L'Homme et son Âme devant la société[1]
(Extraits)
Oscar
Wilde
L'individualisme
est une force qui dérange et qui désintègre
Si la propriété ne comportait
que des plaisirs, nous pourrions la supporter; ses devoirs la rendent
insupportable. I1 est dans l'intérêt des riches que nous nous en débarrassions.
Nous admettrons volontiers les vertus des pauvres, non sans les déplorer. Ne
nous dit-on pas souvent que les pauvres sont reconnaissants de la charité qu'on
leur fait ? Certains, sans doute, mais les meilleurs d'entre eux ne le sont
jamais. Ils sont ingrats, mécontents, désobéissants, révoltés. Ils ont bien
raison. La charité n'est à leurs yeux que ridicule et dérisoire esquisse de
restitution, ou une aumône sentimentale que les sentimentaux accompagnent généralement
d'une arrogante prétention à exercer leur tyrannie sur la vie privée des
pauvres. Pourquoi ceux-ci devraient-ils se montrer reconnaissants des miettes
qui leur tombent de la table des riches ? Ils devraient y être assis, et ils
commencent à s'en rendre compte. Quant à être mécontents, quiconque ne le
serait pas dans de tels décors et avec un tel mode de vie ne serait qu'une
parfaite brute. La désobéissance, pour qui connaît l'histoire, est la vertu
spécifique de l'homme. C'est par la désobéissance qu'il a progressé, par la
désobéissance et par la révolte. On loue parfois les pauvres de leur frugalité.
Il est aussi grotesque qu'insultant de conseiller aux pauvres la frugalité.
C'est comme si l'on conseillait à un homme qui meurt de faim de moins manger.
Il est absolument immoral pour un travailleur de la ville ou de la campagne de
cultiver la frugalité. L'homme n'est pas fait pour prouver qu'il peut vivre
comme un animal mal nourri. Il doit refuser ce genre d'existence, et se mettre
à voler ou s'adresser à l'Assistance publique, ce que d'aucuns considèrent
comme une forme de vol. Quant à la mendicité, il est moins dangereux de
mendier que de voler, mais il plus noble de prendre que de mendier. Non: un
pauvre, qui se montre ingrat, peu frugal, mécontent, et révolté, a des
chances d'être une véritable personnalité et d'être capable de grandes
choses. Il constitue, de toute façon, une saine protestation. Nous pouvons,
certes, avoir pitié des pauvres qui pratiquent la vertu, mais nous ne saurions
les admirer. Ils ont pactisé avec l'ennemi et ont vendu leurs droits naturels
pour un bien mauvais plat de lentilles. Ils sont sans doute aussi d'une
extraordinaire stupidité. Je puis fort bien comprendre qu'un homme accepte des
lois qui protègent la propriété privée et en tolèrent l'accumulation,
pourvu qu'il puisse lui-même dans de telles conditions, mener une forme de vie
imprégnée de beauté et d'intellectualité. Mais il me paraît presque
incroyable qu'un homme dont la vie est gâchée et rendue hideuse par de telles
lois puisse les tolérer plus longtemps.
L'explication n'en est pourtant
pas très difficile. C'est, tout simplement, que la misère et la pauvreté sont
si totalement dégradantes, et ont un tel effet paralysant sur la nature des
hommes, qu'aucune classe n'est jamais vraiment Consciente de sa propre
souffrance. Il faut que ce soit les autres qui lui en parlent, et il n'est pas
rare qu'elle refuse entièrement de les croire. Ce que nous disent des
agitateurs les gros employeurs de main-d'oeuvre est indubitablement pertinent.
Les agitateurs sont des gêneurs qui se mêlent de tout, et qui viennent semer
le mécontentement dans des classes sociales jusque-là parfaitement contentes
de leur sort. C'est justement pourquoi ces agitateurs sont si essentiellement nécessaires.
Il n'y a rien de nécessairement
digne dans le travail manuel, et il est, la plupart du temps, absolument dégradant.
I1 est mentalement et moralement néfaste à l'homme d'accomplir un travail
auquel il ne prend pas plaisir, et bien des travaux ne sont que des activités
qui ne réservent aucun plaisir, et qu'on doit considérer comme telles. C'est
une dégoûtante occupation que de balayer huit heures par jour sous le vent
d'Est un croisement boueux. II me paraît inimaginable qu'on puisse le faire
avec dignité mentale, morale ou physique. Il serait épouvantable qu'on le
fasse avec joie. L'homme est fait pour autre chose que pour remuer la saleté.
Tout travail de ce genre devrait être fait par une machine.
Je ne doute pas qu'il en sera
ainsi. L'homme, jusqu'à ce jour, a, dans une certaine mesure, été l'esclave
de la machine; il y a quelque chose de tragique dans le fait que l'homme a
commencé à souffrir de la faim dès qu'il a inventé une machine pour le
remplacer. Ce qui n'est, évidemment, qu'une conséquence de notre système basé
sur la propriété et la concurrence. Quelqu'un possède une machine qui
accomplit le travail de cinq cents hommes. Cinq cents hommes, par conséquent,
se retrouvent sans emploi et, privés de travail, ont faim et se mettent à
voler. Un seul homme bénéficie du produit de la machine; il conserve pour lui
cinq cents fois plus qu'il ne devrait avoir et, probablement ce qui est beaucoup
plus grave, beaucoup plus qu'il ne désire vraiment. Si la machine était la
propriété de tous, chacun en bénéficierait. Cela constituerait un immense
avantage pour la communauté. Tout travail monotone, ennuyeux, tout travail
impliquant des contacts répugnants, des conditions déplaisantes, devrait être
accompli par la machine. Les machines doivent travailler pour nous dans les
mines de charbon, assumer les services d'hygiène, chauffer les vapeurs,
nettoyer les rues, transmettre les messages sous la pluie, se charger de toutes
les besognes fastidieuses ou déprimantes. La machine ne fait, pour le moment,
que concurrence à l'homme. Elle le servira quand on aura rétabli les choses.
Il n'y a pas de doute qu'elle nous réserve cet avenir; de même que le gentleman-farmer
peut dormir pendant que ses arbres poussent, l'Humanité se distraira, jouira
des plaisirs de la culture - qui sont les buts authentiques de l'homme, et non
le travail -, fabriquera de belles choses, lira de belles choses, se contentera
de contempler le monde avec délice et admiration, pendant que la machine se
chargera de toutes les choses nécessaires et déplaisantes. La civilisation a
besoin d'esclaves. Les Grecs, en l'occurrence, avaient parfaitement raison. La
culture et la contemplation sont quasiment impossibles sans esclaves qui se
chargent des travaux rebutants, hideux, inintéressants. L'esclavage humain est
odieux, aléatoire et démoralisant. L'avenir du monde dépend de l'esclavage mécanique,
de l'esclavage de la machine.
***
Le passé est ce que l'homme
n'aurait pas dû être. Le présent est ce qu'il ne devrait pas être. L'avenir
est ce que sont les artistes.
On nous dira qu'un tel idéal est irréalisable et va à l'encontre de la nature humaine. Et c'est pourquoi cela vaut qu'on le mette en pratique, et qu'on le prône. Car qu'est-ce qu'un plan pratique, sinon un plan qu'on a déjà réalisé, ou qu'on peut poursuivre dans des conditions acquises'? Or, c'est justement aux conditions existantes que l'on s'attaque; un plan qui s'en satisfait ne saurait être que mauvais, insensé. On se libérera de ces conditions-là, et la nature humaine sera transformée.
[…]
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