La
terre infestée d'hommes
Je
suis le chantre des sentiments extrêmes
Marcel
Moreau
"Quand
vivre, c'est se retenir de tuer..."
"Le
vocabulaire me sembla longtemps la plus pacifique des choses. Jusqu'au jour où,
ayant par mégarde bouleversé un certain ordre de mots, je m'aperçus qu'ils
formaient un dépôt d'armes. Non seulement un dépôt d'armes mais encore la
main qui s'empare de la plus belle des dagues. Plus que la main : la fièvre est
à l'origine de cette fièvre des enfers et encore des enfers..."
Hier,
mon rêve cessa soudain d'être en boule. Il prit la forme d'une trompe d'éléphant,
qui me sortait de la tête. Et je me promenai ainsi, zigzagant, énorme, une
serviette sous le bras. Au bureau, je fis retomber ma trompe sur les employés
qui étaient trois ou quatre, les soulevai par le cou en une gerbe cocasse et
les approchai de mon visage afin de leur vomir dessus. Puis je barris. C'est
alors qu'un mot nouveau s'empara de moi.
Il faut que chaque bout de phrase soit l'élément d'un autre monde, je veux
dire d'une zone de soi encore inexplorée, il faut que chaque phrase, que chaque
bout de phrase soit une porte, une marche où j'échappe à votre juridiction,
et où j'aie l'impression de laisser derrière moi, un peu plus loin, tout ce
qui fait une vie ordinaire. Que chaque phrase incarne un effort qui surmonte la
mort, qu'elle soit réellement ce qu'on arrache à la mort, que nos brouillons
se présentent comme des torchons, des choses qu'on a longuement fripées,
torturées, souillées, qu'ils nous montrent des phrases acculées dans les
coins, traquées dans les marges, apeurées, qu'ils soient tout imbibés de nos
larmes et de nos sueurs, et que chaque supposition principale soit un risque.
Que les phrases l'échappent belle, qu'au moment où l'on croit leur tour arrivé
de mourir (de devenir une phrase banale) elle traversent victorieusement
l'esprit circulaire et enflammé. Je connais des livres où les personnages sont
tellement vrais que vous êtes postillonné quand ils postillonnent. Mais j'en
connais d'autres où les personnages n'osent pas naître, à cause de l'auteur,
de la torridité de ses mots, de la frayeur que leur inspire l'incandescence des
mots victorieux de sa mort, et ils restent tout bonnement nuls, ou contondants
ou pétrifiés dans l'immense consternatoire des créatures qui attendent de naître...
Pour trouver ce mot, il m'a suffi, non de le chercher, mais de l'émouvoir, en
une élévation rituelle de mes mains pleines de verbe, et de leur imposition
dans ma mémoire toute prête à le recevoir naquit "criminescence".
Ce mot me venait indiscutablement d'avoir vécu longtemps dans l'intimité de
"convalescence", mais encore j'ai toujours vu dans les finales en
"escence" une sorte d'éclat pervers, une lueur mouvante,
tremblotante, douée d'une éloquence et d'une visibilité troubles me battant
par intermittences l'oreille et l'oeil : arborescence, luminescence, frutescence.
L'abus que j'en fis dans mes ressassements me rendent chères ces longues suites
de sonorités vivantes.
Nous disposons au fond de nous d'un système innomé, dont l'organe au cours de
l'histoire de l'homme, s'est tellement vu repousser, sectionner et finalement
mater que son rabougrissement confine à l'inexistence. Ce système, je le
baptise du beau nom de criminescence, avec ce que ce serpent de syllabes évoque
pour moi de brillance, de piqûres et de fastes sourds, encore que d'aucuns
croiront voir là, bien à tort, l'instinct dc destruction. Seuls ceux qui ont
exploré en spirale, la tête en bas, attachés par les pieds à une corde
nerveuse et brûlante, qui ont exploré avec autant de piété que de véhémence
la part opaque, le kara-boghaz (Gouffre-Noir) de leur être, et cru au moins une
fois à la tombalité de toutes les pierres, ceux-là seuls ont quelque compétence
devant l'immensité intragéographique de ce mot, ah, boursouflez, lèvres, en
le prononçant. Notre criminescence est solitaire en nous en ce sens qu'au
contraire de la sexualité qu'elle égale par son importance, elle ne possède
point d'instruments repérables par où nous puissions la saisir dans ses
souveraines expansions ; les vocables désignant chaque pièce et chaque
fonction ne pouvant être empruntés à l'appareil génital, il s'agit de bêcher
ferme dans le vocabulaire et dans le flou et dans l'incommunicable afin que par
d'extraordinaires collisions de sens et de symboles, une étincelle suffisante
éclaire un instant pour vous ce fief dont l'unique et terrible caprice est la
criminescence. Non, je ne sais si la criminescence, à l'instar de la sexualité,
comporte l'érection, l'éjaculation, si son étendard est en creux où en
bosse, et si des ovulations se produisent en lui, des menstrues et quand bien même
il s'y passerait des choses de ce goût-là, il faudrait leur donner d'autres
noms, plus forts, plus électriques, plus indomptables que masturbation, que coït,
que vagin et que pénis, il faut, dans un halètement, une tension et une
illusion de tous les instants se porter, friands de néologismes noirs, vers une
boue d'onomatopées de bêtes fauves et abominées. Peut-être la criminescence
est-elle soeur de la sexualité, mais si elle communique avec elle, alors ce
n'est que par de longs boyaux ténébreux et ondulants dans lesquels vous ne
vous aventurez jamais tant sont épouvantables les légendes qui circulent au
sujet des goules qui s'y convulsent. Je me plais le plus souvent à accorder à
la criminescence une autonomie presque totale, encore qu'il m'arrive d'en déceler
les avancées dans tel geste obscène rôdant aux abords d'un con en pitoyable
état, ou même dans cette moue fugace et prébutinatoire de la bouche voletant
au-dessus de la rose excrémentielle, mais en moi, elle forme l'Amas d'où je n'émerge
jamais.
La criminescence est un tabou. Il y a un puritanisme de la criminescence qu'il
faut s'efforcer de vaincre mais que l'on ne vaincra jamais parce que les
hypocrites sont hypocrifiés et que les écrivains continueront de toute éternité
à endosser à leurs personnages les crimes qui sont si subjectifs dans les
recoins de leur âme menteuse. Nous les possédés, athées, nihilistes et
autres gars sans salut, nous ne sommes pas dans le même cas que ces grands chrétiens
chez qui la foi est le moyen qu'ils se donnent de faire avaliser leurs atrocités
par Dieu. Nous sommes tout nus devant la réprobation universelle, avec la masse
compacte de notre désespoir et nos horreurs, logés à l'étroit dans un
"je" sans prétexte. Nous savons que le "je de beaucoup d'écrivains
est sanguinaire, que des kriss et des yatagans balancent rêveusement dans cette
inexpugnable cachette qui est leur "je" ; mais jamais aucun espoir
pour ce "je" d'être "je", "je" voit s'échapper
de lui, dans la distance qui le sépare je page, théâtre du crime, lac de
sang, des assassins tout autre "je", et qui s'appellent Émile ou
Baptiste, ou Émile-Baptiste. Pour comprendre de telles fautes d'aiguillage, une
telle carence du "je" criminescent et poétique, il faudrait remonter
la filière des tremblements humains, trouer de siècle en siècle jusqu'à Caïn
soleil à la sortie, le granit unique des lois et des prêches, et nager tout
son saoul, à contre-courant, dans les canaux putrides, coproducs et autres
adductions de pus et de fiel qui mènent à l'origine de l'âme. Si les avatars
de la sexualité dépendent étroitement des temps qui courent, plus ou moins
audacieux, plus ou moins fatigués, si d'un cycle de moeurs à l'autre, elle a
pu passer d'un adamisme radical à d'oppressantes costumations, si, enfin il fut
toujours permis de dire : je te posséderai..., la criminescence et son "je
te tuerai" connurent un destin naturellement moins fluctuant. Nous en
sommes encore à la préhistoire de la criminescence cependant nécessité et réalité
organique. La chose vit au fond de nos cours, au secret, et triste est le
spectacle d'un nain d'une grande beauté comptant et recomptant, pansant et
repansant, les longues, les lentes, les sournoises mutilations d'un conformisme
à tête d'agnelet. Ni les guerres, qui pourtant la délivrent, ni les assassins
parce qu'ils s'en délivrent, ne peuvent nous donner une idée acceptable de la
criminescence. Les premières la font un instant frémir, se tendre
providentiellement et impunément, mais aussitôt l'Histoire surgit qui la récupère
et en distord à son profit les significations ; quant aux seconds, il faut bien
reconnaître qu'ils tuent le plus souvent de ne l'avoir point connue, qu'ils
tuent avant d'avoir pu en offrir l'hymne au monde terrorisé. La criminescence
est un monstre esthétique, symphonique et tueur que nos justices autorisent
tout au plus à s'enrouler sur lui-même.
Poésie infernale, la criminescence l'est. Mais elle est aussi ce lieu
fluxionnaire d'où tous les départs du corps et de l'esprit vers les
destinations stridentes s'effectuent en escadrilles de haine lourde ou en galères
de nègres vengeurs. Plus nous nous en éloignons et moins de doute fait
l'effondrement de notre pyramide instinctive dont les pharaons et les maçons
s'enivrent encore dans nos veines à fêter l'événement. Je n'ai point honte
du caractère transatroce de mes pensées. Grâce à la criminescence, ma vie
est devenue plus excitante, mon désespoir surplombe les espérances de mes
contemporains, et à toute allure, quelque chose de moi se rapproche de
l'implacable noyau solaire. La criminescence est comme une torche aveuglante posée,
toute vibrante et tourbillonnante sur le bout de mon doigt, qu'elle consume,
activée par le souffle de mon regard de fou, et comme si cela ne suffisait pas,
elle dévore ma main, puis mon bras, mon corps entièrement. C'est le nihilisme
en mouvement, c'est sa danse perpétuelle, saccadée, et ce mouvement ne
s'interrompt jamais, il est infatigablement nourri par l'énergie des douleurs
et des rires profonds, sa course est sans cesse relancée, j'arrache à mes
profondeurs des vrilles que je porte à hauteur de mon visage où elles
embrasent une verticale de démence, et tout cela se passe alors que je... me
promène... calmement... dans les foules... sur les plages... et qu'assis
dans... les locaux... je lève les yeux sur qui m'interpelle... On peut vivre
criminescent très longtemps sans devenir criminel, mais il est impossible que
cette criminescence ne fasse point en soi et autour de soi ces ravages étincelants
sans quoi
LA VIE OCÉANE
à laquelle nous rêvons et dont nous tirons les franges à nous risque de se déchirer
en autant de mirages qu'il y aura de lambeaux ; il est impossible que cette
criminescence ne fulgure pas dans quelques hommes de
la Nuit
et que la fulguration, qui trouva ainsi son meilleur emploi, n'éclaire pas la
grande zone inconnue d'eux-mêmes, soudain révélée fantastiquement, pleine de
richesses dont ils feront des usages extrêmes. Il faut que ce monde soit pour
l'éternité traversé par les courants de criminescence, que ces fanals
puissants de la destruction les balaient le jour quand ils croient que la nuit
est tombée et la nuit, quand ils croient le jour déjà levé ; que le monde
continue d'être soumis à l'inquiétude et au viol, d'être parcouru par les
rayons térébrants de la paranoïa nihiliste. Il en va de la santé même de ce
monde, l'occidental, qui commence à puer dangereusement sous l'effet de ses
mollasseries et de ses adiposités collectives. Bientôt des continents entiers
sentiront mauvais. Une odeur de putréfaction psychologique baignera nos villes
et nos villages. Ce qui aérait la terre, c'était la vitalité et un certain héroïsme,
humble, à peine exemplaire, qui n'est plus possible. La criminescence est unenécessité
pour la vie physiologique de l'humanité. C'est sa saignée salutaire, sa
menstrue, sa cure. Menacé par la paix qui s'étend partout, étranger aux
guerres mécaniques et abhumaines qui pourraient encore survenir, l'organisme
individuel et collectif, réduit à l'ankylose par la conspiration des
trouilles, appelle de toutes ses forces la criminescence. Car pour nous,
criminescents, la guerre continue, implacable et non aveugle, une guerre qui
n'est plus supervisée, régie, pulsée par les États, mais, et c'est bien
notre tour, par notre conscience plénipotentiaire. De notre point de vue, il
n'y a jamais eu d'armistice, ni de reddition, et l'innocence que conférait au
crime la guerre, c'est la paix, maintenant, qui, par un décret très spécial
de notre ivresse, nous l'accorde. L'ennemi n'a jamais cessé d'exister à nos
yeux, il est vrai qu'il n'a jamais été celui qu'on nous indiquait, d'un index
de fer. Nous pouvons désormais l'identifier et ce n'est pas le rétablissement
d'une situation normale et le retour de nos concitoyens aux pratiques pacifiques
du commerce et du boursicotage qui en soi peuvent justifier à l'encontre de nos
refus l'intervention de la justice. La criminescence, c'est quand un humaniste,
après de longues et douloureuses réflexions, aboutit à cette découverte que
toutes les vies ne sont pas sacrées. Mais aussi que les seuls crimes souverains
sont des créations de la dignité blessée. J'aurais pu étouffer, étouffer ma
criminescence. Si je l'ai au contraire cultivée, et aujourd'hui la catapulte
dans les foules, c'est parce que je sens que le moment est venu que toutes les
criminescences se lèvent, s'exaltent et s'entremêlent en une torpille rauque
conçue pour immortaliser la vengeance. Et nous sommes tous sortis en pan de
chemise de nos huttes afin que sous nos yeux les éclairs de notre exhibition
tombent en piqué sur la face blême des esclavagistes agenouillés. Chers possédés,
l'occasion est belle de rater l'examen à l'école d'administration, et grâce
à notre criminescence, grâce à ces radeaux de pluralités exhaustives
auxquels nous nous agrippons, même le renouvellement de la féminité des
femmes est assuré, nous nous convulsons à l'intérieur d'un sexe lucide, nous
avons toujours une fièvre tubulaire sous la main ; l'univers nous est donné en
parois puantes et spasmodiques, chaque spasme, dans sa décontraction, nous
envoyant un peu plus loin, ce que j'appelle notre progrès. Dans notre for intérieur,
nous n'avons qu'un désir, tuer chaudement ceux qui firent mal à la jeunesse
des conquêtes, les dépecer lentement, au son des tambourins tristes, à la
lueur des torches tourneuses, de manière que tout le monde puisse lire sur
notre visage la gravité de notre sadisme. Nous aurions des attentions particulières
pour le cerveau et pour le cour de nos victimes, d'où partirent tant de gestes
juvénicides, et à dévider les entrailles, nous raffinerions comme des
dentellières. Contrairement à ce que beaucoup croient, nous ne sommes pas de
la Révolte
, qui n'exprime qu'un moment de l'existence. Ce qui nous anime, c'est la
revendication d'une fontaine profonde qui va du jour de la naissance
involontaire à celui de la mort indésirée. Chose qui bruisse d'abord, puis
gronde et c'est le geyser, ici. Je me suis converti à la criminescence, et
depuis le Souffle ne me quitte plus. Je m'y suis converti, non pas appuyé à un
pilier de nef, car ma désespérance n'a pas d'église mais parmi les détritus
marchants et volants que je voulais sauver avec du verbe haut. Pourtant la
criminescence ne va pas sans quelque vertu. Elle ne prend réellement tout son
sens que lorsqu'on cultive jusqu'à l'autonuisance, sa résistance à la putain
sociale. Si nous ne sommes pas "probes", alors notre place est parmi
les "bons", les "justes", les POURRIS. L'émersion de la
criminescence ne peut se faire sans le développement très fort et très coûteux
d'une certaine manière d'être opposé aux hideuses manipulations de l'argent,
d'être contre ce qu'il y a de vipérin dans le commerce en général, et dans
les relations et dans l'entregent et dans les suppliques. Ma criminescence ne
brilla jamais tant que lorsque je compris que l'hypertrophie de
l'incorruptibilité telle que je l'entends et non telle que les moralistes
salauds l'entendent, m'inondait éperdument du droit de tout dire. Les scrupules
étouffent et meurent à l'ombre de ce baobab brûlé de soleil et bercé par
les vents chauds de mon Afrique intersticielle. Je compris encore à force de
vivre enraciné parmi eux, ce qu'étaient les honnêtes gens, lorsque je m'aperçus,
sans espoir de palinodie, qu'ils étaient prêts à louer leur moi au tout
venant, pour acquérir le seul droit de me toiser. C'est alors que dans la lumière
de l'intransigeance, j'ai eu la révélation que ce n'est pas ma sauvagerie qui
participe de la souillure de l'homme, mais les petits abandons de larbin, les
petites lâchetés quotidiennes, répétées, tassées. Du même coup, ce que
les "doux" me représentaient comme le mal suprême, c'est-à-dire la
sauvagerie, s'inversa dans mon esprit, où elle prit une autonomie avide, tandis
qu'à l'opposé, devant ce regard méchant que je poserai toujours sur le monde,
le mal le plus répandu, celui-là même qui ronge les doux, c'est-à-dire la
corruptibilité, devenait à son tour le mal suprême. La montée en soi d'une
vertu solitaire dirigée contre
la Souillure
, comme l'exigence infinie, accroît par un de ces systèmes de compensation
dont la nature a le secret, le bouillonnement des forces du mal indépendantes
de
la Souillure. Qu'une
seule qualité développe monstrueusement en l'homme et le soleil fait pousser
autour d'elle en des luxuriances tropicales les ardeurs justement mauvaises. La
bave aux lèvres, on n'en finit plus d'explorer
la Déception Majeure
, territoire conquis ; on fait son deuil de la pureté des "doux" en
serrant les poings qui sont les pots de la fleur poignardante, ardente.
L'Argent, en corrompant jusqu'à la jeunesse, foudroie dans l'oeuf l'espérance
terrestre. Blasphémer l'homme est alors un progrès de l'intelligence. A
travers ma conversion à l'horrible de la beauté, je surmonte les promiscuités
infamantes. Notre chance à nous, possédés, c'est de vivre à une époque
privilégiée pour notre violence, pour notre soif de heurts. Jamais notre
violence et notre soif de heurts n'ont été si innocents. Et jamais le
Destructible ne fut si vaste devant le corps impatient et inspiré des sauvages
que nous sommes. Après tout ce que nous avons vu et entendu, comment craindre
encore les forces diaboliques qui nous habitent ? Dans un monde où prédominent
les valeurs reposant exclusivement sur le primat de l'argent, la morale régnante
ne peut pas ne pas être entièrement au service de la partie vile de l'humanité.
Les conditions de son emploi et la personnalité de ses prêcheurs ne peuvent
rien contre le rôle de suppôt de l'iniquité auquel elle est réduite. C'est
la conscience d'une telle imposture qui autorise tous les excès. Mais ce n'est
pas un des moindres paradoxes de la criminescence qu'elle naît d'une conscience
aiguë de la valeur de la vie. On ne peut avoir l'envie de détruire sans
entrevoir le plaisir intense qui nous viendra d'anéantir l'importance de la
chose plus que la chose elle-même. Les gens qui ne connaissent pas la
criminescence ne sont pas contre le meurtre comme leur douceur pourrait le
laisser croire. Mais leur désir criminel mène une existence protozoaire dans
les souterrains de la médisance et de la calomnie de la vie. Leur, haine est
sans grandeur ; ils en écoulent frauduleusement les germes, qui leur reviennent
aussitôt, en un cycle sombre et monotone. Chez ces hommes, le dessèchement du
cœur contient le principe des innombrables crimes qu'ils consentiraient à
commettre par personne interposée. L'adhésion à un parti ou à une religion
elle-même n'est parfois que le remuement honteux et caché d'un vouloir-tuer,
la hantise fameuse de l'écrasement d'autrui. Mais nous, criminescents, notre
folie bande dans notre regard, et dans notre démarche il y a une présence de
flammes, et des jeux d'étincelles sombres. Nous avons une fois pour toutes capté,
isolé la petite pensée fugace de tous les jours, nous l'avons fixée dans
notre esprit anormal où, comme en laboratoire, elle a trouvé les conditions idéales
d'une culture. Depuis lors, son expansion dans notre kara-boghaz où, exaspérément
elle irradie, est sans limites. Nous sommes incendiés de l'intérieur par notre
propre audace. Au fond, nous ne faisons que travailler au bénéfice de la
science des profondeurs. Chers possédés, pour peu que nous ne trempions pas
dans le complot des pourris, pour peu que nous sachions nous garder de
l'aptitude au bonheur et au confort, et qu'à tout moment notre intransigeance
puisse vérifier la splendeur de notre dérèglement, il est impossible que nous
ne soyons pas promis à d'extraordinaires danses de mort et que par nos corps de
païens ivres ne passe, royalement, la résurrection des races ! Qu'est-ce que
la criminescence, nous demandions-nous au début de cette... chronique... La
criminescence est la part indestructible de la destruction, c'est l'éclatement
du rare, mes poumons qui volent et plongent, encadrés de deux ailes d'une
blancheur éblouissante, c'est CE QUI EMPÊCHE MA FIÈVRE DE TOMBER, c'est non
tellement le crime ou l'instigation au crime que son sens, passé dans la durée
et dans l'évertuement, son chant sans fin, repris en choeur par les damnés de
la terre, le levain de la réparation due aux esclaves, sa roue aux circonférences
trompeuses montée sur une colère d'essieux supportant char rempli de putes,
c'est l'instinct du crime tenu en éveil, embrassé par no lèvres de nègres,
saisi dans nos mains tremblantes, admiré sous toutes ses facettes, ce sont ces
brandons à nous prêtés par la géhenne, et qui traversent en zigzag les nuits
blanches, et qui pénètrent dans les chambres, brûlant mille visages sans intérêt,
endormis, ronfleurs ; qui foncent dans les galas philanthropiques, ou encore
surgissent dans les miroirs derrière les gorges épouvantées des rosses
conspiratrices, c'est la reconnaissance de Caïn, notre père humilié et vengé,
dont la descendance déferle jusqu'à nous et nous entraîne avec elle vers des
mers d'injure et de déprédation, c'est la justice rendue au caïnisme, aux
entremêlements maudits de ses races, à ses noires fécondations, striées de
jalousie et de tourments, à ses orgies de midi quand le soleil darde, aux
mannes de dégénérés, de mystiques, de poètes, de crapules agaçantes et géniales,
de masturbateurs perturbateurs qu'il verse inlassablement su le monde et grâce
auxquels il faudra bien qu'un jour l'humanité sorte de sa décadence. Un beau
jour, j'ai retrouvé au fond de moi quelques débris funéraires sertis dans la
chair autour d'un oeil unique et encore vibrant. C'était la face tourmentée de
Caïn. Depuis lors je ne cesse d'être informé de la place que j'occupe dans la
filiation du premier homme qui tua. Mieux je ne puis plus me représenter Abel
comme une douce victime de
la Brutalité
originelle. Abel, c'est l'inamovible imbécile préféré à l'avide en
mouvement, la petitesse choisie contre la grandeur. Caïn c'est l'humilié
primordial, et Abel c'est l'homme sur le corps de qui Caïn dut passer pour
atteindre l'Humiliateur Suprême dans son aveugle loi et lui signifier que la
première vengeance venait d'avoir lieu sur cette terre ; Caïn, c'est celui qui
ne pouvant briser le mécanisme de l'absurdité génésiaque, s'acharna sur
celui qui, à ses yeux, la symbolisait toute ; l'acte de Caïn n'annonça pas
la Jalousie
, il annonça l'Orgueil blessé, la riposte absolue empreinte d'une nécessaire
injustice face à l'insolence sans limites. Mais les poètes qui descendent
assez bas dans leur conscience coupable peuvent sentir l'ample irrigation du
destin caïnien, né de l'impossibilité de châtier
la Cause
divine ou matérialiste de tous les maux, et tandis que je parle ainsi, les
genoux pliés dans la poussière que soulèvent les vociférations de mon cul,
et que ma queue, tout aérienne, plane, je regarde par des trous d'où sortent
des morves bouillonnantes et des ficelles de lymphe, l'échine vermoulue et
geignante des chrétiens, rabotée, soufflée par ma mystique du néant, et du
poing, je rabats les cuivres craniens, des os émergent de mes tempes et
s'enlacent en forme de bal, ma tête s'emplit de copeaux bleuzillants, des échelles
se posent contre mon cerveau qui s'effondre sous le poids des couvreurs allumés
comme des pétards qui explosent à mes oreilles, et il y a des dents qu'on
visse, à la chaîne, dans mes gencives de mangeurs de cailloux, aï, ai-je crié,
mais je tape tape tape à la machine, chine. Il est sept heures du soir, dans
cette pièce, j'habite une petite rue, je reste sourd à des appels venus de
l'extérieur (va au diable, je ne mange pas maintenant !), je repousse assez
rudement une personne qui vient de surgir derrière moi. Quelle honte, en effet
que de surgir ainsi, au moment où j'embarque quelques lecteurs dans ma
criminescence, et ces lecteurs me suivent, hé ! je hurle, je me tripote, je me
contorsionne, des agendas de fer se heurtent ici et là, nos rendez-vous
grincent comme des énormes portes blindées oui se dérouillent les gonds dans
un enfer de banquiers, nous partions ensemble, quelques lecteurs courageux et
moi, mais il y a la table, mais il y a la chaise et ma braguette et j'ouvre à
l'instant où je sens que s'avance
la Muse
des odes rauques, avec sa grande bouche tuméfiée par les immondes
badigeonnages. Vêtue seulement du brouhaha, ah ah des asiles d'où elle vient
de s'évader, elle vient me faire un suçon lyrique afin que du délice ainsi
causé à ma personne vicelarde, s'exhalent des tirebouchonnements d'horreurs
littéraires... littéraires...
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