Nietzsche
et les débuts de l'athéisme d'aujourd'hui
Le texte suivant est tiré de
l'excellent livre de Marc Haffen, "L'athéisme" dans la
collection "Ouverture. L'athéisme n'est pas récent même si le mot
l'est. Ce livre relate son histoire.
L'athéisme du XIXème siècle doit au philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900) l'une de ses formules les plus célèbres et les plus radicales: "Dieu est mort !" Et c'est nous qui l'avons tué!
Et pourtant son sens n'est pas très clair. C'est un fait incontournable que le premier attribut du dieu est son immortalité. Les immortels, ainsi sont-ils nommés par les Grecs comme aujourd'hui encore les hommes sont d'abord les mortels. La notion de déicide fondée sur la nécessité de la mortalité préalable du dieu apparaît d'emblée comme une impropriété logique. Ainsi, non seulement l'attribut immémorial du dieu, son immortalité, se trouve être assassinée, mais un aussi considérable forfait vient juste de se produire. Ce crime est le nôtre, nous Occidentaux, et comme tel, bouleverse notre sensibilité d'homme moderne. Pourtant, Nietzsche n'exhume qu'un état de fait. Partout il est lisible dans le corps culturel de son siècle que le décès de Dieu est bel et bien survenu et, cependant, l'auteur s'indigne : une si illustre mort eût dû inaugurer un autre règne, celui d'une libération radicale du joug divin. Or, il n'en serait rien. Le Dieu agonisant, c'est le Dieu chrétien. La chrétienté, et en elle la bourgeoisie libérale, n'ont pour l'heure que transformé le christianisme en humanisme bon teint, pétri de part en part d'idéaux chrétiens dévalorisés. Dieu aurait donc été tué en vain. Le contemporain de Nietzsche reste platonicien et de teinture chrétienne. Le vrai monde n'est pas l'ici-bas sur lequel l'homme libéré pourrait avoir un pouvoir égal aux dieux et vivre selon ses instincts, c'est l'au-delà. C'est la promesse de salut pour le faible qui invite au renoncement, à la résignation, à la douceur. Or, le Dieu à abattre, c'est pour Nietzsche cette morale-là, "morale d'esclaves", qui bride l'homme et ses pouvoirs, même s'il est bon qu'elle en limite certains. Peu à peu, elle rapetisse l'homme et le maintient à son plus bas niveau, celui du "troupeau".
La morale chrétienne conduit au néant et c'est pourquoi elle est un nihilisme. L'homme antique était le sujet mais aussi le protégé des dieux. L'homme nouveau a tué le divin : le voilà orphelin. Il désespère mais, peu à peu, naît en lui une autre échelle des valeurs. Barrer l'illusion d'un monde ordonné par la parole divine, c'était la condition nécessaire pour qu'advienne le surhomme. Le voilà! Sa caractéristique, c'est la volonté de puissance. Son but n'est pas de prendre la place du dieu déchu: celle-ci est simplement devenue vide, dévitalisée, inopérante. Prendre toute la mesure de soi-même, hors de Dieu et de sa morale aliénante, être le plus fort et se déployer aussi loin que cette force le permet, c'est cela vivre à présent. C'est accéder à une nouvelle aristocratie, celle du fauve, de "la superbe brute blonde rôdant en quête de proie et de carnage" (Généalogie de la morale, 1887)
Certes, l'athéisme nietzschéen est bien une libération de l'homme pris dans les rets du divin. Dieu ne peut plus être, puisqu'il y a maintenant l'homme et ce dernier est à lui-même sa mesure. Mais se mesurer à hauteur d'homme, être humaniste, n'implique pas obligatoirement une "morale" du maître. L'athée vertueux, ancêtre du républicain, existe au moins depuis Bayle et il n'est pas infréquentable malgré les anathèmes distribués par les clercs.
Certes, le mérite de Nietzsche
est d'avoir montré que l'athéisme du siècle révolutionnaire n'était pas
radical, qu'il ne renversait pas l'ancienne hiérarchie chrétienne des valeurs.
Mais cet athéisme total n'accouche que de l'arbitraire le plus trivial. Et cela
d'autant plus qu'il se veut esthétique: au surhomme la beauté, la force, la maîtrise,
au chrétien la laideur, la faiblesse, la soumission. En faisant table rase sur
le passé, en coupant l'homme de sa mémoire, en faisant de lui un enfant
innocent ou un oublieux créateur de son propre monde, en suscitant le surhomme,
voilà qu'apparaît le sous-homme, la brute nordique. Un athéisme raciste vient
de naître, qui allait nourrir, cinquante ans plus tard, le nazisme. Dès lors,
une revanche de l'Allemagne corrompue par Rome peut advenir à la fin, tandis
qu'au début était annoncé, par Nietzsche encore très jeune : "je crois
à ce vieux mot germanique : tous les dieux doivent mourir"
L'athéisme nietzschéen est une négation de la morale chrétienne, mais il ne
condamne pas le dieu métaphysique : les cinq preuves de l'existence de Dieu de
Thomas d'Aquin ne sont même pas évoquées. Le père céleste est d'abord mort
pour l'homme. Est-ce à dire, comme Karamazov de Dostoïevski, que tout alors
est permis ? Non pas. L'athéisme du
surhomme n'est pas un libertinage, mais au contraire, continuelle victoire sur
soi et, pour tout dire, une religion du nouveau dieu, le surhomme. Celle-ci est
avant tout une "doctrine de la hiérarchie", une "échelle
cosmique des puissances" et se diviniser est devenu un devoir, une tâche
difficile et laborieuse. C'est pourquoi et contrairement à l'acception moderne
de la célèbre proclamation nietzschéenne, cet athéisme-là est un
radicalisme élitiste. On sait maintenant quelle sorte d'élite est venue.
Mais Dieu n'est pas simplement mort pour l'homme. Il l'est aussi pour l'univers qui l'entoure. Celui-ci n'est plus un ordre (cosmos), un jour créé et évoluant vers une fin, il n'est plus qu'une palpitation, une respiration toujours recommencée, celle de l'éternel retour du même.
Le monde! Le voilà incréé, c'est-à-dire sans naissance et sans mort, donc sans créateur nécessairement différent de lui: simple alternance d'opposés (vie/mort, bien/mal, réveil/repos) à l'infini, sans début, ni fin. C'est renouer avec le devenir d'un Anaximandre, Héraclite ou Empédocle. Ce sera le postulat fondateur de l'athéisme cosmologique moderne: si Dieu n'existe pas, le monde n'a pu être créé. Ce dernier est donc éternelle répétition cyclique.
Nous espérons que cette relation d'une partie de notre histoire sociale amènera beaucoup de lecteurs à se documenter sur nos croyances ou mécréances et nous restons à leur disposition pour les y aider.
Maï
10/2002