Peut-on vivre sans religions, sans églises, sans prêtres ?
Albert BEAUGHON, fondateur de l'Union des Athées en 1970
Voilà trois questions fort intéressantes toujours d'actualité qui demanderaient trois études. Mais la plus importante me paraît être la première : peut-on vivre sans religions ?
Si la réponse est affirmative, il va de soi que les deux autres points perdent l'essentiel de leur objet et, dans ma position, je me bornerai à cette seule première question. Qu'est ce qu'une religion ? Ce terme est si vaste qu'il peut définir une simple conviction, puisqu'on peut parler raisonnablement du culte de la famille, du culte de la Patrie, du culte des Ancêtres, du culte de la Liberté, même le sport est devenu de nos jours une véritable religion avec, malheureusement, quelques fanatiques violents. Dans ce sens, il me semble que tout individu sensé est religieux, avec des convictions plus ou moins rationnelles. Celui qui prétend pouvoir se passer de religion, dans ce sens général, me semble dans l'erreur, sa simple certitude de pouvoir se passer de religions, pouvant être alors assimilée à une conviction plus ou moins religieuse. Ces considérations, qui peuvent paraître inutiles, fastidieuses et oiseuses, sont en réalité de première importance, car elles font l'objet d'exploitations subtiles et rationnelles, qui peuvent nuire à nos propres convictions. Ainsi lorsque j'ai fondé l'Union des Athées, certains interlocuteurs, déistes ou non, m'ont dit, d'une manière sincère plus ou moins provocante, vous avez fondé une nouvelle religion. J'étais alors stupéfait, révolté, outré, et je m'élevais vigoureusement contre leur affirmation. Mais à la réflexion je pense que cela peut fort bien se comprendre en l'absence d'accord sur le mot religion. Cette imprécision, m'amène à admettre que la certitude de mon athéisme s'apparente bien à une conviction sincère, donc à une religion dans le sens général de ce mot, mais j'ajoute aussitôt que, si l'on considère avec raison que l'Union des Athées est une religion, je réclame pour elle les avantages que l'on accorde aux religions, avantages dont l'Union des Athées est encore injustement exclue. J'aurais l'occasion de revenir sur ce point en conclusion. Évidemment ce sens général du mot religion n'est pas celui qui est en cause dans notre débat d'aujourd'hui, où il est manifestement question d'une croyance mystique essentiellement représentée par le déisme. Cette croyance mystique ne semble pas toucher l'ensemble des animaux, mais semble bien une caractéristique de l'animal humain. Or ce qui caractérise physiquement ce dernier animal, c'est le développement hypertrophique de son cerveau par rapport à celui des autres animaux. Teilhard de Chardin, éminent paléontologue, remarqua judicieuse-ment que toute spécialisation animale trop poussée devient un facteur d'avantages exceptionnels pour la race, mais devient aussi un facteur de danger nouveau et quelquefois fatal pour l'espèce. Ainsi les oiseaux les mieux adaptés au vol peuvent être voués à la mort s'ils tombent sur un sol plat qui ne leur permet pas de reprendre leur vol. De même les animaux d'origine aquatique, qui se sont adaptés à la respiration pulmonaire, s'asphyxient mortellement s'ils sont maintenus dans leur milieu aquatique d'origine. Teilhard de Chardin en a conclu, en faisant une colossale erreur, que la supériorité de l'animal humain était due à son absence de spécialisation. L'aveuglante spécialisation cérébrale de l'homme lui à paradoxalement échappé. Cette prodigieuse spécialisation cérébrale a donné à l'être humain son admirable évolution artistique, philosophique, scientifique et technique, mais comme toute spécialisation trop poussée elle a eu ses défauts catastrophiques, dont certains dramatiques, dangereux et destructeurs. Ainsi elle a été la source d'une imagination délirante, de rêves obsédants et de fantasmes les plus extravagants. L'individu, se croyant d'une compréhension et d'une intelligence suprêmes, veut imposer aux autres, au nom de ses certitudes, ses convictions et ses goûts, dont il ne perçoit pas les défauts éventuels nocifs et dangereux... Là réside manifestement le complexe de Dieu. Le mystique devient son Dieu, ou, pour le moins, se prend pour le porte-parole d'un Dieu mythique qui correspond à sa tradition religieuse. Le pape Jean-Paul II, qui s'exprime formellement au nom de son Dieu, me paraît, aujourd'hui, l'exemple spectaculaire le plus typique de ce dangereux et stupide travers de tous les déistes. Jean-Paul II veut, par ce moyen, imposer au Monde ses propres convictions. On ne répétera jamais assez qu'il y a autant de Dieux différents que de déistes. Actuellement le Dieu de Jean-Paul II est Jean-Paul II, comme le Dieu de Khomeiny était Khomeiny et le Dieu de Frossard est Frossard. Ces Dieux traduisent les convergences, mais surtout les oppositions, trop souvent violentes et dramatiques, de leurs instigateurs. Loin d'être la caractéristique des sots, ces déviations intellectuelles, sources du mysticisme ont trouvé un terrain de choix chez les plus doués. Le génie côtoie trop souvent la folie, l'un et l'autre pouvant fort bien coexister. Le nombre de mystiques chez les intellectuels est probablement supérieur à la moyenne générale, mais il faut bien souligner qu'il y a de remarquables savants, aux dons intellectuels incontestables, réfractaires au trouble mystique, comme Lalande, Laplace, Claude Bernard et bien d'autres. Pasteur, le plus prestigieux des scientifiques français, a avoué, à la fin de sa vie, qu'il n'avait été croyant que par contagion familiale et sociale, et qu'il avait perdu progressivement toute croyance religieuse. Ces exemples montrent éloquemment que l'on peut fort bien vivre sans religion mystique, mais la tradition et l'environnement rendent cette position particulièrement difficile, incomprise et souvent dangereuse, surtout dans les régions ou les religions se sont longuement implantées. S'il n'est pas facile d'être athée dans nos régions occidentales où il règne encore un lourd et tenace atavisme chrétien, il l'est encore moins dans des régions ou le judaïsme règne en maître et c'est pratiquement suicidaire dans certains pays islamiques où l'athée est passible de la peine de mort la plus cruelle, comme il l'était dans nos régions occidentales, lorsque le christianisme faisait la Loi. Il est toujours bon de rappeler que pour cause d'athéisme, même à l'époque de la Renaissance, Vanini fut brûlé vif après qu'on lui eut arraché la langue et qu'il n'y à guère plus de deux cents ans, le Chevalier de la Barre fut torturé et exécuté toujours pour ce même motif.
Pour celui qui n'a pas le trouble mystique, les religions traditionnelles, comme les sectes et autres associations mystiques, proviennent manifestement d'un trouble psychique. J'ai d'autant moins de scrupules à l'affirmer que les déistes proclament volontiers, notamment dans la Bible, que les athées sont des insensés. On a dit, avec lucidité et beaucoup de bon sens, que la religion était l'opium du peuple, ou, comme l'a dit Freud, que les religions traduisent une névrose obsessionnelle, collective. Me référant aux exemples des célèbres athées que j'ai cités, je conclurai en affirmant qu'on peut fort bien vivre, et même vivre mieux sans religions, comme on peut fort bien vivre sans alcool ni tabac. Les religions mystiques ne sont en effet qu'une aliénation psychique néfaste de la fonction intellectuelle, comme les drogues sont des aliénations chimiques extatiques, infernales ou paradisiaques, des sens. Avec une comparaison plus simple, plus courante et bien adaptée, j'assimilerai la croyance religieuse ordinaire à la consommation d'alcool. On peut fort bien vivre sans consommer d'alcool et les antialcooliques en sont une preuve évidente, mais pour beaucoup d'individus les boissons alcoolisées, surtout en quantité modérée, sont agréables, pratiquement sans nocivité et même toniques, alors que, pour quelques uns, l'alcool est un désastre, pour eux-mêmes et surtout pour leur entourage, trop souvent victimes de leurs colères de leurs violences et de leur déchéance. De même pour beaucoup de personnes la religion traditionnelle ou le mysticisme courants sont des passe-temps agréables sans grand danger, avec un attrait théâtral, féerique, plaisant et enchanteur; alors que pour certains fanatiques, ce sont des facteurs d'oppression de haines et de violences mettant en danger non seulement leur propre personne mais aussi leur entourage, leur société, quand ce n'est pas le Monde entier. Je terminerai donc simplement en affirmant ma conviction que, de même qu'il ne faut pas qu'un alcoolique incite et, encore moins, oblige à boire de l'alcool, surtout celui qui n'en a pas envie, il ne faut pas que la propagande religieuse mystique, plus ou moins coercitive, soit soutenue et encouragée par les pouvoirs publics, sans donner aux athées les mêmes possibilités de défendre leurs convictions. Les conséquences dramatiques du fanatisme des religions traditionnelles, quant à la violence et l'intolérance, sont du même ordre que ceux des excès de l'alcoolisme. Mais, de même que la prohibition a eu des effets néfastes allant à l'encontre du but recherché, il ne peut être question d'interdire les religions mystiques et d'imposer l'athéisme, ce qui aurait inévitablement les mêmes conséquences tragiques et déplorables que la prohibition. Cependant comme on limite avec sagesse la propagande pour les boissons alcoolisées, en favorisant la diffusion des thèses antialcooliques, il serait indispensable de faire de même pour les activités mystiques et athées en les traitant sur ce même mode.
L'injustice scandaleuse et révoltante d'aujourd'hui réside dans le fait que les activités religieuses mystiques sont encouragées et aidées par les pouvoirs publics, alors que l'athéisme ne bénéficie d'aucune aide ou d'aucun avantage du même ordre. J'en reviens donc à ma remarque préliminaire sur la conception générale de la religion et des cultes. Elle confirme, en effet, cette demande d'aides ou d'avantages pour l'athéisme, comparable à ce qui est accordé largement aux religions traditionnelles. Cette demande est donc ma principale et essentielle revendication, fondée notamment sur la facticité, actuellement scandaleusement bafouée par les pouvoirs publics, au mépris de la Constitution, des Lois de 1905 et de 1990, de la Convention Européenne des Droits de l'Homme et de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Tous ces textes condamnent formellement les avantages donnés unilatéralement à certaines religions. Je serais donc particulièrement heureux qu'une résolution soit prise, aujourd'hui, dans ce sens En premier lieu pour que les athées puissent équitablement bénéficier régulièrement de la Télévision Nationale, de même que les religions traditionnelles, qui diffusent leurs thèses dénigrantes pour les athées.
Tant que les athées n'auront pas ce droit, je réclame formellement pour eux, une réduction de leurs impôts et de leur redevance télévision, au prorata des fonds publics employés pour les avantages octroyés aux religions traditionnelles. Je signale que, sur le plan actuel du droit, seule une action peut être immédiatement engagée dans ce sens auprès de la Commission Européenne des Droits de l'Homme. Grâce à une action de ce genre, les Allemands, qui déclarent se séparer de leur Église, sont dispensés de l'impôt religieux.