme doit se
révolter, mais sa révolte doit respecter la limite qu’elle découvre en
elle-même et où les hommes, en se rejoignant, commencent d’être. La pensée
révoltée ne peut donc se passer de mémoire : elle est une tension perpétuelle.
En la suivant dans ses œuvres et dans ses actes, nous aurons à dire, chaque
fois, si elle reste fidèle à sa noblesse première ou si, par lassitude et
foie, elle l’oublie au contraire, dans une ivresse de tyrannie ou de
servitude.
En
attendant, voici le premier progrès que l’esprit de révolte fait faire à
une réflexion d’abord pénétrée de l’absurdité et de l’apparente stérilité
du monde. Dans l’expérience absurde, la souffrance est individuelle. A partir
du mouvement de révolte, elle a conscience d’être collective, elle est
l’aventure de tous. Le premier progrès d’un esprit saisi d’étrangeté
est donc de reconnaître qu’il partage cette étrangeté avec tous les hommes
et que la réalité humaine, dans sa totalité, souffre de cette distance par
rapport à soi et au monde. Le mal qui éprouvait un seul homme devient peste
collective. Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le
même rôle que le "cogito" dans l’ordre de la pensée : elle
est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa
solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première
valeur. Je me révolte, donc nous sommes.
[i]
Lalande. Vocabulaire philosophique.
[ii] La communauté des victimes est la même que celle qui unit la victime au bourreau. Mais le bourreau ne le sait pas.
[iii] L’Homme du ressentiment. N.R.F.
[iv] Bien entendu, il y a une révolte métaphysique au début du christianisme, mais la résurrection du Christ, l’annonce de la parousie et le royaume de Dieu interprété comme une promesse de vie éternelle sont les réponses qui la rendent inutile.
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