PARCE QU'ANARCHISTES...
POUR UN LAPIN !
Séverine (*)
A Émile Bergerat
Je sais bien que les anarchistes sont un petit peu moins que
les chiens : aux yeux des bourgeois d'abord - cela, c'est la guerre ! - mais
surtout aux yeux des socialistes gouvernementaux, des socialistes d'État.
Jamais frères ne furent davantage ennemis ; jamais voisins ne s'exécrèrent si
cordialement ; jamais plus de détritus et de projectiles ne franchirent le mur
mitoyen !
La fameuse devise de nos murailles : Liberté-Égalité-Fraternité,
garde au moins les apparences envers le commun des mortels, est de
mise à peu près pour tous... sauf pour les compagnons ! Ces gens, à qui est
demandé le respect de la loi, sont d'avance hors d'elle ; quoi qu'ils fassent,
c'est le maximum !
Il faut trouver un jury intelligent et humain, comme celui
devant qui comparut Francis, pour que l'anarcho soit traité, non pas avec
faveur, mais en simple citoyen. Et que si un président est poli, que si juges
et jurés en agissent envers l'homme comme il devrait toujours en être à l'égard
d'un prisonnier, d'un accusé, au lieu de les encourager dans cette voie (qui
est la bonne), un charivari d'imprécations s'élève : "Ah ! les lâches...
qui ont eu peur !"
Comme c'est malin ! Comme c'est digne ! Et comme c'est juste
!
Si bien qu'il y a, en vérité, deux catégories d'individus
: le tas de messieurs, républicains, monarchistes, radicaux, opportunistes,
pour qui le Code est fait ; à la tutelle, à l'intervention, à la clémence
duquel ils ont recours, de droit - et le groupe qui ne connaît, du même, que
la négation en matière de protection, et l'outrance en matière de châtiment
!
Il en est de cela absolument comme des familles où le
dernier né, sans qu'on sache pourquoi, est la cagnotte à gifles, la tirelire
à coups de pieds. L'amour paternel, maternel, qui se manifeste, envers les
autres, par des caresses, des gâteries, des friandises, et des noms d'oiseau,
prend, envers le cadet de la race, le culot, cette forme particulière. Et l'on
s'étonne qu'il ait de "mauvais instincts" ! Et l'on s'effare qu'il
tourne mal !
Mais c'est s'il tournait bien qu'il y aurait de quoi rendre
l'âme... de saisissement ! Chaque fois qu'il est question de l'anarchie, de ses
rapports mouvementés avec la magistrature, je songe au douloureux et sardonique
Poil-de-Carotte, de Jules Renard, cette féroce, cette impitoyable satire
de certains élevages modernes.
- Comme cet enfant est méchant !
Oui, monsieur, oui, madame, il est incontestablement méchant.
Mais si vous saviez que de peine on s'est donné, avant que d'en arriver là ;
si vous saviez avec quelle sollicitude on l'a arrosé de vitriol, ce jardin des
primes vertus, afin que rien n'y pousse - combien plus vous vous extasieriez !
Les anarchistes sont des monstres ; c'est convenu, entendu !
On les taxerait même d'anthropophagie, que je ne me risquerais pas à
protester. Mais veut-on me dire depuis quand ils sont des monstres, depuis
quand ils ont passé de la théorie à l'action, et mis des signets rouges
à la Bible de la Révolte ?
Quel est le fait qui a pétrifié l'implacabilité en ces âmes,
tué l'instinct de compassion, enragé les plus timides ? Quelle est la déterminante
de ce changement, de cette évolution ?
Et il faut toujours revenir à l'affaire de Clichy, non pour
les horions échangés dans la bagarre (on risquait la mort de part et d'autre
!) mais pour l'atroce et odieux martyre infligé par les agents du poste aux
prisonniers !
Parlez de Decamps, de Ravachol, aux compagnons. Ils se
fichent pas mal des verdicts qui ont envoyé l'un aux geôles, l'autre à la
guillotine. Cela, c'est l'enjeu - la liberté ou la tête - de la partie perdue.
On paie : et il n'y a rien à dire.
Mais où les yeux flambent, où les poings se crispent, où
les voix s'enrouent de fureur, c'est lorsque sont évoqués les "passages
à tabac" de l'un ou de l'autre ; ces scènes immondes où vingt hommes se
ruent sur un désarmé, l'assomment, le pilent, lui font jaillir le sang de la
peau !
Ce n'est plus de la chasse, cela, c'est la curée des chiens
!
Et l'impression d'horreur qui s'en dégage est si vive que
j'ai retrouvé même frisson chez les maltraités de Satory ou de Nouméa.
Relisez Mon Bagne ,d'Humbert, ce récit tout chaud, tout palpitant, d'un
forçat à qui l'avenir réservait quelques jolies revanches ; causez avec
Jaclard, et encore d'autres. Ils vibrent bien moins au souvenir des fusillades
sommaires qu'au rappel des sévices humiliants, des férocités lâches, de la
cruauté vile ; manifestée par les pékins à coups de canne, de parapluie,
d'ombrelle ; par les soudards à coups de crosse, de fourreau... ou de bottes !
L'arme
blesse - le crachat envenime !
*
**
Et j'en apprends tant et tant, chaque jour ; de si étranges,
de si invraisemblables constatations s'imposent, que, sincèrement, j'en arrive
à peu près à tout comprendre, sinon tout excuser !
Certes, s'il n'y avait que moi pour allumer des mèches, les
architectes et les vitriers n'attraperaient pas de courbatures ; mais il est
impossible, en toute bonne foi, de ne pas reconnaître qu'on semble prendre à tâche
d'alimenter les fièvres, de fomenter les haines, d'exaspérer les indignations
!
Je ne romantise pas, je vous assure ; je ne menace pas non
plus... rien n'est plus bête ! Et je pontifie encore moins, nul, sauf idiotie,
ne pouvant se targuer d'influer sur le cours des choses ; de tenir, au bout du
fil, la révolution sociale. D'ailleurs, si on me l'avait confiée, je l'avoue
ingénument : il y a belle lurette qu'elle aurait pris son vol !
Beaucoup d'humilité, la conscience de sa parfaite
impuissance, un brin de philosophie - avec cela on peut regarder passer les événements.
Non que je manque de partialité : j'en suis pétrie ! Mais, en telle matière,
l'étalage de sa propre conviction me semble importer moins que la mise en
valeur, la mise en lumière, des ambiances qui la peuvent servir.
Dire d'un adversaire : "C'est un coquin !" prouve
seulement qu'on n'est pas d'accord. Et le public blasé, édifié, las de voir
"battre comtois" passe, haussant les épaules. Ne vaut-il pas mieux
exhiber la coquinerie... avec un bout de toilette, mais sans se prononcer ?
L'auditoire, alors, devient tribunal. Il juge, de lui-même.
Et le coeur de l'homme et ainsi fait qu'il attache une bien autre importance à
son propre verdict qu'à votre personnelle opinion, en quelque estime qu'il vous
puisse tenir.
Il a raison : la sienne est meilleure ! Plus instinctive,
plus neuve, elle a encore cet avantage de ne pas résumer l'impression d'une
unité, de se multiplier à l'infini. Comme la calomnie dont parle Bazile, mais
pour le bien, elle fait avalanche, elle fait torrent, gonfle, gronde. Alors,
c'est l'Opinion - qui entraîne les rois, renverse les ministres, casse les arrêts
de la justice... et le juge avec !
*
**
Ainsi, tenez, je soumets à cet arbitrage deux cas inouïs :
l'un qui eut l'Italie pour théâtre, et Reggio pour scène, voilà deux ans
passés ; l'autre, tout actuel, qui se produisit à Paris et attend son dénouement.
Commençons par le plus ancien.
A Mirandola, près Bologne, éclata, un jour, une polémique
des plus vives entre le journaliste Ceretti et le groupe anarchiste de
l'endroit. Ceretti, ainsi qu'il est d'usage entre gens différant de vues
politiques, traita les anarchistes de mouchards ; et les anarchistes - après
refus de rectification - ripostèrent en assommant Ceretti.
On avait bien aussi un peu joué du couteau, mais c'est là
distraction transalpine sur laquelle il est de meilleur goût de point insister.
D'ailleurs, l'"exécution", pour brutale qu'elle fût, n'avait point
été féroce. La preuve en est que la victime, égratignée et non lardée,
fut, heureusement, vite debout.
Parmeggiani faisait de la propagande, Parmeggiani était gênant...
les autorités voulurent persuader à Ceretti que Parmeggiani était l'un de ses
meurtriers.
Or, dans la bagarre générale, le publiciste n'avait pu
distinguer grand'chose, s'était trouvé blessé sans trop savoir comment. Sur
un seul point, il était affirmatif : c'est qu'il n'avait pas vu Parmeggiani,
c'est que Parmeggiani n'en était pas !
Singulier criminel, que celui qu'il aurait tenté d'occire
ignore !
Ni injonctions, ni prières, ne vinrent à bout de Ceretti.
Contre les unes, contre les autres, il se défendit comme un beau diable ;
refusant obstinément de porter plainte ; criant, à qui voulait l'entendre,
qu'on accusait un innocent.
Il y a mieux. D'une attestation signée par trois Français
et cinq Italiens, fixés en Angleterre - des négociants, des artistes, des
professeurs, tous citoyens de métier et d'humeur plutôt pacifique - il
ressortit, clair comme le jour, qu'à l'époque de l'événement Parmeggiani était
à Londres! Le propriétaire de la maison qu'il habitait alors, 10,
Richemond Building, place Soho-Topdon, était parmi les signataires ; et, pour
qui connaît les rapports habituels entre anarchos et proprios, ce témoignage
est décisif.
Il ne le fut pas pour la cour de Reggio. Imperturbable, elle
prononça l'arrêt que voici : trente ans de bagne, dix ans de sujétion
policière !
Et, depuis, Parmeggiani erre, à la merci des traités
d'extradition. L'Italie réclamant, l'Angleterre l'envoya délibérément
promener ; la France, elle, hélas, Parmeggiani sous clef pour d'autres motifs,
en délibéra.
Mais le second fait, d'origine plus infime, de résultat non
moins inique, de menace davantage terrible, est, peut-être, encore mieux
significatif. Il débute en abbaye de Thélème : on le veut faire aboutir à
l'abbaye de Monte-à-Regret.
Trois bonhommes, Forêt, Perrin, et un autre, avaient projeté
de manger une gibelotte. En soi, l'idée n'était pas subversive ; mais pour
faire une gibelotte, il en est comme du lièvre par rapport au civet : il faut
du lapin ! Or, ni Perrin, ni Forêt, ni le troisième, n'en avaient la première
patte.
Il y avait bien ceux de la Compagnie de l'Urbaine, élevés
sous les remises : de beaux lapins charnus, dodus, avec un râble de chantre,
une petite bedaine de financier...
C'est dégoûtant, lorsqu'il y a des gens si maigres, de
voir des lapins si gras ! On se donna le change, on voila le profane désir de
gueuleton, de la théorie protestataire contre l'embonpoint mal acquis. Et il
fut décidé qu'on goûterait des lapins de l'Urbaine.
Je ne dis pas que le procédé soit délicat ; j'en userais
avec difficulté pour moi-même ; mais, enfin, supposez qu'il s'agisse de
simples gourmets, ayant des appétits et point de conviction ; supposez que le
gardien leur ait allongé un coup de fusil qui ait étendu l'un des visiteurs
nocturnes raide sur le carreau - et voyons l'indignation légitime qu'eût
soulevée le cas de ce pauvre diable : tué pour un lapin!
Est-ce vrai ? En pareille occurrence, les défenseurs les
plus acharnés de la propriété hochent-ils la tête, déplorant qu'on ait
employé telle rigueur et chargé à balle, alors que le sel ou la grenaille
suffisait ? Oui ou non, cela est-il exact ?
On sait bien que oui... et vous allez voir quelle portée
donne cette simple supposition à ce qui s'en est suivi !
Quatre habitants de la localité veillaient ; des
boutiquiers voisins, dans leur rôle, après tout, et qu'en bonne équité l'on
ne peut qu'estimer d'un courage inhabituel à leur pacifique corporation. Des
grincheux objecteraient, peut-être, qu'ils n'avaient que faire de jouer les
Lecoq ; et qu'ils furent des foudres de guerre, ignorant que leurs adversaires
étaient armés.
Mais il ne faut jamais écouter les grincheux - ils rendent
impossible toute illusion !
Bref, les quatre mousquetaires, après avoir veillé dans
l'ombre, sous l'oeil de Dieu et de Gaboriau, se précipitèrent munis de
triques... ils furent reçus à coups de revolver ! J'ai oublié de dire que
ceci se passait dans la plaine Saint-Ouen, où pas un sportsman attardé, pas un
reporter en quête d'informations, pas un boursier trottant vers sa villa
d'Enghien ou de Montmorency, ne s'aventure, à la nuit, sans être armé.
Tiens
! On peut rencontrer des agents !
*
**
Ce qui arriva, on le devine. Le plus téméraire des quatre
habitants reçut une balle dans le gras du bras ; tous poussèrent des cris de
pompe à feu ; la police survint ; un des amateurs de lapins fila - et les deux
autres ont comparu en Cour d'assises le vendredi de l'autre semaine.
Mais ce que je mets au défi de deviner, c'est le verdict
!... Jusqu'ici, j'ai pu plaisanter, parce que si la théorie du vol me trouve
rebelle, il ne s'agissait guère là que de maraude. Puis aussi, parce que le
blessé, heureusement, se porte à merveille, ce qui supprime net, on en
conviendra, toute question de sentiment. Même les lapins, menacés - ô sort épouvantable
! - de sombrer en des estomacs anarchistes, ont connu la douceur des estomacs
bien pensants.
Sur qui donc aurais-je larmoyé ?
Tandis qu'aujourd'hui, il est une victime, une vraie... Et
c'est pour qu'un crime ne se commette pas que j'élève la voix ; que je soumets
le cas à l'arbitrage du public ; que j'invoque non seulement la clémence des
ayants droits, mais tout ce qui peut subsister de justice dans les âmes saines
et les consciences droites - quelle que soit l'opinion.
Perrin a été condamné à deux ans de prison ; Forêt a été
condamné à LA PEINE DE MORT ! Pour un lapin ! Car personne ne sait de quel
revolver est partie la balle dont fut atteint le notable ; personne ne l'a établi.
A l'échafaud : pour un lapin ! Le chef tranché : pour un
lapin ! Cela semble fou !
Aussi y a-t-il autre chose... Perrin s'est tu ; Forêt a crâné,
fait de la doctrine, terrifié les jurés ! Les rois se contentaient de percer
du fer la langue qui avait proféré le sacrilège ; les bourgeois veulent la tête
entière, afin que, même mutilée, la langue qui les fit trembler soit muette
à jamais !
Puis il a, le malheureux, conté son "passage à
tabac". Et d'une lettre de Gallau, père du complice en fuite, j'extrais
ceci : "Ce que la police est venue chercher chez moi, c'est le linge
ensanglanté de Forêt, condamné à mort ; sa chemise, qu'il m'a envoyé du Dépôt,
où les traces de coups de sabre qu'il a reçus au poste sont évidentes - elle
voulait faire disparaître les pièces à conviction.
"Forêt, ne voulant pas dire son nom, fut attaché les
mains derrière le dos, et frappé atrocement par les agents, à coups de poing
et à coups de sabre, pendant que l'un d'eux le tenait..."
Ici se place un détail d'une telle cruauté, d'un tel réalisme,
qu'il ne saurait trouver place en un feuillet signé d'une femme. Mais le coeur
défaille de ces ignominies.
A se les rappeler, Forêt a perdu la tête, a laissé crier
sa colère et sa douleur - on a répondu par un arrêt de mort !
S'exécutera-t-il ? Verra-t-on s'élever la guillotine de
"tendances", comme, jadis, il y en eut les procès ? Coupera-t-on le
cou à un homme pour ses opinions... et parce qu'il les a proclamées véhémentement
?
Il n'en a fait ni
plus ni moins que l'autre : osez donc dire que ce n'est pas l'anarchiste que
vous