Libérer la terre des illusions célestes et de leur tyrannie[1]

 

Raoul Vaneigem

 

En inaugurant, il y a près de dix mille ans, un système d’exploitation de la nature terrestre et humaine, la révolution agraire a donné naissance à une civilisation marchande dont l’évolution et les formes sont, en dépit de leur grande diversité, marquées par la persistance de quelques traits partout dominants : l’inégalité sociale, l’appropriation privative, le culte du pouvoir et du profit, le travail et la séparation que celui-ci introduit dans le corps entre les pulsions de vie et l’esprit, qui les dompte et les réprime, comme il dompte et réprime les éléments naturels.

La relation qui, dans l’économie de cueillette, antérieure à l’apparition de l’agriculture intensive, s’était établie par osmose entre l’espèce humaine et les règnes minéral, végétal et animal, a cédé la place à sa forme aliénée, à la religion, qui prétend assujettir la terre à un empire céleste, grouillant de créatures fantasmatiques appelés Dieux, Déesses, Esprits.

Les liens, tressés par l’affection et la compréhension, qui en émanent, sont devenus les chaînes d’une tyrannie tutélaire, sévissant des hauteurs brumeuses où commence, dans sa vacuité, l’au-delà de l’existence.

Les religions institutionnelles sont nées de la peur et de la haine vouée à la nature. Elles reflètent unanimement l’hostilité engendrée, il y a quelque dix mille ans, par le pillage, à des fins lucratives, des biens prodigués par la terre. Partout où les éléments naturels sont célébrés au nom de la fécondité, leur culte témoigne de rituels barbares, d’holocaustes, de sacrifices sanglants, de cruautés que seul peuvent imaginer des hommes refoulant leurs pulsions de vie et cautionnant, par les mandements de l’esprit, cet instinct prédateur bestial qu’il appartient précisément à l’humanité, non de transcender, mais de dépasser.

Le sens humain consiste à contrôler la prolifération chaotique de la vie, à intervenir de telle sorte que l’exubérance créatrice se propage sans se détruire par surabondance, à empêcher que le rayonnement vital ne s’inverse en radiation mortelle, comme un besoin d’amour non satisfait se transforme en animosité.

C’est aussi bien : maintenir parmi les animaux sauvages un équilibre entre proies et prédateurs ; prévenir le dépérissement des arbres en surnombre et la combustion des taillis en éclaircissant les forêts ; donner naissance à des enfants qui seront désirés, aimés, choyés, éduqués dans l’amour de la vie, et non encourager la prolifération nataliste et les condamner ainsi à la misère, à la maladie, à l’ennui, au travail, à la souffrance, à la violence.

Toutes les religions, sans exception aucune, oppriment le corps au nom de l’esprit, méprisent la terre au nom du ciel, propagent la haine et la cruauté au nom de l’amour. Les idéologies n’agissent pas autrement, sous le prétexte d’assurer l’ordre social et le bien public. Se borner à opposer la laïcité du pouvoir au pouvoir des religions, c’est combattre le mensonge sacré avec le mensonge profane.

Les prêtres tirent leur hégémonie du chaos social et de la misère. Ils ont besoin de ce grouillement où la survie prolifère aux dépens de la vraie vie pour s’arroger le privilège d’opérer, selon un prétendu mandat céleste, des coupes claires dans le foisonnement des peuples. Ils supplicient, ils sacrifient, ils éliminent les surplus, ils légalisent les hécatombes au nom du Tout puissant. Ils prônent le salut du clan, de la tribu, de la communauté, de l’espèce par le nivelage de la mort souveraine. Ils ouvrent sur l’au-delà et sur une vie mythique, dont la richesse pallie les carences d’ici-bas, l’invisible porte de leurs certitudes dogmatiques.

L’individu est sacrifié au grégaire. Dans le pressoir des rituels d’endoctrinement, la joie de vivre comprimée, foulée, écrasée, laminée, crève et laisse de son cadavre suinter la foi. Une croyance qui prône le salut au prix d’une vie mutilée, tue. Comment s’en étonner ?

Le principe de fatalité, selon lequel à chaque instant la mort saisit le vif, illustre le mécanisme d’autorégulation, auquel le chaos proliférant recourt spontanément. De là l’obscurantisme, l’intelligence obturée, le credo quia absurdum, qui, en occultant la puissance créative de l’homme, révoque depuis des millénaires notre unique éventualité d’accéder à la vie et de la propager.

Le prétendu retour des religions ne fait que traduire une de ces régressions où le passé se manifeste par une résurgence factice et passagère. Il n’y a d’archaïsmes rameutés que spectaculaires et parodiques. En arasant nos modes de croyances et de pensées traditionnels au bénéfice du calcul à court terme, le mercantilisme planétaire a fait des religions et des idéologies politiques de simples éléments conjoncturels sur l’échiquier de ses besoins. Il les restaure et s’en débarrasse selon que le marché juge leur appoint nécessaire ou superflu.

Le principe écoeurant du "Tout est permis pourvu que cela rapporte", a frappé de nausée les sociétés les plus diverses et fait du nihilisme la philosophie des affaires.

Le consumérisme a dévoré le christianisme. Après Jésus, Jéhovah, Moon et le Dalaï Lama, Mohammed lui aussi entrera chez Mac Donald comme un affiquet offert en prime. On s’en réjouirait si le culte de l’argent se servait de déversoir à tous les autres.

L’esprit religieux a beau surnager tel l’eau croupie d’un passé paludéen, les institutions ecclésiales ne sont plus que les emballages d’un produit mercantile. L’oecuménisme affairiste mêle dans le même baquet le catholicisme vaticanesque, le calvinisme de Wall Street, les mafias opérant sous les drapeaux du sunnisme, du chiisme, du wahhabisme, du sionisme. Le Dieu de l’agiotage et la foi en n’importe quoi servent de fourre-tout à des croyances obsolètes et à des fantasmagories à la Jérôme Bosch, dont on a oublié un peu vite qu’elles ont, il n’y a pas si longtemps, contribué à la vogue extraordinaire des sectes. Il est dans la logique marchande de récupérer à son profit la déperdition d’âme qu’elle provoque. En la matière, une mode vaut l’autre.

Le capital mène, sous tous les climats qu’il dégrade, une véritable guerre froide à l’ensemble des populations du globe. Elle parodie l’ancien affrontement qui opposa l’Est à l’Ouest, l’empire de Moscou à l’empire américain. C’est aujourd’hui, à l’échelle planétaire, une guerre de gangs et de tribus, commandités par les marchés de l’armement, du pétrole, de la narcopharmacie, de l’agroalimentaire, des biotechnologies, de l’informatique, des groupes financiers, des services parasitaires, de la pêche intensive, du commerce des êtres humains, du trafic d’animaux, du pillage des forêts.

La seule Internationale, effective et efficace, est désormais celle de morts-vivants, qui ont besoin de faire de la terre un cimetière. Il est vrai que le mouvement ouvrier avait déjà abandonné l’internationalisme aux staliniens de l’ancien empire soviétique et à ses séides, les Mao, les Pol Pot, les Ceausescu, les Castro et autres caudillos. Comment le réflexe de servitude volontaire, obtenu avec tant de zèle par le matraquage de l’information et de l’éducation, ne fournirait-il pas un taux d’audience accru aux modes promotionnelles du fatalisme, qu’elles soient laïques ou religieuses (ceux qui, en l’occurrence, raillent la résignation du musulman feraient bien de s’interroger sur la leur).

Issues originellement du système économique qui les régurgite en atteignant aujourd’hui à son apogée et à son point d’effondrement, les religions, tout à la fois dérisoires et menaçantes, sont à l’image de l’argent virtuel qui, du haut d’absurdes et d’abstraites cotations boursières, détruit en rase motte la métallurgie, les textiles, l’agriculture naturelle, la santé, l’enseignement, les services publics, l’existence de millions de personnes.

De cette bulle spéculative financière, enflant sans cesse et dont les économistes prévoient l’éclatement, procède un esprit apocalyptique, moins empreint de peur que de cynisme.

Reproduisant le vieux schéma de la fin du monde - si fréquemment associé, jadis, à des revendications égalitaires -, le programme de destruction de la planète et de la vie terrestre s’identifie aujourd’hui sans vergogne au salut du monde des affaires. Comment cette vision éminemment religieuse ne s’adjugerait-elle pas une place prépondérante dans le spectacle ? Rien ne suscite plus de fascinations triviales et morbides que la mise en scène, réglée selon un manichéisme à fonction variable, de bons et de mauvais anges exterminateurs, dont les milices interchangeables rameutent indifféremment corrupteurs de climats, empoisonneurs d’aliments, pollueurs en tous genres, fauteurs de guerre et de misère, tueurs, massacreurs, terroristes brandissant ou non le drapeau d’une Cause.

Une seule chose n’apparaît pas dans le spectacle universel et ses scénographies de la mort en direct et en coulisses : la simple évidence pour des millions d’êtres humains que la vie existe et mérite d’être vécue.

Les sociétés patriarcales ont toujours méprisé la quête d’une félicité terrestre. Maintenant que les valeurs fondatrices de la société grégaire se dissolvent dans les eaux de vidange du calcul égoïstes, chacun se retrouve seul à jalonner son chemin, seul à errer dans l’absence de repères avec l’angoisse de se perdre, seul à miser sur lui-même, à découvrir ses ressources personnelles, sa faculté de créer, ses vrais désirs et la résolution de les mener à bien.

C’est ici, à l’endroit même où, à travers la crise planétaire, s’esquisse une mutation, que la naissance plausible d’un monde nouveau fait ressortir du passé des figures qui résistèrent à l’obscurantisme, se dressèrent contre l’oppression, prônèrent l’émancipation de l’homme et de la femme, anticipèrent par leur insolente modernité certains comportements de la radicalité aujourd’hui émergente : Aleydis de Cambrai, Marguerite Porète de Valencienne, Willem Cornelisz d’Anvers, Heilwige Bloemardinne de Bruxelles, Dolcino et Margarita de Novare, Thomas Scoto de Lisbonne, Francisca Hernandez de Salamanque, Herman de Rijswijk, Eloi Pruystinck d’Anvers.

On notera que, du Moyen Âge à la Renaissance, nombre de femmes ont, avec pertinence, combattu l’oppression religieuse au nom de l’amour, de la liberté du désir, de la générosité de la vie. L’émancipation de la femme va de pair avec le déclin du patriarcat, dont le sort est lié au système d’exploitation de la nature. C’est pourquoi elle constitue aujourd’hui un élément moteur de la conscience humaine.

Faut-il rappeler que les femmes siciliennes furent les premières à combattre victorieusement la mafia, que le courage des femmes arabes, iraniennes, afghanes aura raison du despotisme que l’homme exerce sur elle, pour oublier qu’il est lui-même foulé aux pieds par une oppression similaire ?

Il n’est pas une religion qui ne professe la peur et le mépris de la femme, par la raison même qu’elle professe la peur et le mépris de la nature. Mais, après avoir si longtemps convaincu la femme de revendiquer cette servitude dont le mâle se prévaut dans sa hantise d’être cocu, la tradition patriarcale vacille et est battue en brèche. La peur du mâle d’être détrôné n’est sans doute pas étrangère aux sursauts de rage de ces mouvements populistes laïcs, dont les intégrismes ne sont que la version religieuse archaïque.

Que, partout contesté ou menacé, le machisme ordinaire trouve un réconfort dans les citadelles du fondamentalisme, du nationalisme, du tribalisme ethnique n’explique-t-il pas pour quoi la volonté d’éradiquer les résurgences du totalitarisme religieux et idéologique s’embourbe dans l’indignation molle, parmi avec les clapotis et les homélies de l’humanisme bêlant.

Toute religion est fondamentaliste dès l’instant qu’elle a le pouvoir. Si, comme le remarque d’Holbach, "curés, prédicants, rabbins, imams, etc. jouissent de l’infaillibilité toutes les fois qu’il y a danger à les contredire", prenons garde d’oublier combien ils excellent à se montrer doux, flatteurs et conciliants aux temps que leur est ôtée la commodité d’opprimer.

Abandonnez l’État à l’islam et vous aurez les talibans et la charia, tolérez le totalitarisme papiste et l’Inquisition renaîtra, et le crime de blasphème, et la propagande nataliste, pourvoyeuse de massacres. Endurez les rabbins et ne vous étonnez pas que resurgisse le vieil anathème de la religion hébraïque contre les goyim : "Que leurs os pourrissent !".

Il est temps de le redire avec force : Que nul ne soit empêché de pratiquer une religion, de suivre une croyance, de défendre une idéologie mais qu’il ne s’avise pas de l’imposer aux autres et - chose plus inacceptable encore - d’endoctriner les enfants. Que toutes les convictions s’expriment librement, même les plus aberrantes, les plus stupides, les plus odieuses, les plus ignobles, à la condition expresse que, demeurant en l’état d’opinions singulières elles n’obligent personne à les recevoir contre son gré.

Rien n’est sacré. Chacun a le droit de critiquer, de railler, de ridiculiser toutes les croyances, toutes les religions, toutes les idéologies, tous les systèmes conceptuels, toutes les pensées. Il a le droit de conchier dans leur totalité les Dieux, les messies, les prophètes, les papes, les popes, les rabbins, les imams, les bonzes, les pasteurs, les gourous, tout autant que les chefs d'État, les rois, les caudillos en tous genres.

Mais une liberté se renie dès l’instant où elle n’émane pas d’une volonté de se vivre pleinement. L’esprit religieux ressuscite partout où se perpétuent le sacrifice, la résignation, la culpabilité, la haine de soi, la peur de la jouissance, le péché, le rachat, la dénaturation et l’impuissance de l’homme à devenir humain.

Ceux qui tentèrent de détruire la religion en la réprimant n’ont jamais réussi qu’à la ranimer, car elle est par excellence l’esprit de l’oppression renaissant de ses cendres. Elle se nourrit de cadavres et il lui importe peu qu’entremêlés dans ses charniers les vivants et les morts soient indifféremment les martyrs de sa foi ou les victimes de son intolérance. Le virus religieux reparaîtra tant qu’il y aura des gens pour geindre en se parant, comme d’un titre de noblesse, de leur pauvreté, de leur état maladif, de leur débilité, de leur dépendance, voire d’une révolte qu’ils vouent à l’échec.

Dieu et ses avatars ne sont jamais que les fantasmes d’un corps mutilé. La seule garantie de mettre fin à l’empire céleste et à la tyrannie des idées mortes, c’est de renouer les liens entre les pulsions du corps et l’intelligence sensible qui les affine. C’est de rétablir la communication entre la conscience et la seule radicalité qui soit : l’aspiration du plus grand nombre au bonheur, à la jouissance, à la créativité.

Il n’y a que l’invention d’une vie terrestre, dévolue à la richesse de nos désirs, pour accomplir le dépassement de la religion et de sa servante maîtresse, la philosophie.

1er janvier 2005



[1] Source : http://infos.samizdat.net/article338.html


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