Napoléon versus la bête

Évidemment, après cette terrible guerre, il ne resta plus grand chose du bâtiment. Les bombes avaient aspiré tous les liens qui tenaient les concepts, les avaient séparés, si bien que tout s'écroula en de petites miettes minuscules, des poussières qui s'introduisirent, naturellement, si minimes étaient-elles, dans les fissures de la terre. Et elles ne seront les semences de rien du tout, c'est vrai.

Les gens ont décidé d'installer un ascenseur. C'est une première étape. Une bonne. Les étages, nous les construirons plus tard, se dirent-ils. Et ce sera plus facile de transporter les matériaux, puisqu'on aura ascenseur.

Tout le monde était plutôt enthousiaste. Sauf Napoléon, mais ça, c'est une autre histoire. Il n'y avait plus rien et on s'en donnait à cœur joie, dans la construction des bases de la maison. On installa un sous-sol auquel on ne prêta pas beaucoup d'attention. Personne ne voulait y habiter, et ils avaient raison: le rez-de-chaussée était superbe: des couleurs partout, en beaux tourbillons tourbillonnant. Une lampe gigantesque éclairait les murs ronds sans éviter de cacher certains trous noirs que l'on découvrait en poussant sur le côté des rideaux de paillette. Les filles portaient de toutes petites jupes qui découvraient longtemps leurs jambes bronzées ou pas. Le teint brun des garçons était assez courant, mais moins que les collets en froufrou et les sourires.

L'ascenseur est arrivé. Ding.

Les habitants du premier étage étaient les enfants des souriants. Ils avaient déménagés en prenant ascenseur un joli jour de chicane. Ils avaient montés d'un étage. Et maintenant, ils pouvaient surveiller les allez et venues de leurs ancêtres proches. Ils embrassaient le monde de leurs parents et y avaient ajouté un élément. Leur univers était plus grand, ils étaient plus près d'à peu près tout et aussi du soleil. L'ambiance était bonne au premier étage. On pouvait bien faire l'amour à n'importe qui, qu'on le fasse bien ou mal. Cela était égal. On s'en balançait.

Une autre fois, ascenseur est arrivé, a appelé les clients. Et plusieurs ont répondus. Ils ont montés d'un étage. Ils n'étaient pas nombreux. Quelques-uns. Eux mêmes avaient le pouvoir sur leurs parents. Ils pouvaient les voir, de leurs fenêtres et des trous qu'ils avaient creusés dans les murs. Sauf Napoléon, mais ça, c'est une autre histoire.

Le pouvoir

Tout est une question de degré, de connaissance et de prévision. Puisque l'humain avance dans le temps, souvent sans l'accord de sa propre volonté, vous n'avez qu'à vous écarter de quelques mètres de leur territoire temporel et à leurs cracher dessus lorsque vous serez à l'abri. Le pouvoir actuel est le suivant. Si, autrefois, on cassait la mâchoire d'un autre pour lui enlever son bien, aujourd'hui, on a qu'à montrer son poing. Puisque celui-ci est devenu plus puissant, à cause des armes qui l'accompagnent, les degrés d'agression sont moins fins et nombreux -c'est désormais la vie ou la mort: les blessures ne surviennent que lorsque l'agression est ratée-, puisque notre humanité a simplement voulu se protéger d'elle-même et assurer sa subsistance et que, pour cela, elle a bâti une pensée humaniste et pacifiste, le combat n'aura même pas lieu. Tout est donc dans la menace. On ne casse plus la mâchoire, on montre notre capacité de la casser facilement et impunément.

Peu importe la vérité. Ce qui importe vraiment, c'est ce qui a pu être prouvé. Il peut y avoir deux sortes de menace. La menace de la force, et la menace de la dextérité. Si vous pouvez le frapper fort, c'est bien, mais si vous pouvez prévoir l'arrivée de tous ses coups, sa mâchoire pourra se décrocher plus vite.

Napoléon, un jour, se trouva devant un ennemi qu'il devait pulvériser. La peur de la punition sociale avait été annihilée parce que le combat avait été officialisé, c'est à dire coupé de toute interdiction émise par la loi. On avait invité des témoins et un arbitre, le déroulement devenait régulier et l'histoire qui en découlerait pourrait être attestée par le sigle de l'officiel.

Le combat put commencer et le côté juridique et social retranché, le duel était épuré à sa plus essentielle valeur. Napoléon versus la bête.

La bête. Elle habitait au sous-sol. Elle monta les étages grâce à ascenseur. Elle s'introduisit dans l'appartement de Napoléon, grande, gigantesque. Elle le prit par les pieds endormis, ce qui le réveilla. Mais Napoléon connaissait tous ses gestes, prédit tous ses coups. La bête s'avançait pour asséner un coup et Napoléon avait déjà pu l'éviter avant même qu'il ne soit esquissé. Il avait tout compris du comportement de la bête, a avalé toute sa personne et y avait ajouté la sienne, une suite de fonctions qui servaient à voir la bête selon une distance extérieure et à connaître les trous de son armure.

La bête s'affaissa contre le sol. Napoléon l'avait vaincu. Tout le monde était content. Sauf Napoléon mais ça, c'est une autre histoire.

Résumons. D'autres enfants avaient succédé à leurs parents et construit une résidence à l'étage du dessus. Puisque le territoire et la jeunesse de leurs parents avait été circonscrits dans une époque et une décennie, et que plus jamais ils n'auront l'occasion d'avoir la parole pour se défendre, les enfants détruisirent leur ère de belle façon, ridiculisant chacune de leurs caractéristiques, ridiculisant les actions que leurs parents avaient entamées pour ridiculiser leur grands-parents.

Les décennies passèrent sans accroc. Évidemment, Napoléon finit par se faire battre par un homme qui avait intériorisé la bête, Napoléon, et qui avait en plus ajouté à cela un système qui permettait de circonscrire la personnalité de Napoléon.

Les décennies passèrent et les enfants se rendaient compte des limites de leurs parents. Et ainsi de suite.

Un jour, ascenseur ne voulut plus monter. On en descendit pourtant. Des enfants très arrogants, qui avaient tout vu. Tout le long de leur vie, ils s'étaient assis à l'arrière des autobus et des salles de cinéma et des classes, pour voir les gens et les ridiculiser. Personne ne les voyaient, eux, et c'est pour cela qu'ils étaient blindés. Ils observaient le monde entier au second niveau. Tout y passait, les habitants de l'immeuble, la vie, les grandes certitudes. Ils avaient tout connu, avalé l'Histoire entière du siècle, jugé toute la création humaine, ridiculisaient tout et même eux. Ils s'avalaient eux-mêmes et circonscrivait leur propre monde. La limite, ils la connaissaient. On ne put jamais les déloger de leur position. Dans tous les combats, ils en connaissaient déjà l'issue. Ils étaient des maîtres. Maîtres de la décennie, maîtres du siècle et du millénaire. Ils avaient été jeunes lorsque l'humanité en était au sommet d'une de ses balises.

Et après? Et leurs enfants? Ascenseur ne veut plus monter, rien ne veut plus avancer. C'est le temps d'appuyer sur "enter" et de passer à la ligne suivante de l'histoire, peut-être...

C'est ce qu'ils firent. S'ils voulaient garder la valeur d'être aux étages du haut, il fallait qu'il y en ait en bas. Ils descendirent les étages, observant ce qui avait été fait dans ce bâtiment. Au bas de l'édifice, ils se trouvèrent devant rien. Ils étaient épurés de toute histoire, de tout souvenir. Tous les clichés pouvaient s'appliquer. Une page à tourner, une étape à passer, l'arrivée d'une nouvelle ère. L'humanité avait déjà raconté des histoires en ce sens, de ces angoisses devant le futur lorsque celui-ci n'est pas accroché au passé.

On planta le sous-sol sur lequel on installa un rez-de-chaussée auquel était accroché un ascenseur. On décora ce premier appartement assez modestement, avec les souvenirs de la dernière époque, conscients que toutes les générations à venir, pour toutes les ères à venir, jusqu'à la fin du prochain millénaire, allaient rire d'eux les ridiculiser, sans considérer qu'il s'agissait d'une autre époque, d'une autre vie. Mais on respectera leur caractère de pionniers. Modestement, ils bâtissent.

 


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