Petite histoire de l'anarchisme[1]

Geneviève Choquette

 

Fondements philosophiques et historiques de l'anarchisme

Bien que l'anarchisme constitue un phénomène plutôt récent, il est possible et même souhaitable de comprendre quelles en sont les origines philosophiques, bien avant l'arrivée de Proudhon et Bakounine. Déjà, dans la Grèce Antique , les philosophes cyniques, qui se comparaient à des groupes de chiens, préconisaient une vie de libertaires, recherchant principalement l'autonomie individuelle et l'autosuffisance. Cette apologie de l'homme de la nature constituait déjà à l'époque une critique radicale de la civilisation.

Au Moyen Âge, toute forme de critique du pouvoir était considérée comme hérétique. Malgré la difficulté de répandre des idées révolutionnaires à cette époque, quelques groupes importants ont pu émerger, notamment le mouvement du Libre-Esprit ou de la Liberté spirituelle. On peut qualifier ce mouvement d'anarchisme presque mystique, où le refus de toute contrainte et de toute limitation côtoie l'indépendance religieuse. On retrouve cet esprit hérético-révolutionnaire chez plusieurs autres groupes, dont les Amauriciens et les Bogomiles, qui partagent cette nécessité d'une rébellion contre les autorités spirituelles et temporelles.

La Renaissance a aussi connu plusieurs groupes de révolutionnaires, tels les Taborites, qui envisageaient la suppression totale de l'État, les Frères de l'Unité, groupe non-violent refusant toute activité politique ainsi que de faire serment de fidélité aux autorités séculières, et l'anabaptisme, mouvement très important dénonçant la corruption au sein des organes de pouvoir, tant politiques que religieux.

L'époque moderne a bien sûr été marquée par les philosophes du siècle des Lumières, qui ont indiscutablement contribué à l'élaboration de l'étatisme moderne. Ainsi, bien que leur objectif fut de mettre fin au désordre et à l'incompétence politique, cela devait être fait au nom d'un despotisme éclairé. La Révolution Française a néanmoins connu des groupes que l'on pourrait qualifier d'anarchistes, comme les Enragés par exemple, qui refusaient toute autorité autre que celle émanant du peuple et encourageaient l'action directe des masses populaires, programme bien difficile à réaliser dans le contexte politique dictatorial imposé par Robespierre et les Conventionnels. Une autre figure marquante de cette époque est sans contredit William Godwin, pour qui l'État représente la pire contrainte face au développement et à l'exercice de la raison individuelle.

Grands théoriciens de l'anarchisme

On considère souvent Proudhon comme le père de l'anarchisme. On doit toutefois souligner l'apport important, un peu avant ce dernier, de Max Stirner, qui propose une critique libertaire de la société et s'oppose au libéralisme au nom d'un individualisme absolu. Dans l'Allemagne de la première moitié du XIXe siècle, l'industrialisation et la machinisation, provoquant de graves crises de chômage et la ruine des artisans, offrent un terrain favorable à la propagande révolutionnaire. Tout comme Feuerbach, Stirner soutient que l'Être suprême, ce n'est plus Dieu mais bien l'Homme. Pour lui, le libéralisme politique sacrifie l'individualisme à la volonté générale, alors que le libéralisme social dépouille l'individu au nom de la collectivité. La valeur stirnérienne par excellence est donc l'égoïsme, seul garant de la vraie liberté.

C'est dans la France des années 1850 que Proudhon développe une pensée anarchiste critique en réaction à une économie qui absorbe complètement la sphère politique. Contrairement à Stirner, pour qui le travail est aliénation, Proudhon juge plutôt qu'il est source de création et de réalisation pour l'être humain. Cependant, il dénonce avec vigueur les mauvaises conditions de travail des ouvriers. D'ailleurs, au nom du droit du travailleur sur sa production, Proudhon critique la notion de propriété capitaliste. Ses idées ne sont pourtant pas communistes, notamment car l'émancipation des classes ouvrières ne devrait pas passer par le politique. Sa critique de l'autorité, issue des revendications populaires, mène à une organisation contractuelle des forces économiques, donnant plus de droits aux ouvriers et permettant, dans une visée mutuelliste, d'offrir les biens et services aux prix les plus bas.

Suite à des années de révoltes populaires et de réclusion dans les prisons russes, Bakounine adhère à l'Association Internationale des Travailleurs aux côtés de Marx, puis à la première Internationale, de laquelle il est exclu en 1872. Bakounine s'oppose en effet au centralisme pratiqué par Marx et à la dictature qui s'installe dans la supposée démocratie socialiste. Il propose plutôt une pensée anarchiste révolutionnaire, fondée sur l'exaltation de la vie et sur sa force créatrice. La première loi humaine doit être la solidarité, de laquelle découle une seconde loi, celle de liberté. Ainsi, par le rejet de l'individualisme classique, son anarchisme est essentiellement un socialisme. Il existe une interdépendance mutuelle de l'individu et de la masse populaire, chaque individu étant à la fois producteur et produit de l'action collective. De plus, dans la tradition de l'humanisme athée, Bakounine place la liberté humaine devant la toute-puissance de Dieu. La religion est une aliénation et l'idéalisme moral doit être rejeté, parce qu'issu de principes abstraits transcendants. Tout comme Proudhon, il s'oppose à l'idée rousseauiste de contrat social et privilégie l'association et l'action libre des individus. Contrairement à Marx, Bakounine considère que la révolution socialiste ne doit pas servir à renverser la classe bourgeoise par le maintien d'un pouvoir étatique, répressif par définition. Les révolutionnaires doivent instaurer d'abord la liberté, avant la justice et l'égalité.

Après une vie mondaine d'homme de lettres, Tolstoï choisit plutôt de vivre en accord avec l'Évangile, prônant ainsi la non-violence tout en dénonçant le dogmatisme de l'Église orthodoxe, de laquelle il sera d'ailleurs excommunié en 1901. L 'évangélisme libertaire de Tolstoï comprend également une dimension sociale, considérant par exemple la propriété comme du vol et l'argent comme étant la source de corruption du pouvoir et de la fraternité entre les hommes. Toute comme Proudhon et les autres anarchistes, il est convaincu que l'État n'est pas une chose indispensable et que l'ignorance du peuple est souvent entretenue par les classes dirigeantes. Sa critique de l'orthodoxie religieuse et de l'autorité politique a certes eu une influence sur les anarchistes qui lui ont succédé, mais son pacifisme était difficilement conciliable avec les idées anarchistes vraiment révolutionnaires.

Tout comme bien d'autres écrivains et révolutionnaires Russes, Kropotkine fut emprisonné et dû s'exiler pour sauver sa vie et continuer ses activités à l'étranger. Ainsi, malgré ses origines aristocratiques, il s'est vite intéressé aux problèmes des paysans et du peuple, considérant que la machine administrative n'y pouvait rien. Il estimait également que l'on devait donner des bases scientifiques à l'anarchisme. Kropotkine privilégie l'anarchisme communiste aux communautés vivant en marge et croit d'ailleurs, tout comme Proudhon, que l'histoire tend vers un idéal anarchiste. Il tente aussi de redéfinir l'importance de l'économie dans la société, en considérant la consommation comme le problème le plus important. Ainsi, plutôt que ce soit l'état capitaliste qui commande la production, celle-ci devrait être réglée sur la consommation. Il faut donc placer le besoin avant la production et surtout avant le profit. Kropotkine croit également que l'anarchisme et le communisme sont des idées simples qui représentent bien les aspirations du paysan et de l'ouvrier. C'est donc du peuple que doit émerger une révolution essentiellement constructive, et non destructrice comme le soutenait Bakounine.

Soulèvements populaires en Europe

Les idées anarchistes ont influencé plusieurs groupes populaires et encouragé la révolte dans divers pays. La première Internationale, fortement inspirée des idées de Proudhon, fut aussi le point de ralliement de beaucoup d'anarchistes en Europe.

Les luttes contre le tsarisme, sous l'influence de Herzen et de Netchaïev entre autres, ont provoqué une vague de terrorisme et de nihilisme dans la Russie des années 1860. Les révolutionnaires, peu nombreux au départ et issus principalement des milieux universitaires, s'organisent vers 1870 et préparent plusieurs attentats contre le pouvoir, tout particulièrement contre le tsar Alexandre II. Kropotkine et Tkatchev jouèrent un rôle important à cette époque et les divers mouvements de révolte populaire menèrent à la révolution de 1917.

La première Internationale eut une influence importante sur la Commune de Paris en France, mouvement essentiellement issu des classes ouvrières et luttant contre les abus du pouvoir public et aussi contre la possibilité d'un retour à la monarchie. Les communards réussirent à imposer une souveraineté populaire et démocratique pendant une soixantaine de jours avant d'être renversés. Ce fut également l'occasion d'une grande émancipation des femmes, notamment grâce à Louise Michel.

Il y eut aussi une vague de propagande anarchiste et de révolution en Italie, sous l'influence de Pisacane, socialiste libertaire, et de Malatesta, qui créa entre autres une section italienne de l'AIT et réussit à proclamer l'anarchie dans quelques villages du sud où la propriété privée et les taxes furent abolies.

En 1936, juste avant le déclenchement de la guerre civile, l'Espagne connut de nombreuses révoltes et attentats contre le pouvoir. Le conflit entre rebelles nationaux et armées loyalistes fut accompagné d'une révolte sociale anarchiste. On réussit même à instaurer un communisme libertaire pendant trois ans, mais les désaccords entre anarchistes et communistes finirent par avoir raison de l'organisation libertaire.

Gauche sauvage : mai 68 et les situationnistes

Les groupes révolutionnaires ont aussi été nombreux au XXe siècle, notamment le mouvement de l'Internationale Situationniste, fondé en 1957 et ayant joué un rôle crucial dans les événements de mai 68 en France. Les situationnistes, dont Debord fut un des théoriciens les plus importants, proposent une critique de la société du spectacle, société marchande, banale et répétitive, dominée par l'économie et la production capitaliste. Leur engagement consiste, comme leur nom l'indique, à créer de nouvelles « situations » afin de briser le cycle de l'uniformité et du prêt-à-penser envahissant la société et abrutissant l'individu.

Les mouvements étudiants, autant en Europe qu'aux États-Unis, au Japon et en Amérique latine, ont manifesté violemment à l'époque contre la société de consommation, l'impérialisme américain, la presse, le non-respect de la liberté d'expression, le gaspillage et l'injustice, donnant à cette vague de révolte un caractère international. Cette petite révolution, allant bien au-delà du conflit de générations, avait pour but la construction d'un contre-pouvoir populaire, fortement inspiré des grands théoriciens anarchistes.

Anarcho-capitalisme aux Etats-Unis

Le mouvement anarcho-capitaliste a connu et connaît encore un développement considérable aux Etats-Unis. Les bases philosophiques de ce courant de pensée recoupent le capitalisme économique classique et l'individualisme. Selon cette perspective, la propriété privée est un droit naturel fondamental, tout comme le soutenait John Locke, et la société est formée afin de défendre ce droit ainsi que la liberté des individus. Le gouvernement est issu d'un consensus social qui ne défend pourtant pas toujours l'intérêt général ni les droits particuliers. Des théoriciens comme Molinari défendent le droit de disposer de sa propre personne et de ses biens, jugeant l'intervention gouvernementale dans la production comme une chose néfaste.

Certains anarchistes plus radicaux, comme Spooner, considèrent que l'État est tout simplement illégal d'un point de vue juridique, dans la mesure où le contrat que constitue par exemple la Constitution d'un pays n'a aucune valeur juridique puisqu'il n'est pas librement consenti par les diverses parties. Le gouvernement devient donc une pure abstraction et son autorité ne repose que sur la force. Plusieurs autres théoriciens actuels, dont Nozick et Friedman, défendent ces principes libertaires au nom de la valeur absolue de l'individu. Ils soutiennent également les principes capitalistes et considèrent même que les lois du marché devraient remplacer l'ordre politique. Le mieux serait donc que les groupes économiques s'organisent de manière spontanée, sans aucun pouvoir centralisateur.

Mouvements actuels

L'histoire contemporaine connaît plusieurs mouvements que l'on pourrait associer à l'anarchisme. Qu'il s'agisse des mouvements anti-capitalistes et anti-mondialisation formés depuis la manifestation de Seattle, de groupes revendiquant le droit à une information objective comme Indymedia ou encore de groupes comme People's Global Action, Reclaims the Streets et Reclaims the Media. Les mouvements populaires semblent se former autour de problèmes bien définis comme l'environnement, les droits humains, la mondialisation, etc., faisant en sorte que le projet de société qui les sous-tend ressemble dans l'ensemble à un manifeste anarchiste, bien que les groupes pris isolément ne prétendent pas nécessairement à un changement aussi radical de la société. D'autres groupes, en marge de l'anarchisme, défendent les droits des paysans, par exemple certains mouvements au Brésil et en Argentine, ou encore la liberté de groupes ethniques, comme les Zapatistes au Chiapas, dans le sud du Mexique. On pourrait également nommer quelques penseurs importants, comme Chomsky par exemple, qui remettent en question les valeurs capitalistes et néo-libérales de nos sociétés actuelles.

Il n'est pas évident de prévoir quels sont les groupes qui passeront à l'histoire, ni quels théoriciens seront retenus par les générations à venir. Une chose est sûre, le mouvement anarchiste semble toujours bien vivant et le demeurera probablement toujours, du moins tant qu'il y aura des opprimés et des oppresseurs.



[1] (Ce texte est fortement inspiré de "Histoire de l'anarchisme" de Jean Préposiet, Paris : Tallandier, 1993). Source : http://zombie.lautre.net/article.php3?id_article=44


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