Plus
loin n°2 (15 avril 1925)[1]
Plus loin... que la politique
Paul Reclus
La
politique est la bête noire des hommes sincères. Un grand nombre
d’entre eux se réfugient dans l’art, dans la science, dans leur métier.
« Je ne m’occupe pas de politique » est la phrase dédaigneuse de
beaucoup.
La
politique, dit Littré, est la science du gouvernement des États — est
politique ce qui a trait aux affaires publiques. Cette science — puisque
science il y a — est pour ainsi dire aussi vieille que le monde, mais elle
s’est compliquée en prenant de l’âge ; sans doute, elle e eu sa
raison d’être à toutes les époques, et elle a encore sa raison d’être,
seulement la manière dont elle a évolué ne répond plus à la manière dont
notre mentalité a évolué. Certains côtés, certains aspects de la politique
(certaines excroissances si l’on veut) étaient autrefois peu visibles et ne
choquaient pas ceux qui, les apercevaient, tandis que de plus en plus, ces
laideurs se révèlent comme inhérentes à la politique et entraînent sa
condamnation.
Les
hommes adonnés à la politique détiennent un pouvoir — le Pouvoir —
lequel attire les convoitises de beaucoup. La conservation du Pouvoir appartient
à la « lutte des partis », d’où toute franchise est exclue. Même
« l’honnêteté politique », distincte de l’honnêteté tout
court, est une vertu plutôt rare. Nous ne considérons l’homme, ni comme
primordialement bon, ni comme mauvais ; il devient l’un ou l’autre au
gré des circonstances et de sa résistance ; il devient même l’un et
l’autre, bon par un côté, mauvais par l’autre. Est mauvaise toute
situation qui « induit l’homme en tentation » ; est favorable
toute organisation qui évite « l’occasion qui fait le larron ».
Il est
un autre pouvoir que celui auquel conduit la politique. C’est l’argent, mais
aujourd’hui, nous ne faisons pas son procès ; nous ne discuterons pas si
l’origine de ces deux formes de domination fut commune ou distincte, nous n’étudierons
pas leur évolution qui parfois les réunit dans les mêmes mains, et parfois
les fit rivales. Bornons-nous à constater qu’à l’heure actuelle la
possession de l’un de ces pouvoirs est souvent un acheminement vers le second.
Les hommes politiques ont des occasions fréquentes de s’enrichir ; les
riches ont de grandes facilités pour accéder au Pouvoir.
Ce que
nous combattons, ce n’est pas l’homme politique — vénal par exception,
dirons-nous — c’est la politique elle-même qui opère une dégradation
presque immanquable dans le caractère des hommes qui s’en occupent.
―
O ―
Dans un
État autocratique, la politique reste en grande partie confinée dans les
antichambres du souverain ; elle est alors la résultante des disputes
entre larbins, plus ou moins huppés ; le public qui s’intéresse à ces
questions est restreint et n’apprend pas grand-chose ; la laideur des
sentiments se devine plutôt qu’elle ne s’étale. Cela va pour un temps,
mais il faut croire que le résultat n’en est pas moins haïssable, puisque le
régime ne se supporte qu’avec accompagnement d’assassinats, d’émeutes,
de soulèvements, de révolutions finalement.
En théorie
le gouvernement d’un seul est un système qui se défend très bien. S’il
peut se trouver un individu dont l’intelligence soit capable de tout prévoir
(gouverner, c’est prévoir), dont la vigilance observe tout ce qui se passe et
dont la volonté puisse briser tous les intérêts particuliers pour n’agir
qu’en vue de l’intérêt général, quelle tranquillité pour les heureux
gouvernés !... Malheureusement, il ne semble pas que l’homme en question
soit facile à trouver. Même à Marc-Aurèle, il a manqué un point pour que
ses sujets puissent se déclarer satisfaits.
Le droit
divin n’aveuglant plus personne, le général victorieux ou le civil improvisé
dictateur s’étant généralement trouvé être un imbécile, on a essayé du
gouvernement de plusieurs, du gouvernement d’une classe de la société, celle
des gens riches ; puis cela s’est usé aussi et les tentatives les plus récentes,
n’ont donné que de piètres résultats.
Il a
fallu pousser la logique jusqu’au bout et en arriver au gouvernement de tous,
à la démocratie. Il ne s’est agi tout d’abord que de la démocratie
masculine, mais c’est évidemment une étape provisoire, et il faut envisager
la démocratie totale, celle de tous les êtres humains parvenus à l’âge de
raison.
Au cours
des temps, la science du gouvernement s’est compliquée. Autrefois, le problème
primordial était celui de la guerre, qui constituait presque l’état normal,
puis venait la préparation de la guerre dont la perception des impôts formait
la base. Ce n’est pas à dire que d’autres questions ne se présentaient
pas, mais elles ne se posaient guère qu’incidemment... Voyez maintenant le
nombre et la complexité des sujets que doit examiner le Parlement ! Il y a
à peine quelques bribes de l’activité humaine qui puissent échapper au législateur.
On
aboutit, en somme, à ceci : Dans une démocratie, chaque individu a voix
au chapitre pour discuter des questions qui régissent l’existence de chacun
des autres individus faisant partie du même État.
Il y a
plus. Une complication nouvelle s’est peu à peu introduite dans les rapports
entre individus. À une époque lointaine, il y a eu, pour ainsi dire, indépendance
locale. Un groupement humain pouvait, en quelque sorte, ignorer les autres. Le
faible peuplement localisait les problèmes que la modicité des besoins
primordiaux rendait de solution rapide et impérieuse. Les espaces libres ont
diminué ; les groupes se sont rattachés ; mille possibilités
nouvelles ont créé mille besoins nouveaux, et d’âge en âge, on est arrivé
à un petit nombre d’États qui s’affrontent sur tout leur pourtour comme
les harengs dans une caque. Le Sous-sol est envahi, l’Océan est réglementé,
l’Atmosphère attend ses lois.
Les États
souverains sont au nombre de 70 environ, mais sont-ils souverains ? C’est
une simple fiction, un mensonge. conventionnel. Aucun pays ne peut maintenant
vivre sur lui-même, aucun pays ne peut se contenter d’entente avec ses
voisins immédiats ; il faut un traité entre l’Autriche et le Japon
comme entre
Le temps
est encore proche de nous — cinquante ans à peine — où une demi-douzaine
d’individus représentant leur souverain pouvaient se réunir à huis clos, et
décider en quelques jours du sort des peuples. Aujourd’hui, presque tous les
États se sont organisés suivant des régimes prétendus démocratiques et un
certain nombre d’entre eux possèdent ce qu’on appelle une opinion publique.
Et traiter d’une question entre deux opinions publiques est un problème
autrement compliqué que ceux résolus par les Bismarck et consorts.
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O ―
De cette
longue (et incomplète) digression, retenons seulement ceci : dans, une démocratie,
la politique n’est point une chose facile.
Mais
alors, est-elle nécessaire ? Si elle est essentielle à notre existence,
ne faudrait-il pas admettre, avec la politique, la démoralisation qu’elle
engendre dans certains milieux, et qui est dans la nation comme un diapason donné
par le chef d’orchestre ?
Jusqu’à
quel point un individu peut-il se soustraire à la complexité actuelle de la
vie en commun ? Sauf les impôts et le service militaire qui vous dépistent
partout, le droit de l’individu à la solitude, est théoriquement entier ;
le droit à la retraite dans la foule grouillante, s’entend, car les espaces
inhabités sont maintenant bien restreints. Tout homme peut essayer
d’organiser son existence sans le concours de ses semblables ; une
« colonie anarchiste » peut avoir eu l’intention de vivre entièrement
par ses propres moyens. On nous racontait récemment qu’une centaine de
familles se sont réfugiées dans un endroit peu accessible de
Le droit
de l’individu à se séparer de
Prenons
un exemple ; l’électrification des campagnes. Cela ne se fera certes pas
tout seul ; pourtant c’est un travail que chacun de nous estime nécessaire ;
c’est un travail qui réclame une entente à tous les degrés : entre les
hameaux et les villages, entre les centres ruraux, entre les villes et les
bourgs, entre les régions, entre les nations, car les lignes à haute tension
ont à traverser les frontières en dépit des douaniers.
On nous
dira : Ce n’est pas de la politique ! Justement, mais la politique,
la sale politique s’en occupera à tous les degrés.
―
O ―
La
politique agit à deux temps principaux : celui où le peuple choisit les délégués
qui le représenteront pendant une certaine période ; c’est l’époque
des candidatures et des élections, fertile en mensonges, en
mensonges, en manoeuvres déloyales qui crèvent les yeux des plus confiants.
Puis vient alors le spectacle des travaux parlementaires !...
Inutile d’insister.. Une autre catégorie peut être constituée, si l’on
veut, par le choix du Chef de l’État, des ministres, des fonctionnaires
principaux, etc.
Nous
nous proposons d’examiner dans des articles subséquents ce que l’on peut
concevoir comme organisation qui ne serait pas politique, une organisation qui,
chercherait la solution des questions sans introduire la démoralisation à la
base du travail. Nous verrons d’abord le plus petit des groupements, celui du
village ; et nous remonterons progressivement dans la complexité.
Le cas
du gouvernement des Soviets demande quelques mots en particulier. L’oeuvre révolutionnaire
qui a été accomplie en Russie n’est pas en question et ne comporte pas de
critique. C’est la méthode gouvernementale qui a été instaurée depuis que
nous incriminons au même titre que celle employée par les autres chefs de
gouvernement. Remarquons que rien n’a été innové dans cet ordre d’idée,
que rien, même, n’a été tenté. Les dirigeants de Moscou ont copié, sans
plus, leurs ignobles prédécesseurs et leurs plus mauvais contemporains.
Faisons-nous
bien comprendre. Plus loin que la politique ne signifie pas au-dessus des
questions qui se présentent aujourd’hui devant les Sociétés humaines et
dont la plupart valent la peine qu’on leur cherche une solution. Partie des
politiciens s’y attellent en conscience, mais leurs méthodes les écartent du
but et leur milieu les noient. Nous ne sommes pas d’une essence supérieure à
ceux qui ont fondé les démocraties, ni à ceux qui les animent, mais nous ne
nous déclarons pas satisfaits par leurs travaux ; nous cherchons plus
loin.
Nous
cherchons des dispositifs nouveaux qui ne fassent pas, comme la politique, une
consommation effrayante de consciences humaines.