"Aristide en Cocagne" ou "Les professeurs aussi doivent
faire leurs devoirs"
Je ne sais pas pourquoi on est venu ici. Papa dit que c’est à cause de méchants Messieurs comme Mkébéké. Sauf que Mkébéké est plus vieux et fou que vraiment méchant et que lui il ne faisait que lancer des cailloux après moi quand je passais trop près de son enclos, en allant à l’école à Doumba. En plus Mkébéké n’a presque plus de force et il vise très mal tandis que les méchants Messieurs ils ont des fusils qui tirent vite avec beaucoup de bruit et ils sont jeunes et forts et ils tirent juste. Tadji le sait, lui. Il allait à l’école comme moi quand la balle a traversé sa tête. Maintenant il ne doit plus jamais aller à l’école ; il a de la chance, il joue pour toujours dans les nuages. C’est vrai ! C’est maman qui me l’a dit. Papa lui m’a dit, "Nous sommes venus ici car c’est un beau pays où on ne tire pas sur les enfants parce que leur papa ne veut pas vivre comme on lui dit". Je ne sais pas ce que c’est exactement qu’un pays mais je trouve, moi, qu’ici il y a trop de grandes maisons qui ferment le ciel. C’est pour ça que le ciel est fâché et qu’il jette trop d’eau à terre et pas assez de soleil.
Moi, ici, j’ai froid dans mon corps et dans ma tête. Je l’ai dit une fois à maman mais elle s’est fâchée : "Tu te plains trop facilement mon fils ! Pense un peu à ce pauvre Tadji". Parfois je ne comprends pas bien les grandes personnes : Tadji qui joue pour toujours dans les nuages a eu moins de chance que moi qui marche dans des flaques d’eau sale et des crottes de chien ? Faudrait savoir ! Mais il paraît que je saurai quand je serai grand …En attendant, moi je vois bien dans leurs yeux que papa et maman ont froid aussi. Enfin, c’est vrai qu’ici les gens ne me jettent pas de cailloux. Mais ils jettent parfois des regards ou des paroles qui font presque plus mal que les pierres. "Il faut prendre un peu sur soi si on veut mériter le bien-être qu’on nous offre" qu’il m’a dit papa. Je veux bien moi mais c’est comme quand on allait ramasser du bois avec Omoudé, mon grand frère ; je ne pouvais pas en ramener autant que lui. Et je vois bien qu’ici, c’est juste le contraire. Omoudé est forcément toujours plus grand et plus fort que moi, mais, maintenant, c’est moi qui prends le plus. Lui il rejette tout, il a "la haine" comme il dit. Je ne sais pas si c’est bien mais lui, au moins, n’a pas du froid dans les yeux, ça aussi je le vois bien.
Pour l’école, ça, d’accord c’est plus chouette qu’à Doumba. D’abord c’est moins loin de la maison, enfin la drôle de boîte qu’on appelle la maison. Ensuite on n'est pas tous noirs. Y’a des roses, des bruns, des qu’on dirait qu’ils ont mal aux yeux parce qu’ils ont une crise de foie. C’est beaucoup plus joli toutes ces couleurs. On a tous un cahier, un livre, un bic et une place pour s’asseoir, ça aussi c’est bien. Puis dans la cour il y a des jeux et même un vrai ballon. En plus il n’y a presque pas de sable et il est enfermé dans un bac, c’est très bien. Mais surtout, surtout il y a Madame Nicole. Elle n’est pas aussi jolie qu’une gazelle mais elle est si gentille avec nous tous. Et elle a une belle voix qui ne crie pas, ça c’est le mieux.
Aujourd’hui j’ai de la chance. Madame Nicole m’a dit "Aristide je voudrais que tu restes un peu près de moi après la classe". Je ne demande pas pourquoi parce que je pense avoir compris. Quand elle m’a dit ça elle avait les yeux un peu comme papa et maman. Je me suis dit "Elle aussi a un peu froid et elle compte sur moi pour lui raconter du chaud comme elle me le demande parfois, quand elle me dit de parler aux autres de mon pays d’avant". J’étais tout excité quand la cloche a sonné. Madame Nicole m’a dit qu’il fallait attendre un peu. C’est normal, quand on doit avouer qu’on a du froid dans les yeux c’est pas facile.
C’est alors que les deux Messieurs sont arrivés et qu’ils ont parlé avec Madame Nicole. Elle avait l’air d’avoir de plus en plus froid et quand elle a tourné ses yeux vers moi j’ai ressenti comme un doute : j’ai eu l’impression que je n’arriverais pas à l’aider. Puis un des Messieurs a dit en se tournant vers moi : "Hé! Le môme! Ca te dit une balade en voiture de police avec sirène et tout. Viens! On te reconduit chez toi". J’étais un peu étonné et je me suis tourné vers madame Nicole. Ses yeux étaient devenus tout pâles et brillants et elle n’a pas parlé de sa voix si douce. On aurait dit que cette voix ne voulait plus sortir d’elle. Elle m’a juste fait oui de la tête.
Alors j’ai suivi les deux Messieurs. Ils avaient une grosse voiture avec une lampe bleue dessus et ils m’ont fait monter à l’arrière. "Allez Georges !", qu’il a dit celui qui avait l’air le plus gentil "Branche un peu la sirène que ce morpion rigole une dernière fois". Alors il y a eu un bruit insupportable et le gentil s’est retourné vers moi en disant "Alors, tu aimes ça ? C’est comme dans les films, hein !". Je sais qu’il voulait me faire plaisir mais moi ça me faisait peur alors j’ai été mal élevé, j’ai fait non de la tête et j’ai dit que ça me faisait peur et mal aux oreilles. "Éteins ça Georges", qu’il a dit alors, "Putain de gniards, mieux on leur fait, pire c’est !". Puis ils n’ont plus rien dit. On est arrivé là où est notre maison et on est monté à la boîte dans laquelle nous vivons. L’un d’eux a cogné fort sur notre porte en criant "Police de l’immigration, ouvrez !". Alors là tout a été très vite. Il y a eu des cris et des bruits de meubles qu’on bouscule.
Un des deux Messieurs a fait éclater la porte d’un coup de pied. Odoumé était derrière la porte. J’ai entendu papa crier "Non !" Mais Odoumé a donné un coup de poing au premier policier et l’autre est intervenu pour le tenir. Ils l’ont frappé avec de grand bâtons noirs et juste avant que son œil gauche n’éclate j’ai compris que mon grand frère me hurlait avec son regard "File, petit frère ! Vas-t’en ! Fuis Aris ! Aussi vite que tu peux". Alors j’ai été lâche et au lieu de me battre près des miens je suis parti en courant, j’ai dévalé les escaliers. Tout d’un coup un homme est sorti sur un palier et il m’a attrapé comme on saisit un mouton qui ne veut pas se laisser tondre. "Viens petit, viens, ici ils ne te trouveront pas". J’avais très peur et j’ai fait pipi et caca dans mon pantalon. J’étais tellement honteux que j’ai décidé de m’évanouir. Je me suis réveillé dans un grand lit tout propre et moi aussi j’étais tout propre.
Le Monsieur qui m’avait capturé me parlait avec une voix presque aussi douce que celle de Madame Nicole mais plus basse. Il m’a dit plein de choses gentilles et rassurantes. Avec la même voix, il m’a dit les même choses gentilles que me disait Madame Nicole avant qu’elle me laisse partir avec les deux méchants Messieurs. Alors je n’ai plus parlé même quand c’est la dame très douce qui est venue près de moi, ou l’ami du Monsieur. J’ai appris que le Monsieur s’appelait Jean-Marc et qu’il s’était trompé car quelques jours plus tard, alors qu’il discutait avec son ami, Madame Thyde, les policiers sont revenus et les ont emmenés. Moi c’est une jeune dame qui m’a pris la main et m’a dit "Allez toi ! Viens.". Je ne l’ai jamais entendu dire que ça. Il paraît que Monsieur Jean-Marc et Madame Thyde ont dû prendre 4 jours pour expliquer aux méchants Messieurs pourquoi ils m’avaient empêché de tomber dans les escaliers puis qu’ils m’avaient lavé et nourri.
Décidément, j’aurai toujours du mal à comprendre les grandes personnes. Moi aussi j’attends. Je suis dans une grande maison avec d’autres enfants et seulement des dames toutes noires dont on ne voit que le visage entouré d’une drôle de fenêtre ronde et bordée de blanc. Le jour elles nous disent qu’on doit être sage et bien manger, sage et bien jouer, sage et bien prier, sage et bien écouter en classe, … Puis le soir elles nous disent qu’on doit être sage et bien dormir avec les mains au-dessus de la couverture. Je suis très sage car je crois que tout est arrivé parce que je ne l’ai pas été au bon moment. Je me dis que si je suis sage très fort, alors je reverrai peut-être maman, papa, mon frère et, pourquoi pas, Monsieur Jean-Marc et Madame Thyde aussi ; ce serait bien. Mais j’ai peur… Oh ! Maman, comme j’ai peur…
Pt’A.