Où l’on ne récolte que ce que l’on sème
Ce n’est pas tant des " événements des banlieues" dont je
vais traiter ici mais ce sont eux et les réactions que j’ai pu lire et
entendre à leur propos qui m’ont amené à écrire cet article. Ce que je me
propose de faire, ce n’est pas d’attribuer des responsabilités, de
stigmatiser un comportement, une population – j’éviterai même de me
prononcer dessus – mais de dégager un contexte qui est celui de la société
française aujourd’hui, dont je considère qu’il offre une grille de lecture
pertinente notamment des "évènements" eux-mêmes.
Je ne prétends pas à l’analyse détaillée et complète, juste à
susciter des interrogations et apporter des arguments à la réflexion de
quiconque me lira. A bon entendeur,
On ne peut jamais anticiper la qualité ou la quantité d’une récolte à
venir, tout au plus pouvons-nous la supputer, en fonction des conditions météorologiques
sévissant durant son cycle de maturation. En revanche, on ne récolte que ce
que l’on sème. La société échapperait-elle à cette logique ?!
Pour se constituer industriellement le capitalisme aux 18 et 19èmes se
dut de capter une main d’œuvre abondante. Qui connaît un tant soit peu la période
sait ô combien ce n’est pas par plaisir ou par consentement, ni parce
qu’ils s’étaient découverts une vocation que s’entassèrent hommes,
femmes et enfants dans les manufactures. La force, la répression, la menace,
loin d’être spécifiques aux origines constituent surtout une norme, une règle
du développement capitaliste[1].
En réalité elles sont un moyen comme un autre (et donc plus qu’un autre en
l’absence d’autres) d’imposer une idéologie à la réalité sociale, de
faire entrer la théorie dans le réel. Le long du 19ème siècle les
ouvriers s’organisent, leur permettant ainsi de s’ériger en force politique
c'est-à-dire à la masse ouvrière de se constituer en prolétariat. Le
capitalisme traîne dans son sillage des misères et des frustrations qui seront
au cœur des conflits et des revendications ouvrières. Au 20ème siècle
cependant, quelque chose d’inédit se passe : les frustrations sociales
inhérentes au système économique sont génialement canalisées grâce au
compromis dit fordiste : en échange de meilleurs salaires, d’un accès
à la consommation, de l’espérance d’accéder à la classe moyenne, le prolétariat
renonce progressivement à la critique sociale et au conflit.
Le capitalisme venait alors de résoudre ou du moins dépasser une de ses
contradictions : faire adhérer les travailleurs à leur propre
exploitation. Ceci mènera à la fin des prolétaires comme classe.
Le capitalisme venait là de réaliser d’une pierre deux coups, et pas des
moindres. Non seulement il se
donnait les moyens d’une croissance à venir (extension des marchés), et
surtout il rendait tout à son avantage le rapport de force politique pour
longtemps: les prolétaires en tant que classe se dissolvent jusqu’à finir
par ne plus représenter qu’une masse[2]
de consommateurs.
Désormais pour le libéralisme[3],
tout serait permis.
Largement débarrassés de ses opposants, les capitalistes s’emparent
lentement mais sûrement des moyens politiques de leurs ambitions, ils
soumettent peu à peu la réalité à leurs rêves.
Depuis surtout les années 70 et de façon exponentielle, grâce à la
dynamique du système, à sa créativité, sa faculté de récupération, son
obligation d’accumulation, le capitalisme s’invente des secteurs et
soumet ceux qui traditionnellement dev(r)aient lui résister (l’école,
la santé). L’avènement de l’ère audiovisuelle, de la communication, accélérera
encore l’emprise du capitalisme sur la société. La marchandise pénètre
tout, jusque l’homme, et jusque sa conscience. Le libéralisme a triomphé.
L’individu s’isole, les solidarités d’antan s’effilochent, les
groupes se rétrécissent, chacun dans son coin désormais impotent tente comme
il peut de sauver sa propre peau, de tirer parti comme il peut de la nouvelle
situation. Les barrières sautent, les obstacles sont écartés (l'État en est
réduit à accompagner le mouvement, et de façon particulièrement exclusive
depuis 2002).
Depuis une dizaine d’années on voit qui s’amplifie le phénomène des délocalisations[4],
augmentant toujours le nombre des "laissés pour compte" dans les sociétés
qui économiquement avaient déjà atteint un certain degré de développement.
Cela n’est pas nouveau[5]
et encore moins contradictoire avec la dynamique du libéralisme et vu le peu
d’oppositions et la faiblesse (de moyens, d’idées, de volontés) des
projets alternatifs, cela ne risque pas de s’atténuer dans l’immédiat, à
moins que le libéralisme lui-même ne scie plus tôt que prévu la branche sur
laquelle il est assis comme le prévoit Marx !
Il est incontestable que dans sa traînée le libéralisme génère une
pauvreté globale croissante, éparpillée partout, depuis le Burundi, le
Cambodge, l’Afghanistan, le Nicaragua,
Ces frustrations engendrées par la pauvreté, l’exclusion et qui se
superposent aux maux du libéralisme "gagnant" (sic) – comme
le stress – peuvent-elles aboutir
à autre chose que des schizophrénies[6],
des violences inédites, insaisissables en soi car ne participant plus d’une
logique claire et précise ?
Durant la gouvernance socialiste en France, ce genre de choses ne s’était
pas produit, dixit Jospin pour le journal Le
Monde en référence à la flambée incontrôlée de violences urbaines.
Cela dit-il parce que de son temps (sic !) existait un certain respect, une
certaine disposition au dialogue qui aujourd’hui n’existent plus[7].
Ce dont souffre la société, c’est d’absence d’un projet social. Pour les
ultralibéraux il ne peut y avoir de société au-delà de l’économique, et
c’est là toute son "insoutenabilité", toute son irrationalité.
C’est là toute sa violence mise à jour par des politiques strictement libérales ;
c’est là aussi la faillite, l’échec, des politiques de "gauche".
Pour le socialisme à la française, le système n’est pas parfait mais peut
être amélioré, corrigé, comme s’il s’agissait de revoir la forme indépendamment
du fond ! Libéralisme social ?
Autant dire économie sociale de marché, philanthropie des colons, charité chrétienne
des inquisiteurs !
Il n’y a donc plus de dialogue possible, tout juste des coups de bâton
pour qui ne peut digérer ses rogatons en silence.
Banlieue parisienne, un jour presque comme les autres : deux jeunes
s’électrocutent bêtement, les autres s’énervent, des caillasses, des
feux, les flics qui pointent leur nez, ça s’échauffe. Scène relativement
ordinaire dont on fera tout un plat médiatique.
La meilleure arme dont on dispose aujourd’hui est la communication. Or, le
libéralisme s’est arrogé une sorte de monopole visuel et auditif de
celle-ci. Il soumet à sa logique presque toute la télévision, la radio, la
presse écrite. On s’en est rendu compte clairement lors de la guerre du Golfe
en 1991, on oublie trop souvent que cela est la routine. Dans un livre[8]
récent, préfacé par E.A. Seillière, Patrick Le Lay, PDG de TF1, parle sans détour
des priorités des chaînes commerciales :
"Il y a beaucoup de façons de
parler de la télévision.
Mais dans une perspective business,
soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par
exemple, à vendre son produit.
Or pour qu'un message publicitaire
soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible.
Nos émissions ont pour vocation de
le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer
entre deux messages.
Ce que nous vendons à Coca-Cola,
c'est du temps de cerveau humain disponible".
"Rien n'est plus difficile que
d'obtenir cette disponibilité.
C'est là que se trouve le changement
permanent.
Il faut chercher en permanence les
programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un
contexte où l'information s'accélère, se multiplie et se banalise".
Cela est-il clair assez ?
Pour en revenir aux "banlieues". A Roubaix (59), dans le quartier
de l’Épeule ou des Trois ponts, après deux nuits durant lesquelles les
voitures crament par dizaine, des animateurs font remarquer qu’il n’y a pas
de tension particulière chez les jeunes. C'est-à-dire que si l’on brûle
davantage de voitures ce soir qu’hier, ce n’est pas pour revendiquer quoique
ce soit, parce qu’il y aurait un malaise au-delà de celui habituel, même pas
tant par contestation, c’est surtout par imitation. Imitation, voilà qui
n’est pas forcément intelligent mais en revanche très intéressant. Comment
en sont-ils arrivés à s’imiter les uns les autres distants de dizaines et
centaines de kilomètres sans même sortir de leur quartier ! La té-lé-vi-sion !
Quel est finalement le rôle des médias dans cette flambée de violences ?
Le rôle ou la responsabilité? Les journalistes invoqueront le droit à
l’information, certains d’entre eux même croiront en ce qu’ils disent.
Personnellement, je ne peux pas m’empêcher de me poser la question
suivante : jusqu’à quel point y a-t-il intérêt à (sur)médiatiser ce
genre d'événements ? Après tout, cette question n’est pas hors de son
contexte. Quoi de mieux par exemple[9]
qu’une bonne vague d’insécurité - relativement isolée d’ailleurs (à
certains quartiers populaires) mais dont l’effet grossi à la loupe ne peut
que créer un climat d’insécurité total[10]
– pour justifier les pires (ou les meilleures, selon le point de vue !)
politiques sécuristes qu’une république puisse mettre en place? Ne
faut-il pas dans ce genre de régime pouvoir justifier un tant soit peu des
actions à entreprendre surtout lorsqu’elles contredisent certains droits
qu’on eut pu croire jusque là acquis ?! Il me semble que se poser ces
questions relève de l’honnêteté intellectuelle. Et puis l’effet de
confusion entre la cause et l’effet est dans une grande partie garanti :
contre qui vais-je me liguer après ça? Est-ce un ministre de l’intérieur
qui a brûlé ma caisse ? Lui ne fait-il pas de son mieux pour rendre ma
vie plus sûre ?!!!!!!!
Aujourd’hui, la seule réponse politique à la question que soulèvent ces
événements est celle du retour à l’ordre. Les mots, pourvu qu’on les
regarde, qu’on les entende, en disent assez. De quel ordre parle-t-on ?
De celui qui justement crée les conditions propices au renouvellement et à la
propagation de ce genre d'événements. Celui-là même qui soigneusement
s’est appliqué à mettre en terre et cultiver ces frustrations, tantôt par
crédulité tantôt avec le pire cynisme.
C’est être de mauvaise foi que de croire qu’en cela consiste une
solution. Et c’est être à côté de la plaque et en rajouter une couche que
d’annoncer par exemple, l’accélération du processus de rénovation du parc
HLM, de parler d’intégration par l’emploi, et bien d’autres encore qui
n’ont même pas le mérite d’être une tentative de dialogue[11].
"Oui mais il y a urgence…", pourrait-on s’indigner. Effectivement
il y a urgence mais aussi grande puisse-t-elle être, il n’y a guère ici de
solution dans l’urgence. Il ne s’agit plus maintenant de faire du chiffre
mais de revoir les principes mêmes de notre comptabilité. Encore une fois nous
sommes en train de boucler une boucle. Et un tour de plus vers le pire !
Combien de temps avant que nous nous décidions à sortir – à s’extirper
plutôt, vu comme nous y sommes embourbés – de cette façon de pensée en
cercles ? Tant qu’on n’aura pas pris toute la mesure de la violence du
libéralisme – comme application du principe économique du capitalisme à
tout le social -, on sombrera toujours plus dans la confusion et le désespoir
social. Ne serait-il pas temps de repenser ce qu’on sème – et ici nous
sommes tous également responsables – plutôt que de se lamenter sur nos récoltes ?
A méditer.
Stefan dV, 9/11 novembre 2005
[1]
On pourra par exemple consulter M. Beaud, L’histoire
du capitalisme, 1990 (2ème ed.).
[2]
Par masse, comprenez ici mouvement, flux, flot,; pas de conscience politique
commune comme dans la classe. Masse consumériste c'est-à-dire un flux
d’individualités dont le seul but est pour chacun d’étancher sa soif
personnelle.
[3]
Je fais la distinction entre le capitalisme et le libéralisme en faisant du
second l’expression politique et sociale du premier, lequel premier ne
correspondant qu’à une forme d’organisation de l’activité économique.
[4]
En réalité il ne fait que rattraper le temps "arrêté",
"suspendu" des "politiques
sociales". Comme aussi il profite de la manne de
l’effondrement des pays communistes qui
disponibilise une main
d’œuvre très qualifiée à prix dérisoire.
[5]
Marx déjà constatait les phénomènes de délocalisation.
[6]
Ici entendue comme une perte de contact avec la réalité, une confusion des
pensées, une altération des sens : on ne sait plus le pourquoi et le
comment des choses.
[7]
Nous ne pouvons plus douter depuis Raffarin que "ce n’est pas la rue
qui gouverne" mais surtout il nous faut comprendre aujourd’hui que
tout ce que nous aurions à dire n’est plus audible car les choix désormais
ne peuvent plus être guidés que par le réalisme économique (sic).
[8]
Les dirigeants face au
changement, Editions du 8ème jour.
[9]
Je dis par exemple comme P. Le Lay
dit par exemple pour citer Coca
Cola.
[10]
au point que le tourisme est en ce moment déconseillé en France.
[11]
Cf. pour ces derniers les propos de N. Sarkozy.