L'affaire Maurice Audin

 

Lette ouverte au Président de la République de Josette Audin[1]

Monsieur le Président,

Le 11 juin 1957, j’avais vingt-six ans, j’habitais à Alger, rue Gustave-Flaubert, avec mon mari, vingt-cinq ans, et mes trois enfants, Michèle, trois ans, Louis, dix-huit mois, et Pierre, un mois. Des parachutistes de l’armée française ont fait irruption et ont emmené mon mari.

Depuis cette date, je ne l’ai jamais revu. À mes questions, il m’a été répondu qu’il s’était évadé. Les historiens, parmi lesquels un homme connu pour sa rigueur scientifique et morale, Pierre Vidal-Naquet, ont établi qu’il était mort sous la torture, le 21 juin de cette année 1957. Mon mari s’appelait Maurice Audin. Pour moi, il s’appelle toujours ainsi, au présent, puisqu’il reste entre la vie et la mort qui ne m’a jamais été signifiée. Depuis cinquante ans, jusqu’à aujourd’hui, les autorités civiles et militaires ont opposé un silence de plomb à toutes les requêtes destinées à connaître enfin la vérité, en particulier au comité Audin qui a rassemblé, durant des années, les meilleurs esprits.

Je ne demande pas, Monsieur le Président, dans le cadre de cette démarche, que s’ouvre un procès des tortionnaires meurtriers de mon mari, sachant que des lois d’amnistie les couvrent, même si je pense que la justice française se grandirait en appliquant une jurisprudence internationale pour laquelle aucune affaire criminelle ne peut être éteinte tant que le corps reste disparu. Des pays qui se targuent moins que le nôtre de porter haut les droits de l’homme en sont venus à procéder ainsi dans un souci de réhabilitation. Je ne vous - demande pas, non plus, de - repentance, un mot qui n’appartient pas à mon vocabulaire. La - torture passée ou présente, et où qu’elle se pratique, exige reconnaissance, stigmatisation, condamnation, et rien d’autre. Je vous demande simplement de reconnaître les faits, d’obtenir que ceux qui détiennent le secret, dont certains sont toujours vivants, disent enfin la vérité, de faire en sorte que s’ouvrent sans restriction les archives concernant cet événement.

Vous qui invoquez fréquemment l’honneur de la France, ne la laissez pas, pour un temps encore, se déshonorer en cautionnant la dissimulation honteuse de cette mort. Vous qui parlez de la souffrance, du courage et de l’humanité des résistants, ne laissez pas enfoui dans la fosse commune de l’histoire, sans lui rendre au moins son identité et sa vérité, un homme comme mon mari qui avait tellement l’Algérie au coeur, et dont les convictions de jeune mathématicien et de militant communiste étaient si pures, qu’il s’est dressé contre des méthodes barbares et qu’il a donné sa vie à ce pays, l’Algérie.

On dit que tout homme a droit à une sépulture. C’est même ce que l’on s’efforce d’accorder, aujourd’hui, pour leur rendre un minimum de dignité, aux morts de la rue. La France va-t-elle se refuser encore à accorder ce droit à mon mari et la possibilité pour ma famille, mes enfants, mes petits-enfants de faire le travail de deuil dont personne, dit-on, ne doit être privé ?

Monsieur le Président, on le sait, l’histoire a donné raison à mon mari, à son engagement pour l’indépendance de l’Algérie, ce pour quoi il a été tué. Aujourd’hui, des voix s’élèvent, de plus en plus nombreuses, pour considérer que les hommes comme Maurice Audin, et bien d’autres, étaient la chance d’une Algérie multiethnique, pluriculturelle, permettant aux sensibilités, aux divers courants politiques, de cohabiter. Les avoir sacrifiés constitue un épouvantable gâchis. Pour cela aussi, on doit la vérité à Maurice Audin.

Monsieur le Président, il s’agit d’un crime contre un homme, contre sa famille, contre l’Algérie, contre la France, contre l’humanité. Hélas, je le sais, il n’est pas le seul crime de cette guerre qui n’aurait jamais dû avoir lieu et qui a fait d’innombrables victimes algériennes et françaises. La torture à laquelle n’a pas survécu mon mari n’était pas un accident, elle avait été, selon les propos du général Massu lui-même, chef des parachutistes à Alger, institutionnalisée. Si la vérité sur la mort de Maurice Audin, mon mari, était enfin dévoilée, nombreux seraient ceux, sur les deux rives de la Méditerranée, qui y verraient un acte de justice pour tous, contribuant à l’amitié entre des peuples meurtris, et rendant au mot de république un peu du crédit perdu dans ces circonstances. Pour moi, il est insupportable de ne pas connaître cette vérité, mais il est non moins insupportable, sachant qu’il est mort sous la torture, seule certitude que nous ayons, que la torture ne soit toujours pas condamnée par la France. Monsieur le Président, je veux encore croire que la France, par votre voix, m’apportera enfin la réponse. Je l’attends, depuis cinquante ans, chaque jour de ma vie.

Avec toute ma considération.

Josette Audin

À Paris, le 19 juin 2007

 

Lette ouverte au Président de la République de Josette Audin[2]

 

Monsieur le Président,

Par une lettre datée du 30 décembre 2008, vous m'informez de votre décision de me décerner, sur la réserve présidentielle, le grade de chevalier de la Légion d'honneur 

Je suis très heureuse, Monsieur le Président, de cet intérêt montré à ma contribution à la recherche fondamentale en mathématiques et à la popularisation de cette discipline et je vous en remercie.

Monsieur le Président, il y a un an et demi, vous receviez une lettre (ouverte) envoyée par ma mère, Josette Audin, qui vous demandait de contribuer à faire la vérité sur la disparition de mon père, Maurice Audin, mathématicien lui aussi, et disparu depuis le 21 juin 1957 alors qu'il était sous la responsabilité de l'armée française.

A ce jour, vous n'avez pas donné suite à cette demande. Vous n'avez d'ailleurs même pas répondu à cette lettre.

Cette distinction décernée par vous est incompatible avec cette non-réponse de votre part.

Vous me voyez donc au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir cette décoration.

Je vous prie de croire, Monsieur le Président, à l'expression de mon respect,

le 1er janvier 2009

Michèle Audin

Mathématicienne

 

Les faits

 

Maurice Audin, né le 14 février 1932 à Béja (Tunisie) et décédé en 1957, est un assistant de mathématiques français à l’université d’Alger, membre du Parti communiste algérien et militant de la cause anticolonialiste, disparu pendant la bataille d'Alger.

Lors de la bataille d'Alger, Maurice Audin est arrêté à son domicile, le 11 juin 1957, par le capitaine Devis, le lieutenant Philippe Erulin et plusieurs militaires du 1er régiment de chasseurs parachutistes, pour être transféré vers une destination où il est assigné à résidence.

Une souricière étant installée dans l'appartement de la famille Audin, Henri Alleg, ancien directeur du journal " Alger Républicain ", auteur de La Question, y est arrêté le lendemain.

À l'exception des militaires, il est le dernier à l'avoir vu vivant. La trace de Maurice Audin est dès lors perdue pour son épouse et leurs trois enfants.

Selon les membres de sa famille politique et une enquête de Pierre Vidal-Naquet qui écrit, en mai 1958, dans la première édition de " L'affaire Audin ", que l'évasion était impossible, Maurice Audin est mort au cours d'une séance de torture, assassiné le 21 juin 1957 par le lieutenant Charbonnier, officier de renseignement servant sous les ordres du Général Massu.

Selon l'armée française, Maurice Audin se serait évadé en sautant de la jeep qui le transférait de son lieu de détention.

Dès juillet 1957, certains journaux commencent à évoquer " l'affaire Audin " et, le 2 décembre 1957, la soutenance in absentia de la thèse de doctorat d'État de mathématique de Maurice Audin, " sur les équations linéaires dans un espace vectoriel ", sous la présidence de Laurent Schwartz, provoque l'indignation de certains universitaires contre la situation en Algérie.

 

Sérigraphie d'Ernest Pignon Ernest représentant Maurice Audin. Elle a été collée sur des murs d'Alger en avril 2003, le visage a été gratté par une main inconnue

Un non-lieu est prononcé, en avril de la même année, pour insuffisance de charges. De plus,le décret du 22 mars 1959 amnistie " les faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre dirigées contre l'insurrection algérienne ". Les avocats font appel puis saisissent la cour de cassation. Leur pourvoi est rejeté en 1966.

Le corps de Maurice Audin n'ayant pas été retrouvé, un acte de décès est établi par le tribunal d’Alger, le 1er juin 1963, le jugement devenant exécutoire en France le 27 mai 1966. Un nouveau non-lieu sera prononcé en 2001 suite à une nouvelle plainte de son épouse pour séquestration et crime contre l'humanité.


 

[1] Publiée dans l'Humanité le 21 juin 2007 [Josette Audin est la veuve de Maurice Audin].

[2] Fille de Maurice Audin.


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