Mythologie de la libération
Cet été 2004 est à marquer de
la pierre grise de la monotonie bourgeoise. Il est vrai que tout l’art des
festivités étatiques est de faire crever d’ennui les esprits libres. Passe
encore que, pour honorer les résistants, on fasse défiler policiers et soldats
: cela amuse les enfants, et le plus bel État du monde ne peut offrir en
spectacle que ce qu’il a, c’est-à-dire rien de bien. Passe également que
pour fêter "Paris libéré", la capitale soit quadrillée par la
police et l’armée, même si ce paradoxe devrait faire sourire jaune.
Non, ce qui est radicalement
ennuyeux, c’est de toujours et encore voir les mêmes grosses ficelles de la
propagande étatique se dérouler sans cesse sous nos yeux, comme si elles
sortaient d’une pelote gigantesque sur laquelle il y aurait marqué "on
vous prend pour des cons". Pardonnez la trivialité de l’expression ;
mais, mieux qu’aucune figure de rhétorique ne pourrait le faire, elle rend
compte avec exactitude de l’esprit du siècle qui n’est autre que celui de
la vulgarité triomphante, représentée en premier lieu par des intellectuels
prétentieux à la solde de l’Argent. Cela ne mérite pas mieux effectivement
pour le dire qu’une expression "incivile" !
A l’occasion du soixantenaire
de
la Libération
donc, politiciens et médias ont été fidèles à la loi du genre : les
discours étaient un galimatias de platitudes redondantes, destinées, comme
dans n’importe quelle "République bananière", à récupérer
l’histoire dans le bon sens et à nous faire intégrer, par la force d’un
flot continu d’insinuations, d’approximations et d’inexactitudes voulues
que "tout va pour le mieux dans le meilleur des pays".
LES FRANÇAIS LIBERES MALGRE EUX
On a presque honte d’avoir à
le rappeler, tellement cette vérité historique est bien établie : la police
parisienne et plus largement toutes les corporations étatiques françaises
-magistrature en tête- ont collaboré et aidé les nazis à persécuter les
juifs, les homosexuels, les gitans et tous les opposants politiques.
Charles de Gaulle, qui avait une
vision claire des nécessités de la sauvegarde de ces institutions pour préserver
le fonctionnement du système capitaliste a été -avec la complicité du Parti
Communiste Français- le principal instigateur du mythe de la nation en armes
contre l’occupant. Répétons-le : avant 1944,
la Résistance
a été le fait de marginaux, la plupart étrangers. L’un d’entre eux,
l’humoriste Pierre Dac a très précisément résumé ainsi la situation :
l’ensemble de la population française a surtout résisté à l’envie de résister.
Le coup de l’occupation de
la Préfecture
de
la Seine
à Paris par les agents de police le 19 août 1944 s’apparente à l’attaque
du Palais d’Hiver à Petrograd l’hiver 1917. C’est un grand coup
symbolique et politique, décidé par une minorité, et destiné à justifier ce
qui allait suivre : a prise du pouvoir par les gaullistes... et de faire d’une
pierre deux coups. Ce formidable retournement de veste de la police allait en
effet permettre à la masse des politiciens, magistrats et autres fonctionnaires
gravement compromis dans la collaboration avec les nazis, de rejoindre ces résistants
de la 25ème heure qu’ont été les flics parisiens. Et tout ce petit monde a
pu de la sorte s’auto blanchir collectivement. En conséquences de quoi, par
exemple, M. Papon, auteur de crimes contre l’humanité, a pu poursuivre une
longue carrière dans la préfectorale puis devenir ministre sans que la justice
ne "pense" à lui demander des comptes pendant presque un demi-siècle.
Œuvre d’une minorité,
la Résistance
devient dès la libération, par la grâce d’une grossière réécriture de
l’histoire, œuvre de tous. Il s’agit de produire la cohésion nationale nécessaire
à la relance de la vie économique. Au mot d’ordre national chauvin "A
chacun son boche" du P.C. fait alors suite la propagande de
la C.G
.T. qui, en relayant l’appel à se "retrousser les manches" veillait
à remettre "
la France
au travail" et à étrangler tout départ de grève... jusqu’au déclenchement
de la guerre froide, date à laquelle le discours communiste prit un nouveau
virage. En attendant, cette union sacrée entre la droite -représentée par le
gaullisme- et une certaine gauche -incarnée par le parti communiste- permit
d’écraser les idéaux révolutionnaires qui auraient pu être véhiculés par
les véritables combattants de l’ombre. Et, par la grâce de l’alliance
gaullistes-communistes, le pouvoir étatique lamentablement échoué par sa
politique de collaboration avec les nazis, se retrouva presque aussitôt remis
à flots. Là-dessus, flonflons et musette, et le tour est joué. Si bien
qu’on nous le ressert 60 ans après.
LES ANARCHISTES ESPAGNOLS :
ENTERRES EN 1944, DETERRES EN 2004
Parmi les résistants, il y en
avait d’immédiatement présentables lors de
la Libération
: ceux de droite et les français du P.C. Mais il y en eut qui furent privés
du droit aux honneurs car la seule mention de leur existence aurait fait désordre
dans la mythologie cocardière. Non seulement ils n’obtinrent pas les honneurs
-ce dont ils se fichaient d’ailleurs généralement- mais parfois ils
n’obtinrent même pas la moindre considération comme, simplement, la
nationalité française ! Leur conduite héroïque face aux nazis n’effaçait
pas la tache indélébile d’être des juifs-étrangers communistes ou pire
encore, des anarchistes. Ainsi, dans tout le sud de
la France
, les anarchistes espagnols ont fourni les gros bataillons des maquis, pour être
aussitôt oubliés.
Pour être exacts, il faut dire
que le mouvement anarchiste espagnol en exil en France était divisé en 1939
sur la question de la résistance armée. Il y eut des polémiques sur la
question, mais, nécessité faisant loi, elles ne firent pas long feu. Chacun
donc fit ce qu’il put pour résister au massacre organisé par les grandes
puissances.
Dans toute
la France
, dans les bombes et les embuscades qui éclatèrent bien avant 1944, on pouvait
reconnaître la patte des Compañeros. Cet engagement massif des libertaires
espagnols dans
la Résistance
fut le résultat d’une réaction viscérale, individuelle et collective, face
à l’oppression fasciste, et non, comme cela devrait être le cas dans un
mouvement anarchiste, le fruit d’une démarche collectivement réfléchie.
C’est là un constat. On ne peut que regretter bien sûr cette absence de
stratégie collective, qui a facilité l’élimination de l’anarchisme du
champ social dans tout l’après-guerre. Mais il faut rappeler que les
compagnons de
la CNT
espagnole n’étaient arrivés sur le sol français que depuis quelques mois.
Ils y étaient en exil, le plus généralement "accueillis" dans des
camps de concentration (français), après avoir réalisé une révolution, mené
une guerre de trois ans, et s’être fait balayer par la coalition des
dictatures d’Europe avec la complicité des "démocraties".
Difficile dans ces conditions de mettre au point une stratégie ! Au moins
avaient-ils leurs idées suffisamment chevillées au corps pour refuser toute
collaboration et résister partout où ils le pouvaient à une époque pendant
laquelle, rappelons-le encore, un tel comportement était une rareté.
Sans se glorifier de l’entrée
dans Paris, en tête de la 2ème D.B., du char "Durruti", sans se
gargariser de la geste héroïque d’innombrables militants de
la CNT
et de
la FAI
dans la lutte clandestine contre
la Wehrmacht
, force est de dresser ici aussi un constat : ces résistants de la première
heure, l’Etat français les a tout bonnement enterrés en jouant de tous les
rouages médiatiques et intellectuels -y compris ceux qui se proclamaient de
gauche. Il lui était ainsi plus facile par exemple de laisser assassiner par
les brutes franquistes le "Commandant Raymond" (de son vrai nom
Capdevila) que de demander des comptes à Franco.
Et voici que, soixante ans plus
tard, on découvre au grand public que
la Compagnie
de Drone [2] -la première compagnie de la 2ème D.B. à avoir pénétré dans
Paris, c’est dire la portée symbolique de la chose- était composée
d’anars espagnols ! Cette "découverte" curieusement tardive devrait
faire réfléchir les esprits critiques sur la "compétence" des
universitaires et des journalistes qui ont traité pendant soixante ans le sujet
de la libération de Paris en long, en large et en travers, mais toujours en
oubliant ce petit "détail" ! On mesure bien là la complicité qui
unit la gent universitaire, quel que soit le plumage politique dont elle se
pare, à la main qui la nomme et la nourrit ainsi que celle de la gent
journalistique à la main qui la contrôle in fine, l’État.
Soixante ans après, historiens
et journalistes peuvent bien rétablir un pan de la vérité. Les protagonistes
ne sont plus là ni pour dire leurs motivations politiques du moment ni leur
analyse du présent. Leur mort physique permet d’annexer l’anarchisme à
l’union sacrée de 2004 autour de cette commémoration. Ce qui tombe bien : le
pouvoir, pour se maintenir, a besoin de l’accord de tout le monde. On a vu,
lors des élections présidentielles de 2002, l’importance qu’il accorde à
ce consensus national. Tout est bon pour cela, que ce soit le matraquage
psychologique intense -au nom de l’antifascisme- entre les deux tours de la présidentielle
[4], ou l’annexion de l’anarchisme dans les réjouissances du soixantenaire
de
la Libération.
SOMMES NOUS LIBRES ?
En fin de compte, cette
indigestion d’éphémérides, distillées et célébrées à grande pompe tous
les jours de l’été écoulé est destiné à évacuer cette question
fondamentale : sommes-nous libres ? Puisque, nous assène-t-on,
la France
a été libérée il y a 60 ans, nous n’aurions même pas à nous la poser...
Et pourtant... pendant que l’Etat
français se gargarise de
la Libération
, son Journal Officiel publie au quotidien de nouvelles lois pour restreindre
les libertés de l’individu [3] et augmenter le pouvoir de l’argent [5].
Inscrit dans une spirale répressive, l’État fait exploser le nombre de
prisonniers. La contradiction entre les faits et le discours a ainsi atteint des
sommets. Pour ceux qui auraient encore un doute, qu’ils se rappellent que
pendant que d’une main le pouvoir flatte
la Résistance
et la lutte contre l’antisémitisme, de l’autre, un des rarissimes
prisonniers qu’il trouve à libérer n’est autre que Maurice Papon, anti-résistant
notoire, responsable de la déportation vers les camps de la mort de centaines
d’enfants juifs.
K. Tule
[1] Source : http://cnt-ait.info/article.php3?id_article=1031.
. Diffusé par A-Infos.
[2] Le capitaine Drone en
question, chef de cette compagnie, a totalement et volontairement "oublié"
dans ses mémoires parues dans l’après-guerre de décrire l’origine de ses
combattants. Il semble que cela lui ait été demandé par sa hiérarchie.
[3] Le front commun appelant à
voter Chirac allait de la droite dure à l’extrême gauche à l’exception de
LO, en passant par certains "anarchistes". Le score extraordinaire
obtenu par Chirac grâce à cet ensemble lui a bien entendu laissé les mains
libres. Très rares ont été ceux qui, comme "Le Combat syndicaliste de
Midi-Pyrénées" ont appelé à l’abstention pour le premier comme pour
le second tour.
[4] un simple exemple : des
jeunes ont été envoyés en prison simplement pour être resté dans le hall de
leur immeuble.
[5] Chaque fois qu’il y a une
réforme financière (impôts...), c’est pour faire un cadeau aux possédants.
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