(Petite
ou grande ?) Messe capitaliste[1]
Prêtre : P
- Spectateurs : S
Le prêtre accueille les fidèles en souriant.
P
: Mes très chers frères, mes très chères sœurs, le Grand Capital nous a réunis
aujourd’hui pour louer son nom. Je suis heureux de nous voir toujours plus
nombreux au temple de la consommation et de voir tant de pays se rallier à
notre cause. Chaque jour, plus de fidèles viennent admirer la gloire du Grand
Capital pour le bonheur de tous et la croissance éternelle. Je suis heureux de
voir des enfants parmi nous… Venez plus près, les enfants… Je suis heureux
de voir que la foi les touche de plus en plus jeunes, qu’ils comprennent de
plus en plus tôt que le Grand Capital et la croissance sont les buts ultimes de
nos vies.
P
: Levons les bras bien haut, mes frères, afin d’acclamer la gloire du Grand
Capital.
Le prêtre lève les bras très hauts et les
spectateurs l’imitent. Il prend un air grave.
P
: Gloire à toi, ô Grand Capital.
S : Gloire à toi, ô Grand Capital.
P
: Nous te louons, nous te prions, nous t’adorons.
S : Nous te louons, nous te prions, nous
t’adorons.
P
: Donne-nous aujourd’hui la croissance éternelle.
S : Donne-nous aujourd’hui la croissance éternelle.
P+S : Amen
P
: Au nom de la sainte trilogie : croissance, consommation et progrès, nous
t’implorons.
S : Au nom de la sainte trilogie : croissance,
consommation et progrès, nous t’implorons.
P
: Donne-nous toutes les richesses du monde.
S : Donne-nous toutes les richesses du monde.
P
: Nous te louons, nous te prions, nous t’adorons.
S : Nous te louons, nous te prions, nous
t’adorons.
P
: Prends pitié de nous, Grand Capital.
S : Prends pitié de nous, Grand Capital.
P+S : Amen
Temps de pause. Le prêtre regarde par terre, puis
lève la tête doucement et regarde tristement le public.
P
: Je confesse au Grand Capital tout puissant, à saint Jean-Marie Messier, à
saint Bernard Arnaud, à tous les actionnaires, à saint Louis Schweitzer et à
saint Antoine Sellières, à vous, mes frères, que j’ai beaucoup péché, par
pensée subversive, par parole démoralisatrice et par action contestataire.
(Le
prêtre se frappe trois fois la poitrine.)
C’est
ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute.
C’est
pourquoi je supplie la bienheureuse croissance toujours vierge, saint Laurent
Fabius et saint Alain Minc, les apôtres Jean-Marc Sylvestre et Jean-Pierre
Gaillard, tous les saints et vous, mes frères, de prier pour moi le Grand
Capital, notre Dieu.
Que
le Grand Capital tout puissant vous fasse miséricorde, qu’il vous pardonne
vos péchés et vous conduise à la croissance éternelle.
S : Amen
Différents témoins viennent confesser leurs péchés
au micro.
Oui,
Grand Capital, j’ai péché. En ces temps de guerre, je n’ai pas fait preuve
de patriotisme économique. Samedi dernier, j’ai préféré aller me balader
dans les champs plutôt que d’aller te louer au grand temple de la
consommation. Pardonne-moi, saint Michel-Edouard Leclerc, de ne pas avoir
participé à la croissance économique, et ainsi, de mener le pays à la récession.
P
: Que le Capital tout puissant me fasse miséricorde, qu’il me pardonne mes péchés
et qu’il me conduise à la croissance éternelle.
P
: Tous ensemble, mes frères.
S+ P : Que le Grand Capital tout puissant me fasse
miséricorde, qu’il me pardonne mes péchés et qu’il me conduise à la
croissance éternelle.
Oui,
Grand Capital, j’ai péché. Je préfère rouler à vélo plutôt que
d’utiliser l’outil de liberté et de bonheur qu’est l’automobile.
Pardonne-moi, saint Jacques Calvet, d’avoir mis en danger le fleuron de
l’industrie française, les usines d’automobiles et tous mes frères qui y
travaillent.
P
: Tous ensemble, mes frères.
S+ P : Que le Grand Capital tout puissant me fasse
miséricorde, qu’il me pardonne mes péchés et qu’il me conduise à la
croissance éternelle.
Oui,
Grand Capital, j’ai péché. Je n’ai pas regardé la télévision, mardi
soir. Mon esprit s’est ainsi éloigné du droit chemin pour se laisser aller
à des pensées impies et subversives.
Pardonne-moi,
saint Hervé Bourges, d’avoir commis le crime de pensée et d’avoir fragilisé
l’unité de notre communauté de consommation.
S+ P : Que le Grand Capital tout puissant me fasse
miséricorde, qu’il me pardonne mes péchés et qu’il me conduise à la
croissance éternelle.
Oui,
Grand Capital, j’ai péché. Je suis allé en vacances dans les Cévennes en
train. J’ai refusé la superpromotion de Travel On-Line qui m’offrait la
possibilité de partir pour 1 500 F dans un palace au Bangladesh.
Pardonne-moi,
saint Gilbert Trigano, d’avoir mis en danger le trafic aérien et les clubs de
vacances de touristes occidentaux qui permettent aux populations affamées du
tiers-monde de sortir du besoin.
S+ P : Que le Grand Capital tout puissant me fasse
miséricorde, qu’il me pardonne mes péchés et qu’il me conduise à la
croissance éternelle.
Mes
bien chers frères, mes bien chères sœurs, nous voici réunis en ce troisième
dimanche après l’ouverture du deuxième marché du Palais Brognard.
Aujourd’hui, mon cœur est en peine. J’apprends que des hérétiques, parmi
notre communauté, diffusent des journaux subversifs et blasphématoires.
Certains d’entre vous, parmi cette assemblée même, en viendraient à
contester le caractère indépassable de la pensée lumineuse du Grand Capital.
Qu’ils se repentent !
Veulent-ils
rejoindre dans l’obscurantisme ce faux prophète impie dénommé Jésus-Christ,
qui a subverti les foules pendant tant d’années ? Cet hérétique prêchait
la pauvreté, la simplicité et refusait la compétition à outrance. Rappelons
comment il a chassé les marchands du temple qui servait le Grand Capital notre
seigneur. Est-ce ainsi que nous participerons à la croissance et à la
consommation éternelle ? Comment le marché peut-il supporter de tels actes qui
mettent en cause son caractère sacré ? Parjure, vade retro Satana Jésus-Christ,
Dieu des pauvres, vil hippie.
Non,
mes frères, ne nous laissons pas aller à ces pensées qui sont une insulte à
notre Dieu Capital. Ramenons ces brebis égarées dans le droit chemin du Progrès.
Le Grand Capital pardonne à ceux qui reconnaissent leurs fautes. J’invite
ceux d’entre vous qui doutent à communier dans le supermarché le plus proche
ou, à défaut, chez leur concessionnaire automobile. Que tous ceux d’entre
vous qui voient un de leurs frères ou l’une de leurs sœurs sous l’emprise
du démon subversif le dénoncent immédiatement. N’oubliez pas que c’est
votre devoir d’aider les plus faibles à rester dans la lumière du Capital et
dans l’unité de la sainte consommation.
Des
esprits contestataires mettent en doute la pensée du Grand Capital. Ainsi,
certains ne croient plus à la sainte croissance. D’après eux, une croissance
économique infinie serait impossible sur une planète où les ressources sont
limitées. Hérésie ! Pardonne-leur, Seigneur, ils ne savent pas ce qu’ils
disent. D’autres osent insinuer qu’une consommation frénétique
n’apporterait pas le bonheur, que la consommation ne serait pas une fin en
soi. Mais, pire encore : quelques-uns parmi vous douteraient de la capacité de
la science à résoudre tous nos problèmes. Veulent-ils finir dans les flammes
de la pauvreté ? Argh ! Grand Capital, aide-nous à ramener tes enfants perdus
sur le chemin de la vérité incontestable du marché. Seigneur, délivre-les du
mal.
Autres
paroles hérétiques : des esprits forts soutiendraient que le “ nouveau ”
ne serait pas une valeur en soi, mais un fait temporel ! Quelle ineptie ! Mes
enfants, tout ce qui est nouveau est bon. “ C’est nouveau, c’est bien !
” dit le Grand Capital. Répétez avec moi : “ C’est nouveau, c’est bien
! ” Innovation, nouveauté, c’est jeune, fresh, yeah ! Par contre, “
c’est vieux, c’est mauvais ! ” à bas le vieux, c’est ringard, dépassé.
Qu’est-ce qui est jeune ? Qu’est-ce qui est vieux ? Jouez avec moi.
La
liberté d’entreprendre, la liberté des marchés ? (Le prêtre interroge la
foule à chaque question.)
Oui,
c’est nouveau ! C’est formidable !
Le
contrôle démocratique de l’économie par les citoyens ?
Ha,
beurk. C’est mauvais. C’est ringard ! C’est vieux !
Le
téléphone portable, la voiture, la télé, les OGM, la pub, la vitesse, la
compétition ?
It’s
new ! It’s good ! Ha, quelle extase !
La
bicyclette, le potager, le théâtre, la lecture, la politique, la lenteur, la
convivialité ?
Bahhh
! It’s old, it’s bad. Beurk ! Beurk !
Mes
fils, mes filles, mes chers consommateurs, ne vous éloignez pas de votre poste
de télévision. Vous le regardez en moyenne 3 heures et demie par jour. Ces
derniers doutes parmi vous prouvent que ce n’est pas encore assez. La
consommation, la croissance, c’est le bonheur. Ne réfléchissez pas, vous
risqueriez de mettre la sécurité et la joie de vivre de tous en danger. Alors,
je vous en conjure, mes frères, unissons-nous dans la foi sacrée en la
science. Bénissons chaque jour le Grand Capital.
Amen
Refrain
:
Gloire
à toi, Grand Capital !
Gloire
à toi, Grand Capital !
Sois
le guide de no-os vies,
Éclaire-nous
de te-es lumières.
(Bis)
Couplet 1 :
Croissance,
tu es mon bonheur,
Croissance,
ô oui je t'implore.
Pour
toujours te sa-atisfaire,
Nous
irons jusqu'à piller la terre.
(Bis)
Refrain
Couplet 2 :
Consommation,
tu e-es ma joie,
Consommation,
je ne peux vivre sans toi.
Pour
assouvir tous mes désirs,
J'irai
jusqu'à tout détruire.
(Bis)
Refrain
Couplet
3 :
La
science e-est mon avenir,
Sans
elle, je n'ai pas de devenir.
Ma
croyance en elle est sans limite,
Je
ferai tout péter très vite.
(Bis)
Refrain (Bis)
P
: Mes très chers frères, prions ensemble.
Le prêtre lève les bras.
P+S : Je crois en un seul but, tout puissant,
l’avènement du capital, créateur de tous les biens matériels et immatériels.
En la croissance éternelle et infinie, au détriment
de la vie terrestre et de toutes les ressources qui s’y trouvent.
En un seul homme, saint Jean-Marie Messier, par qui
tout a été fait : qui, à nous les consommateurs et pour notre salut, nous a
donné les biens de la terre.
En la résolution de tous nos maux par le progrès
scientifique, et à l’avènement mondial du modèle occidental.
En la très sainte consommation qui apporte le
bonheur des hommes et la richesse de nos vies.
Je crois en l’avènement du Temple, seul et
unique lieu de consommation, et de tous les messages publicitaires donnés par
lui aux hommes, pour nous permettre d’y répandre notre joie à travers la
consommation éternelle.
Long silence. Le prêtre est assis et regarde par
terre. Il se lève lentement et s’avance vers l’hôtel.
P
: Nous te supplions donc, Grand Capital, de recevoir cette offrande. Daigne
rendre cette action pleinement fructueuse, afin qu’elle devienne pour nous le
signe de la Croissance des indices boursiers. Ainsi, ton fils, saint Jean-Marie
Messier prit l’euro, le bénit, le rompit et le donna à ses disciples, en
disant : Prenez et mangez-en tous, car ceci est le corps de la terre que nous
allons piller pour vous.
Le prêtre élève l’hostie pour permettre aux
fidèles de l’adorer.
P
: De même, après le conseil d’administration, prenant aussi ce précieux
calice entre ses mains riches et vénérables, il le bénit et le donna à ses
disciples en disant : Prenez et buvez-en tous, car ceci est le calice de la
sueur des hommes, la sueur de ceux qui travaillent pour nous.
Le
prêtre élève le calice pour permettre aux fidèles de l’adorer.
P
: Grand Capital, à travers ces offrandes, nous t’offrons nos vies. Nous
sacrifions 350 000 humains tous les ans sur l’autel de l’automobile afin de
satisfaire à la croissance et au progrès. Bientôt, ce sera l’humanité tout
entière qui se sacrifiera pour toi. Quand les hommes auront détruit la planète,
ils te rejoindront unis dans le royaume du premier marché. Merci, ô Grand
Capital. Saint George Bush l’avait prédit dans son royaume : “
L’environnement ne doit pas remettre en cause l’économie. ”
P
: Mes très chers frères, mes très chères sœurs, prions ensemble.
S + P : Notre Grand Capital, qui es aux cieux, que
ton idéologie soit incontestée, que ton règne total s’accomplisse, que la
volonté du marché soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous
aujourd’hui la croissance éternelle et pardonne notre sobriété comme nous
pardonnons à ceux qui n'ont pas dépensé. Et ne nous laisse pas succomber à
la tentation de nous contenter de ce dont nous avons besoin.
P
: Mais délivre-nous du mal.
S + P : Amen
P
: Délivre-nous, de grâce, Grand Capital, de tous les maux passés, présents
et à venir ; et par l’intercession de saint Jean-Pierre Gaillard, du
bienheureux et glorieux CAC 40, Dow Jones et indice Nikkei. Daigne nous accorder
l’abrutissement par une consommation sans fin et effrénée, avec la bénédiction
de saint France-Inter, saint TF1 et de tous les médias réunis ; afin que, par
le secours de ta miséricorde, nous soyons toujours affranchis du désir d’être
des humains libres et conscients, et en sûreté au milieu de tous les fléaux
qui nous menacent : prise de conscience, liberté et volonté de vivre
pleinement. Par le même saint Jean-Marie Messier, ton Fils, qui vit et règne,
Grand Capital, avec toi, dans l’unité de la croissance, de la consommation et
du progrès.
S : Amen.
P
: Que l’abrutissement par la consommation soit toujours avec vous.
S : Et avec votre absence d’esprit.
P + S : Amen.
P
: Euro du Capital, qui rachètes les péchés du monde, aie pitié de nous.
P + S : Euro du Capital, qui rachètes les péchés
du monde, donne nous des objets.
P
: Grand Capital, toi qui as dit à tes apôtres : “ Je vous laisse le marché,
soyez-y soumis ”, ne considère pas mes péchés, mais la foi dans cette vérité
; daigne soumettre et régner selon ton incontestable volonté. Toi qui, étant
Dieu, vis et règne pour l’éternité. Amen.
S : Amen
P
: Toi-même, ô Grand Capital, nous te prions.
Grand
Capital, que la réception de notre euro, que je me propose de prendre, bien que
très indigne, profite à la protection du marché et me procure le bonheur. Toi
qui vis et règne, étant Dieu, avec notre père le Grand Capital, dans l’unité
de la consommation, dans tous les siècles des siècles. Amen.
Grand
Capital, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement un indice
boursier et mes stock-options prendront de la plus-value.
Que
l’euro de notre Grand Capital garde mes actions pour la consommation éternelle.
Le prêtre boit du vin de messe.
Voici
l’euro du Grand Capital qui ôte les malheurs du monde. Grand Capital, fais
que la souillure de la contestation ne demeure plus en moi. Que l’euro régénère
les plus purs d’entre nous, et notamment le plus pur des purs : Guy Sorman
P
: Le Grand Capital soit avec vous.
S : Et avec votre absence d’esprit.
P
: Prions
P
: Nous rendons grâce au Grand Capital.
S : Et avec votre absence d’esprit.
P
: Que le Grand Capital tout puissant, la sainte croissance, la sainte
consommation et le saint progrès vous bénissent.
S : Amen
Le prêtre et les fidèles distribuent l’euro.
P
: La croissance soit avec vous.
S : Et avec mon absence d’esprit.