La terre infestée d'hommes

Je suis le chantre des sentiments extrêmes

 

Marcel Moreau

 

"Quand vivre, c'est se retenir de tuer..."

"Le vocabulaire me sembla longtemps la plus pacifique des choses. Jusqu'au jour où, ayant par mégarde bouleversé un certain ordre de mots, je m'aperçus qu'ils formaient un dépôt d'armes. Non seulement un dépôt d'armes mais encore la main qui s'empare de la plus belle des dagues. Plus que la main : la fièvre est à l'origine de cette fièvre des enfers et encore des enfers..."

 

Hier, mon rêve cessa soudain d'être en boule. Il prit la forme d'une trompe d'éléphant, qui me sortait de la tête. Et je me promenai ainsi, zigzagant, énorme, une serviette sous le bras. Au bureau, je fis retomber ma trompe sur les employés qui étaient trois ou quatre, les soulevai par le cou en une gerbe cocasse et les approchai de mon visage afin de leur vomir dessus. Puis je barris. C'est alors qu'un mot nouveau s'empara de moi.

Il faut que chaque bout de phrase soit l'élément d'un autre monde, je veux dire d'une zone de soi encore inexplorée, il faut que chaque phrase, que chaque bout de phrase soit une porte, une marche où j'échappe à votre juridiction, et où j'aie l'impression de laisser derrière moi, un peu plus loin, tout ce qui fait une vie ordinaire. Que chaque phrase incarne un effort qui surmonte la mort, qu'elle soit réellement ce qu'on arrache à la mort, que nos brouillons se présentent comme des torchons, des choses qu'on a longuement fripées, torturées, souillées, qu'ils nous montrent des phrases acculées dans les coins, traquées dans les marges, apeurées, qu'ils soient tout imbibés de nos larmes et de nos sueurs, et que chaque supposition principale soit un risque. Que les phrases l'échappent belle, qu'au moment où l'on croit leur tour arrivé de mourir (de devenir une phrase banale) elle traversent victorieusement l'esprit circulaire et enflammé. Je connais des livres où les personnages sont tellement vrais que vous êtes postillonné quand ils postillonnent. Mais j'en connais d'autres où les personnages n'osent pas naître, à cause de l'auteur, de la torridité de ses mots, de la frayeur que leur inspire l'incandescence des mots victorieux de sa mort, et ils restent tout bonnement nuls, ou contondants ou pétrifiés dans l'immense consternatoire des créatures qui attendent de naître...

Pour trouver ce mot, il m'a suffi, non de le chercher, mais de l'émouvoir, en une élévation rituelle de mes mains pleines de verbe, et de leur imposition dans ma mémoire toute prête à le recevoir naquit "criminescence". Ce mot me venait indiscutablement d'avoir vécu longtemps dans l'intimité de "convalescence", mais encore j'ai toujours vu dans les finales en "escence" une sorte d'éclat pervers, une lueur mouvante, tremblotante, douée d'une éloquence et d'une visibilité troubles me battant par intermittences l'oreille et l'oeil : arborescence, luminescence, frutescence. L'abus que j'en fis dans mes ressassements me rendent chères ces longues suites de sonorités vivantes.

Nous disposons au fond de nous d'un système innomé, dont l'organe au cours de l'histoire de l'homme, s'est tellement vu repousser, sectionner et finalement mater que son rabougrissement confine à l'inexistence. Ce système, je le baptise du beau nom de criminescence, avec ce que ce serpent de syllabes évoque pour moi de brillance, de piqûres et de fastes sourds, encore que d'aucuns croiront voir là, bien à tort, l'instinct dc destruction. Seuls ceux qui ont exploré en spirale, la tête en bas, attachés par les pieds à une corde nerveuse et brûlante, qui ont exploré avec autant de piété que de véhémence la part opaque, le kara-boghaz (Gouffre-Noir) de leur être, et cru au moins une fois à la tombalité de toutes les pierres, ceux-là seuls ont quelque compétence devant l'immensité intragéographique de ce mot, ah, boursouflez, lèvres, en le prononçant. Notre criminescence est solitaire en nous en ce sens qu'au contraire de la sexualité qu'elle égale par son importance, elle ne possède point d'instruments repérables par où nous puissions la saisir dans ses souveraines expansions ; les vocables désignant chaque pièce et chaque fonction ne pouvant être empruntés à l'appareil génital, il s'agit de bêcher ferme dans le vocabulaire et dans le flou et dans l'incommunicable afin que par d'extraordinaires collisions de sens et de symboles, une étincelle suffisante éclaire un instant pour vous ce fief dont l'unique et terrible caprice est la criminescence. Non, je ne sais si la criminescence, à l'instar de la sexualité, comporte l'érection, l'éjaculation, si son étendard est en creux où en bosse, et si des ovulations se produisent en lui, des menstrues et quand bien même il s'y passerait des choses de ce goût-là, il faudrait leur donner d'autres noms, plus forts, plus électriques, plus indomptables que masturbation, que coït, que vagin et que pénis, il faut, dans un halètement, une tension et une illusion de tous les instants se porter, friands de néologismes noirs, vers une boue d'onomatopées de bêtes fauves et abominées. Peut-être la criminescence est-elle soeur de la sexualité, mais si elle communique avec elle, alors ce n'est que par de longs boyaux ténébreux et ondulants dans lesquels vous ne vous aventurez jamais tant sont épouvantables les légendes qui circulent au sujet des goules qui s'y convulsent. Je me plais le plus souvent à accorder à la criminescence une autonomie presque totale, encore qu'il m'arrive d'en déceler les avancées dans tel geste obscène rôdant aux abords d'un con en pitoyable état, ou même dans cette moue fugace et prébutinatoire de la bouche voletant au-dessus de la rose excrémentielle, mais en moi, elle forme l'Amas d'où je n'émerge jamais.

La criminescence est un tabou. Il y a un puritanisme de la criminescence qu'il faut s'efforcer de vaincre mais que l'on ne vaincra jamais parce que les hypocrites sont hypocrifiés et que les écrivains continueront de toute éternité à endosser à leurs personnages les crimes qui sont si subjectifs dans les recoins de leur âme menteuse. Nous les possédés, athées, nihilistes et autres gars sans salut, nous ne sommes pas dans le même cas que ces grands chrétiens chez qui la foi est le moyen qu'ils se donnent de faire avaliser leurs atrocités par Dieu. Nous sommes tout nus devant la réprobation universelle, avec la masse compacte de notre désespoir et nos horreurs, logés à l'étroit dans un "je" sans prétexte. Nous savons que le "je de beaucoup d'écrivains est sanguinaire, que des kriss et des yatagans balancent rêveusement dans cette inexpugnable cachette qui est leur "je" ; mais jamais aucun espoir pour ce "je" d'être "je", "je" voit s'échapper de lui, dans la distance qui le sépare je page, théâtre du crime, lac de sang, des assassins tout autre "je", et qui s'appellent Émile ou Baptiste, ou Émile-Baptiste. Pour comprendre de telles fautes d'aiguillage, une telle carence du "je" criminescent et poétique, il faudrait remonter la filière des tremblements humains, trouer de siècle en siècle jusqu'à Caïn soleil à la sortie, le granit unique des lois et des prêches, et nager tout son saoul, à contre-courant, dans les canaux putrides, coproducs et autres adductions de pus et de fiel qui mènent à l'origine de l'âme. Si les avatars de la sexualité dépendent étroitement des temps qui courent, plus ou moins audacieux, plus ou moins fatigués, si d'un cycle de moeurs à l'autre, elle a pu passer d'un adamisme radical à d'oppressantes costumations, si, enfin il fut toujours permis de dire : je te posséderai..., la criminescence et son "je te tuerai" connurent un destin naturellement moins fluctuant. Nous en sommes encore à la préhistoire de la criminescence cependant nécessité et réalité organique. La chose vit au fond de nos cours, au secret, et triste est le spectacle d'un nain d'une grande beauté comptant et recomptant, pansant et repansant, les longues, les lentes, les sournoises mutilations d'un conformisme à tête d'agnelet. Ni les guerres, qui pourtant la délivrent, ni les assassins parce qu'ils s'en délivrent, ne peuvent nous donner une idée acceptable de la criminescence. Les premières la font un instant frémir, se tendre providentiellement et impunément, mais aussitôt l'Histoire surgit qui la récupère et en distord à son profit les significations ; quant aux seconds, il faut bien reconnaître qu'ils tuent le plus souvent de ne l'avoir point connue, qu'ils tuent avant d'avoir pu en offrir l'hymne au monde terrorisé. La criminescence est un monstre esthétique, symphonique et tueur que nos justices autorisent tout au plus à s'enrouler sur lui-même.

Poésie infernale, la criminescence l'est. Mais elle est aussi ce lieu fluxionnaire d'où tous les départs du corps et de l'esprit vers les destinations stridentes s'effectuent en escadrilles de haine lourde ou en galères de nègres vengeurs. Plus nous nous en éloignons et moins de doute fait l'effondrement de notre pyramide instinctive dont les pharaons et les maçons s'enivrent encore dans nos veines à fêter l'événement. Je n'ai point honte du caractère transatroce de mes pensées. Grâce à la criminescence, ma vie est devenue plus excitante, mon désespoir surplombe les espérances de mes contemporains, et à toute allure, quelque chose de moi se rapproche de l'implacable noyau solaire. La criminescence est comme une torche aveuglante posée, toute vibrante et tourbillonnante sur le bout de mon doigt, qu'elle consume, activée par le souffle de mon regard de fou, et comme si cela ne suffisait pas, elle dévore ma main, puis mon bras, mon corps entièrement. C'est le nihilisme en mouvement, c'est sa danse perpétuelle, saccadée, et ce mouvement ne s'interrompt jamais, il est infatigablement nourri par l'énergie des douleurs et des rires profonds, sa course est sans cesse relancée, j'arrache à mes profondeurs des vrilles que je porte à hauteur de mon visage où elles embrasent une verticale de démence, et tout cela se passe alors que je... me promène... calmement... dans les foules... sur les plages... et qu'assis dans... les locaux... je lève les yeux sur qui m'interpelle... On peut vivre criminescent très longtemps sans devenir criminel, mais il est impossible que cette criminescence ne fasse point en soi et autour de soi ces ravages étincelants sans quoi LA VIE OCÉANE à laquelle nous rêvons et dont nous tirons les franges à nous risque de se déchirer en autant de mirages qu'il y aura de lambeaux ; il est impossible que cette criminescence ne fulgure pas dans quelques hommes de la Nuit et que la fulguration, qui trouva ainsi son meilleur emploi, n'éclaire pas la grande zone inconnue d'eux-mêmes, soudain révélée fantastiquement, pleine de richesses dont ils feront des usages extrêmes. Il faut que ce monde soit pour l'éternité traversé par les courants de criminescence, que ces fanals puissants de la destruction les balaient le jour quand ils croient que la nuit est tombée et la nuit, quand ils croient le jour déjà levé ; que le monde continue d'être soumis à l'inquiétude et au viol, d'être parcouru par les rayons térébrants de la paranoïa nihiliste. Il en va de la santé même de ce monde, l'occidental, qui commence à puer dangereusement sous l'effet de ses mollasseries et de ses adiposités collectives. Bientôt des continents entiers sentiront mauvais. Une odeur de putréfaction psychologique baignera nos villes et nos villages. Ce qui aérait la terre, c'était la vitalité et un certain héroïsme, humble, à peine exemplaire, qui n'est plus possible. La criminescence est unenécessité pour la vie physiologique de l'humanité. C'est sa saignée salutaire, sa menstrue, sa cure. Menacé par la paix qui s'étend partout, étranger aux guerres mécaniques et abhumaines qui pourraient encore survenir, l'organisme individuel et collectif, réduit à l'ankylose par la conspiration des trouilles, appelle de toutes ses forces la criminescence. Car pour nous, criminescents, la guerre continue, implacable et non aveugle, une guerre qui n'est plus supervisée, régie, pulsée par les États, mais, et c'est bien notre tour, par notre conscience plénipotentiaire. De notre point de vue, il n'y a jamais eu d'armistice, ni de reddition, et l'innocence que conférait au crime la guerre, c'est la paix, maintenant, qui, par un décret très spécial de notre ivresse, nous l'accorde. L'ennemi n'a jamais cessé d'exister à nos yeux, il est vrai qu'il n'a jamais été celui qu'on nous indiquait, d'un index de fer. Nous pouvons désormais l'identifier et ce n'est pas le rétablissement d'une situation normale et le retour de nos concitoyens aux pratiques pacifiques du commerce et du boursicotage qui en soi peuvent justifier à l'encontre de nos refus l'intervention de la justice. La criminescence, c'est quand un humaniste, après de longues et douloureuses réflexions, aboutit à cette découverte que toutes les vies ne sont pas sacrées. Mais aussi que les seuls crimes souverains sont des créations de la dignité blessée. J'aurais pu étouffer, étouffer ma criminescence. Si je l'ai au contraire cultivée, et aujourd'hui la catapulte dans les foules, c'est parce que je sens que le moment est venu que toutes les criminescences se lèvent, s'exaltent et s'entremêlent en une torpille rauque conçue pour immortaliser la vengeance. Et nous sommes tous sortis en pan de chemise de nos huttes afin que sous nos yeux les éclairs de notre exhibition tombent en piqué sur la face blême des esclavagistes agenouillés. Chers possédés, l'occasion est belle de rater l'examen à l'école d'administration, et grâce à notre criminescence, grâce à ces radeaux de pluralités exhaustives auxquels nous nous agrippons, même le renouvellement de la féminité des femmes est assuré, nous nous convulsons à l'intérieur d'un sexe lucide, nous avons toujours une fièvre tubulaire sous la main ; l'univers nous est donné en parois puantes et spasmodiques, chaque spasme, dans sa décontraction, nous envoyant un peu plus loin, ce que j'appelle notre progrès. Dans notre for intérieur, nous n'avons qu'un désir, tuer chaudement ceux qui firent mal à la jeunesse des conquêtes, les dépecer lentement, au son des tambourins tristes, à la lueur des torches tourneuses, de manière que tout le monde puisse lire sur notre visage la gravité de notre sadisme. Nous aurions des attentions particulières pour le cerveau et pour le cour de nos victimes, d'où partirent tant de gestes juvénicides, et à dévider les entrailles, nous raffinerions comme des dentellières. Contrairement à ce que beaucoup croient, nous ne sommes pas de la Révolte , qui n'exprime qu'un moment de l'existence. Ce qui nous anime, c'est la revendication d'une fontaine profonde qui va du jour de la naissance involontaire à celui de la mort indésirée. Chose qui bruisse d'abord, puis gronde et c'est le geyser, ici. Je me suis converti à la criminescence, et depuis le Souffle ne me quitte plus. Je m'y suis converti, non pas appuyé à un pilier de nef, car ma désespérance n'a pas d'église mais parmi les détritus marchants et volants que je voulais sauver avec du verbe haut. Pourtant la criminescence ne va pas sans quelque vertu. Elle ne prend réellement tout son sens que lorsqu'on cultive jusqu'à l'autonuisance, sa résistance à la putain sociale. Si nous ne sommes pas "probes", alors notre place est parmi les "bons", les "justes", les POURRIS. L'émersion de la criminescence ne peut se faire sans le développement très fort et très coûteux d'une certaine manière d'être opposé aux hideuses manipulations de l'argent, d'être contre ce qu'il y a de vipérin dans le commerce en général, et dans les relations et dans l'entregent et dans les suppliques. Ma criminescence ne brilla jamais tant que lorsque je compris que l'hypertrophie de l'incorruptibilité telle que je l'entends et non telle que les moralistes salauds l'entendent, m'inondait éperdument du droit de tout dire. Les scrupules étouffent et meurent à l'ombre de ce baobab brûlé de soleil et bercé par les vents chauds de mon Afrique intersticielle. Je compris encore à force de vivre enraciné parmi eux, ce qu'étaient les honnêtes gens, lorsque je m'aperçus, sans espoir de palinodie, qu'ils étaient prêts à louer leur moi au tout venant, pour acquérir le seul droit de me toiser. C'est alors que dans la lumière de l'intransigeance, j'ai eu la révélation que ce n'est pas ma sauvagerie qui participe de la souillure de l'homme, mais les petits abandons de larbin, les petites lâchetés quotidiennes, répétées, tassées. Du même coup, ce que les "doux" me représentaient comme le mal suprême, c'est-à-dire la sauvagerie, s'inversa dans mon esprit, où elle prit une autonomie avide, tandis qu'à l'opposé, devant ce regard méchant que je poserai toujours sur le monde, le mal le plus répandu, celui-là même qui ronge les doux, c'est-à-dire la corruptibilité, devenait à son tour le mal suprême. La montée en soi d'une vertu solitaire dirigée contre la Souillure , comme l'exigence infinie, accroît par un de ces systèmes de compensation dont la nature a le secret, le bouillonnement des forces du mal indépendantes de la Souillure. Qu'une seule qualité développe monstrueusement en l'homme et le soleil fait pousser autour d'elle en des luxuriances tropicales les ardeurs justement mauvaises. La bave aux lèvres, on n'en finit plus d'explorer la Déception Majeure , territoire conquis ; on fait son deuil de la pureté des "doux" en serrant les poings qui sont les pots de la fleur poignardante, ardente. L'Argent, en corrompant jusqu'à la jeunesse, foudroie dans l'oeuf l'espérance terrestre. Blasphémer l'homme est alors un progrès de l'intelligence. A travers ma conversion à l'horrible de la beauté, je surmonte les promiscuités infamantes. Notre chance à nous, possédés, c'est de vivre à une époque privilégiée pour notre violence, pour notre soif de heurts. Jamais notre violence et notre soif de heurts n'ont été si innocents. Et jamais le Destructible ne fut si vaste devant le corps impatient et inspiré des sauvages que nous sommes. Après tout ce que nous avons vu et entendu, comment craindre encore les forces diaboliques qui nous habitent ? Dans un monde où prédominent les valeurs reposant exclusivement sur le primat de l'argent, la morale régnante ne peut pas ne pas être entièrement au service de la partie vile de l'humanité. Les conditions de son emploi et la personnalité de ses prêcheurs ne peuvent rien contre le rôle de suppôt de l'iniquité auquel elle est réduite. C'est la conscience d'une telle imposture qui autorise tous les excès. Mais ce n'est pas un des moindres paradoxes de la criminescence qu'elle naît d'une conscience aiguë de la valeur de la vie. On ne peut avoir l'envie de détruire sans entrevoir le plaisir intense qui nous viendra d'anéantir l'importance de la chose plus que la chose elle-même. Les gens qui ne connaissent pas la criminescence ne sont pas contre le meurtre comme leur douceur pourrait le laisser croire. Mais leur désir criminel mène une existence protozoaire dans les souterrains de la médisance et de la calomnie de la vie. Leur, haine est sans grandeur ; ils en écoulent frauduleusement les germes, qui leur reviennent aussitôt, en un cycle sombre et monotone. Chez ces hommes, le dessèchement du cœur contient le principe des innombrables crimes qu'ils consentiraient à commettre par personne interposée. L'adhésion à un parti ou à une religion elle-même n'est parfois que le remuement honteux et caché d'un vouloir-tuer, la hantise fameuse de l'écrasement d'autrui. Mais nous, criminescents, notre folie bande dans notre regard, et dans notre démarche il y a une présence de flammes, et des jeux d'étincelles sombres. Nous avons une fois pour toutes capté, isolé la petite pensée fugace de tous les jours, nous l'avons fixée dans notre esprit anormal où, comme en laboratoire, elle a trouvé les conditions idéales d'une culture. Depuis lors, son expansion dans notre kara-boghaz où, exaspérément elle irradie, est sans limites. Nous sommes incendiés de l'intérieur par notre propre audace. Au fond, nous ne faisons que travailler au bénéfice de la science des profondeurs. Chers possédés, pour peu que nous ne trempions pas dans le complot des pourris, pour peu que nous sachions nous garder de l'aptitude au bonheur et au confort, et qu'à tout moment notre intransigeance puisse vérifier la splendeur de notre dérèglement, il est impossible que nous ne soyons pas promis à d'extraordinaires danses de mort et que par nos corps de païens ivres ne passe, royalement, la résurrection des races ! Qu'est-ce que la criminescence, nous demandions-nous au début de cette... chronique... La criminescence est la part indestructible de la destruction, c'est l'éclatement du rare, mes poumons qui volent et plongent, encadrés de deux ailes d'une blancheur éblouissante, c'est CE QUI EMPÊCHE MA FIÈVRE DE TOMBER, c'est non tellement le crime ou l'instigation au crime que son sens, passé dans la durée et dans l'évertuement, son chant sans fin, repris en choeur par les damnés de la terre, le levain de la réparation due aux esclaves, sa roue aux circonférences trompeuses montée sur une colère d'essieux supportant char rempli de putes, c'est l'instinct du crime tenu en éveil, embrassé par no lèvres de nègres, saisi dans nos mains tremblantes, admiré sous toutes ses facettes, ce sont ces brandons à nous prêtés par la géhenne, et qui traversent en zigzag les nuits blanches, et qui pénètrent dans les chambres, brûlant mille visages sans intérêt, endormis, ronfleurs ; qui foncent dans les galas philanthropiques, ou encore surgissent dans les miroirs derrière les gorges épouvantées des rosses conspiratrices, c'est la reconnaissance de Caïn, notre père humilié et vengé, dont la descendance déferle jusqu'à nous et nous entraîne avec elle vers des mers d'injure et de déprédation, c'est la justice rendue au caïnisme, aux entremêlements maudits de ses races, à ses noires fécondations, striées de jalousie et de tourments, à ses orgies de midi quand le soleil darde, aux mannes de dégénérés, de mystiques, de poètes, de crapules agaçantes et géniales, de masturbateurs perturbateurs qu'il verse inlassablement su le monde et grâce auxquels il faudra bien qu'un jour l'humanité sorte de sa décadence. Un beau jour, j'ai retrouvé au fond de moi quelques débris funéraires sertis dans la chair autour d'un oeil unique et encore vibrant. C'était la face tourmentée de Caïn. Depuis lors je ne cesse d'être informé de la place que j'occupe dans la filiation du premier homme qui tua. Mieux je ne puis plus me représenter Abel comme une douce victime de la Brutalité originelle. Abel, c'est l'inamovible imbécile préféré à l'avide en mouvement, la petitesse choisie contre la grandeur. Caïn c'est l'humilié primordial, et Abel c'est l'homme sur le corps de qui Caïn dut passer pour atteindre l'Humiliateur Suprême dans son aveugle loi et lui signifier que la première vengeance venait d'avoir lieu sur cette terre ; Caïn, c'est celui qui ne pouvant briser le mécanisme de l'absurdité génésiaque, s'acharna sur celui qui, à ses yeux, la symbolisait toute ; l'acte de Caïn n'annonça pas la Jalousie , il annonça l'Orgueil blessé, la riposte absolue empreinte d'une nécessaire injustice face à l'insolence sans limites. Mais les poètes qui descendent assez bas dans leur conscience coupable peuvent sentir l'ample irrigation du destin caïnien, né de l'impossibilité de châtier la Cause divine ou matérialiste de tous les maux, et tandis que je parle ainsi, les genoux pliés dans la poussière que soulèvent les vociférations de mon cul, et que ma queue, tout aérienne, plane, je regarde par des trous d'où sortent des morves bouillonnantes et des ficelles de lymphe, l'échine vermoulue et geignante des chrétiens, rabotée, soufflée par ma mystique du néant, et du poing, je rabats les cuivres craniens, des os émergent de mes tempes et s'enlacent en forme de bal, ma tête s'emplit de copeaux bleuzillants, des échelles se posent contre mon cerveau qui s'effondre sous le poids des couvreurs allumés comme des pétards qui explosent à mes oreilles, et il y a des dents qu'on visse, à la chaîne, dans mes gencives de mangeurs de cailloux, aï, ai-je crié, mais je tape tape tape à la machine, chine. Il est sept heures du soir, dans cette pièce, j'habite une petite rue, je reste sourd à des appels venus de l'extérieur (va au diable, je ne mange pas maintenant !), je repousse assez rudement une personne qui vient de surgir derrière moi. Quelle honte, en effet que de surgir ainsi, au moment où j'embarque quelques lecteurs dans ma criminescence, et ces lecteurs me suivent, hé ! je hurle, je me tripote, je me contorsionne, des agendas de fer se heurtent ici et là, nos rendez-vous grincent comme des énormes portes blindées oui se dérouillent les gonds dans un enfer de banquiers, nous partions ensemble, quelques lecteurs courageux et moi, mais il y a la table, mais il y a la chaise et ma braguette et j'ouvre à l'instant où je sens que s'avance la Muse des odes rauques, avec sa grande bouche tuméfiée par les immondes badigeonnages. Vêtue seulement du brouhaha, ah ah des asiles d'où elle vient de s'évader, elle vient me faire un suçon lyrique afin que du délice ainsi causé à ma personne vicelarde, s'exhalent des tirebouchonnements d'horreurs littéraires... littéraires...


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