Poèmes de Kenneth Rexroth

Traduits de l’américain par Joël Cornuault

NOTES

Requiem pour les morts d’Espagne et L’automne en Californie évoquent la guerre civile en Espagne (1936-39); le deuxième poème évoque également la guerre sino-japonaise. Autre exercice matinal fait référence à la trahison des insurgés chinois par les staliniens en 1927 (Borodine y était le représentant du IIIème Internationale); les dernières lignes du poème fait vraisemblablement allusion à la grève générale de San Francisco (1934). Le 22 août 1939 et Le vendeur de poisson ambulant et le cordonnier ont été écrits sur les anniversaires de l’exécution des anarchistes Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti en 1927. Andrée Rexroth était la première femme de Rexroth; Marie Kass (célébrée dans l’imitation du poète latin Martial) était la deuxième. Frieda Lawrence (mentionnée dans le deuxième poème à Andrée) était la veuve de D.H. Lawrence. Le début de Quand avec Sappho est une traduction de Sappho par Rexroth lui-même. Billet de Noël à Geraldine Udell évoque le Chicago des années vingt (Gas était une pièce de théâtre d’avant-garde; Eugène Debs, Alexandre Berkman, Jim Larkin et Big Bill Haywood furent parmi leurs contemporains). Les Deux poèmes pour Brew et Dick ont été enregistrés par Rexroth avec la musique de Duke Ellington et Charlie Parker.

(Années 1930)

REQUIEM POUR LES MORTS D’ESPAGNE

Les vastes constellations géométriques d’hiver
Se lèvent au-dessus de la Sierra Nevada,
Je marche sous les étoiles, les pieds sur la courbure connue de la terre.
Je suis des yeux les clignotants d’un avion,
Rouges et verts, qui s’enfonce grondant vers les Hyades.
La note des moteurs monte, aiguë, faible,
Inaudible enfin, puis les lumières se perdent
Dans la brume au sud-est, aux pieds d’Orion.

Comme le bruit s’éloigne, le froid me saisit et la pensée
Qui s’empare de moi me soulève le coeur. Je vois l’Espagne
Sous le ciel noir battu de vent, la neige qui tournoie légèrement,
Scintille et se déplace au-dessus des terres blafardes,
Et des hommes qui attendent, transis, blottis les uns contre les autres,
Un avion inconnu passant au-dessus de leurs têtes. L’appareil
Dans la brume survole les lignes ennemies vers le sud-est,
Des étincelles sous sa carlingue près de l’horizon.
Quand elles s’effacent la terre frissonne
Et le ronronnement faiblit. Les hommes se détendent un instant
Et redeviennent nerveux dès qu’ils se reprennent à penser.

Je vois les livres avortés, les expériences abandonnées,
Les tableaux arrêtés, les vies interrompues,
Que l’on descend dans les fosses recouvertes du drapeau rouge.
Je vois les cerveaux gris, vifs, brisés et maculés de sang,
Que l’on descend chacun dans son obscurité, inutiles sous la terre.
Seul sur une colline de San Francisco, un cauchemar
Tout à coup m’envahit et des cadavres
Surgis de l’autre côté du monde se pressent contre moi.

Alors, doux au début, riche et puissant ensuite,
J’entends le chant d’une jeune femme.
Les émigrants du coin de la rue veillent
Le corps de leur fils aîné, renversé par un camion sans chauffeur
Qui a dévalé la côte et l’a tué sur le coup.
Les voix l’une après l’autre se joignent au chant.
Orion traverse le méridien vers l’ouest,
Rigel, Bellatrix, Bételgeuse, défilent en ordre,
La grande nébuleuse miroite dans ses reins.

[1937]

 

EXERCICE TRÈS MATINAL

Chang Yuen est au seuil d’une brillante carrière.
Fonctionnaire subalterne à Nankin,
Il fréquente néanmoins les milieux dirigeants de la capitale.
On lui prédit un grand avenir;
Mais il se pique de littérature.
Il travaille sans énergie et vit la nuit;
Il regrette ces temps troublés;
Il aimerait se retirer du monde;
Il recherche ce qu’il nomme la cohésion sociale;
Il aspire à vivre dans une culture plus positive.
Il a publié anonymement une étude savante
“Sur la précision du Shinto en tant que déterminant culturel agnostique”.
Par moment, il croit que la planète est à la veille
D’une Grande Renaissance Spirituelle.
Il cultive un goût pour Rimbaud, Bertrand Russell et Tu Fu.
Son rêve serait de s’installer à Paris.

Il traverse le pont près des Ateliers textiles de l’Inspiration divine.
Le bâtiment tremble de tout son long dans le fracas des machines.
Les lumières verdâtres des fenêtres
Clignotent devant les passants.
Des porteurs entrent et sortent sous de vastes porches indistincts.
Contre la barrière, dans un paquet de haillons, des visages brillent.
Chang Yuen s’arrête sur le pont récitant à part soi:
“Les concubines impériales
Dansent vêtues d’un voile transparent
Au pied du pavillon du Phénix Pourpre dans le soir.”
Il rêve aux filles qu’il aurait pu acheter dix dollars
Quand la famine sévissait dans le Shan Tung.
Il reprend doucement à voix haute:
“Il faisait chaud, dans la vallée
Bien que le soleil se fût couché depuis longtemps.”
Il repense au fils de Won, un ami très important;
Il est âgé de quatorze ans et arpente la nuit de Shanghaï,
Les joues fardées, dans les rues du Quartier International.
Il décide de prendre son opium plus sérieusement.
Des fleurs de poirier tournoient dans le brouillard.
La marée soulève le fleuve.
Le jour pointe au bout des rues.

[1937]

 

AUTRE EXERCICE MATINAL

Le brouillard du Pacifique circule à trente mètres
Au-dessus des maisons et des collines de San Francisco.
Après les journées lumineuses de mars, les vallées intérieures
Aspirent d’énormes masses d’air frais venues de l’océan.
Au-dessus du brouillard déchiqueté, un nuage haut, transparent, laminé
Se dirige lentement vers le nord, enjambant la moitié inférieure de la demi-lune.
L’astre, venu de Castor et Pollux, décrit sa parabole vers l’ouest.
Je marche dans les rues à trois heures du matin.
C’est le printemps de la dernière année de la jeunesse.
La mer est basse et l’air est saturé d’odeurs d’océan.
Les oiseaux moqueurs qui viennent d’arriver, réveillés,
Se tiennent dans les cours des maisons.
Je passe devant une vitrine réfrigérée
Où cinq lièvres blancs éviscérés
Pendent à cinq crochets par leurs pattes de derrière velues.
Les étalages éteints des fleuristes sont remplis de fleurs d’amandier obscures.
J’ai passé un moment au Sam Wo’s à siroter un alcool frais et parfumé.
“Qu’a fait Borodine à Canton en 1927?” —
La discussion a duré cinq heures.
Mon ami Soo est un sympathisant de l’opposition de gauche.
Il m’a accusé d’avoir assassiné quarante mille personnes sur la Colline des Fleurs Jaunes.
“Tu as ces cadavres sur la conscience”, disait-il.
Il a commandé des tripes et il pleurait en les mangeant,
Ses baguettes cliquetant comme des castagnettes.
Quoi qu’il ait fait, Borodine a eu tort, c’est probable;
L’histoire serait tellement plus simple si on pouvait l’écrire
Sans jamais avoir à la réaliser.
Les armées du Kuomintang ont envahi la ville natale de Tu Fu.
L’Armée rouge s’est retirée en bon ordre.
Je me demande si le portrait sur bois érigé par les siens
Se trouve encore sur l’autel à Sheng Tu,
Et si l’on brûle toujours de l’encens
Devant ce visage d’une intelligence et d’une compassion ardentes.
Il mena une vie dure; il détestait la guerre, le despotisme, la famine.
À la première occasion, il se brouilla avec l’empereur.
L’encre fielleuse des journaux sèche dans les kiosques;
Je frissonne et poursuis mon chemin en grelottant;
Je pense à ce monde où tant de vies sont misérables,
À tous les hommes qui furent torturés
Parce qu’ils croyaient possible d’être heureux.
Des piquets de grève montent la garde sur le pont à l’embouchure du Sacramento,
Blottis autour de petits feux,
Parlant peu,
Le fusil à la main.

[1937]

 

L’AUTOMNE EN CALIFORNIE

L’automne en Californie est une saison
Tempérée et anonyme, aux collines et aux vallées
Incolores. Seuls les eucalyptus d’un vert noirâtre,
Les conifères et les chênes, émergent de la brume;
Les champs sont en labours, nus, vacants;
Le bétail piétine les prés en pente;
Les fleurs sont mortes, les herbages flétris.
Toute la nuit, le long de la côte, sur les crêtes,
Passent des oiseaux, bruissant, haut dans la tiédeur du ciel.
Seuls dans les prés en altitude les trembles
Luisent comme des poissons rouge et or dans l’eau vive.
Seules dans les villages du désert les feuilles
Des peupliers tournoient dans l’air enfumé.
Errant une fois encore dans la douceur du soir,
Je rappelle mon coeur à l’ordre et mon esprit rouillé
À la passion. Je ne devrais penser qu’à mes rêves, à l’amour, à la mort,
À la beauté qui s’enfuit avec le temps comme un sang qui s’écoule,
À ma solitude dans le monde, au milieu des images
De jolies femmes et sous les constellations.
Mais j’entends sonner les horloges de Barcelone à l’aube
Et résonner les sifflets à Nankin, le midi.
J’entends vrombir et claquer sèchement dans les airs
Les avions de combat, le grondement sourd
Des bombardements, les tirs précipités
Des canons anti-aériens.
                                     À la première bombe sur Nankin,
Une jeune femme fluette, au visage de lune, s’élance dans la rue
Abandonnant bol de riz et enfants en larmes,
Et, toute droite, murmure des insultes en scrutant le ciel.
L’instant d’après, elle explose comme une poche d’eau
Tandis que, dans un nuage de fumée et de poussière,
Les murs lentement basculent sur elle.
                                                         J’entends les voix,
Jeunes, épuisées et exaltées de deux camarades
Dans une pièce close, à Madrid. Ils ont discuté
La nuit entière. De la pêche à la truite dans les Pyrénées,
De Spinoza, des soirs anciens de fête et de xérès,
Des femmes qu’ils faillirent avoir, ont eues ou presque,
De Picasso, de Velasquez, de la relativité.
Des chandelles rougissent, des lueurs bleues
Filtrent aux fentes des volets, le pilonnage
Reprend: on dirait qu’il n’a jamais cessé.
Le vent froid du matin est chargé de poussière,
Leur permission prend fin. Soldats de choc
Ils ne se reverront peut-être jamais. La lumière terne baigne,
Dans une clarté impersonnelle, les uniformes rapiécés,
L’exemplaire corné de l’Impérialisme de Lénine,
La cartouchière pleine, l’étui et la crosse noire d’un revolver.
     La lune se lève tard sur le mont Diablo,
Énorme, presque pleine, et chaude; le vent s’éloigne,
Un brouillard brun venu des marais recouvre la baie,
Et, dans les airs, le cri des oiseaux se fait soudain
Puissant, nerveux, effarouché.

[1938]

 

LE 22 AOÛT 1939

“...pour empêcher ta mère de se décourager, je vais te dire comment je m’y prenais. Emmène-la faire une longue promenade dans la campagne tranquille, cueillir des fleurs sauvages, se reposer à l’ombre des arbres, entre l’harmonie du ruisseau plein de vie et la sérénité de la mère-nature, et je suis sûr que cela fera sa joie, ainsi que la tienne certainement. Mais souviens-toi toujours, Dante, au milieu du bonheur, de ne pas le garder pour toi tout seul, mais de te pencher un peu vers les autres, près de toi et de venir en aide aux faibles qui réclament du secours; aide les persécutés et les victimes; parce qu’ils sont tes amis; ils sont les camarades qui luttent et tombent comme moi et Bartolo, hier, nous luttâmes et tombâmes, dans la conquête de la liberté pour tous et les pauvres travailleurs. Dans ce combat de la vie, tu trouveras davantage d’amour et tu seras aimé.”

—Lettre de Nicola Sacco à son fils Dante, 18 août 1927.

“Angst und Gestait und Gebet.”

—Rilke.

À quoi bon, cette poésie,
Ce paquet d’accomplissement
Assemblé au prix de tant de douleur?
Vingt ans d’un travail de forçat,
Leçons tirées de Li Po et de Dante,
Des chants indiens et de la psychologie de la forme;
Quels mots peut-il épeler,
Cet alphabet d’une sensibilité unique?
Le dessin pur des étoiles dans leur progression ordonnée,
L’air raréfié des sommets de 4000 mètres,
Leurs vues du mont Pisga sur quels secrets de la personnalité,
Le feu des coquelicots sur des champs érodés,
Le sommeil des lynx dans la forêt de midi,
L’étrange anastomose des réseaux de la pensée,
La vie qui s’écoule, ingouvernable,
Et l’espérance profonde de l’humanité.
C’est un art qui n’a guère changé au cours des siècles,
Ses sujets sont restés les mêmes,
“Déshabille-toi, au nom du ciel, et viens au lit,
Nous ne sommes pas éternels.”
“Les pétales de la rose tombent”,
Nous tombons de la vie.
Les valeurs tombent de l’histoire comme des hommes sous les bombes,
Seul un minimum subsiste,
Seul un accomplissement inconnu.
Quelques mots à graver sur une pierre tombale,
Sur les champs de bataille du monde entier,
“Pauvre gars, il n’a jamais su de quoi il retournait.”
Dans mille ans, des hommes portant lunettes viendront, munis de pelles
Donner des conférences à l’université sur “Progrès et retards culturels”.
Une pincée d’ail en plus dans la soupe,
Une demi-heure gagnée au lit le matin,
Certains eurent de la chance et d’autres non;
On expose derrière les vitrines de musées obscurs
Les objets qu’ils abandonnèrent dans leur hâte.
Cette année, nous avons fait quatre grandes ascensions,
Campé deux semaines au-dessus de la forêt,
Regardé Mars nager auprès de la Terre,
Regardé l’aurore noire de la guerre
Se répandre dans le ciel d’une civilisation sur le déclin.
L’autorité vit ses dernières et terribles années.
La maladie atteint son point critique,
Dix mille ans de pouvoir,
Deux lois en lutte,
Le règne du fer et du sang versé
Contre la solidarité tenace du cerveau et du sang vifs.
Ils sont piégés, assiégés, des fous meurtriers.
S’ils insonorisent leurs cellules,
Ce n’est pas afin d’étouffer les coups de pistolet,
Mais les dernières paroles des condamnés.
“La liberté est la mère
Non la fille de l’ordre.”
“Du gouvernement des hommes
À l’administration des choses.”
“De chacun selon ses capacités,
À chacun selon ses besoins.”
Nous taillions des marches dans la glace bleue des glaciers suspendus,
Vacillant sur des arêtes éclatées,
Et leurs voix résonnaient encore en nous.
Quelques brins de cordes
Et de malheureux piolets ont suffi
Pour vaincre l’apathie froide et cruelle des montagnes,
Rares sont les sommets inviolés.
À mon retour d’escalade une lettre m’attend.
C’est ma première petite amie, rencontrée il y a vingt-cinq ans.
“J’ai lu ton poème dans le New Republic.
Tu te souviens du magasin de pompes funèbres, au coin?
De la forme qu’on vit sous un linceul en reluquant par le soupirail
Avant de prendre nos jambes à notre cou en hurlant? Tu te souviens?
Au coin, on a construit une station service,
Et un garage où tu habitais,
Il ne reste plus que deux maisons à part la nôtre.
Nous tenons le coup, au milieu du bruit et du monoxyde de carbone.”
Mon poème d’alors parlait d’exil et de mal du pays,
Vingt-cinq ans de vagabondages
Dans un monde bruyant et empoisonné.
Ma petite amie a tenu le coup. Je ne suis jamais revenu.
Mais les explosions et les gaz empoisonnés
Sont aussi bien domestiques qu’importés.
Dante connut le mal du pays, les Chinois en firent un art,
Ainsi souffrit Ovide et tant d’autres,
Comme Pound et Eliot,
Comme Kropotkine qui creva de faim,
Et Berkman de sa propre main,
Fanny Baron qui mordit ses bourreaux,
Mahkno qui mourut en odeur de calomnie,
Et Trotsky, je suppose, passionnément, à sa manière.
T’en souviens-tu?
À quoi bon cette poésie,
Ce paquet d’accomplissement
Assemblé au prix de tant de douleur?
Tu te souviens du cadavre dans le sous-sol?
Où en sommes-nous, au tournant de notre existence,
Écrivains et lecteurs des hebdomadaires libéraux?

[1939]

 

GIC-HAR

Il est tard dans la nuit, froide et humide,
Et l’air est rempli de fumée de tabac.
Le cerveau soucieux et las,
Je reprends l’encyclopédie,
Volume GIC-HAR,
Dont j’ai dû lire chaque ligne
Durant tant de nuits comme celle-ci.
Assis à moitié endormi je parcours l’article “Gros-bec”,
Écoutant ferrailler et marteler longuement au loin
Les wagons de marchandises et les aiguillages.
Soudain, je me revois
Rentrant de ma baignade
À Ten Mile Creek,
Au-dessus de la longue moraine un soir au début de l’été,
Les cheveux mouillés, dans l’odeur de la vase et des élodées.
Je revois un sycomore devant une ferme en ruine,
Et instantanément, distinctement, m’est révélé
Un chant d’une joie et d’une pureté incroyables,
Mon premier gros-bec à gorge rose,
Tourné vers le soleil couchant, le corps
Saturé de lumière.
Je restai immobile et frissonnant dans la chaleur du soir
Jusqu’à ce qu’il s’envole, et je vins à comprendre
Dans ma douzième année que l’un des grands événements
De ma vie venait de se produire.
Trente usines déversent leurs déchets dans le ruisseau où je nageais.
La ferme a cédé sa place à une banlieue déshéritée
Sur les pelouses calcinées il y a des étourneaux, étrangers et agressifs.
J’habite de l’autre côté du continent
Dix ans dans une cité hostile.

[1939]

 

SUR QUELLE PLANÈTE

L’air chaud qui recouvre uniformément la campagne,
S’écoule imperceptiblement vers le large;
Les brumes d’automne circulent en épais rubans
Au-dessus de l’eau pâle;
Il y a des aigrettes blanches dans les marais bleus;
Le mont Tamalpais, le Diablo, le Saint-Helena
Flottent dans l’air.
Nous gravissons les falaises de Hunter’s Hill
Qui surplombent sur plus de quatre-vingt kilomètres
Une imbrication sinueuse de montagnes et de mer.

J’escalade une cheminée en torsade,
Et, alors que je lève les yeux vers
Une petite grotte, deux hiboux blancs
S’envolent, silencieusement, près de mon visage.
Ils ondoient, gênés par le soleil,
Avant de disparaître dans les replis de la falaise.

Toute la journée j’ai observé une nouvelle grimpeuse,
Jeune fille aux cheveux d’un blond de cendre,
Au regard doux et confiant.
Elle monte avec lenteur, précision,
Et une grâce sans geste superflu.
Tandis que j’enroule les cordes,
Et admire le crépuscule impressionnant,
Elle se tourne vers moi et dit, tranquillement,
“Ce doit être une splendeur, le coucher de soleil,
Sur Saturne, avec ses anneaux et toutes ses lunes.”

[1940]

Ces traductions sont tirées des livres L’automne en Californie (Éditions Fédérop, 1994) et Les constellations d’hiver (Librairie La Brèche, 1999), et ont été reproduites avec l’autorisation du traducteur, Joël Cornuault, et des éditeurs. Les poèmes originaux sont extraits de The Collected Shorter Poems of Kenneth Rexroth (copyright 1966 New Directions Publishing Corp.). Copyright pour les traductions françaises: Éditions Fédérop et Librairie La Brèche.

(Années 1940)

LE MERCREDI SAINT DE 1940

Par la fenêtre à l’est, un orage
Convulsif éclôt devant la lune montante.
À l’ouest, dans la brume, les planètes
Frémissent, météores immobiles.
Nous écoutons dans l’obscurité l’office de Ténèbres,
Musique plus ancienne que la Résurrection,
Écho du Levant en proie au tumulte et à la ruine.
“Pourquoi est-elle assise à l’écart
La ville populeuse?”
Le chant imposant et détaché des bénédictins retentit;
Ce supplice ne suscite en eux ni crainte ni honte.
Songe qu’à six heures de là, en Europe,
Ils étaient des milliers à prononcer ces paroles,
Psaume après psaume éteignant un cierge...
À Albi, forteresse dans la pénombre glaciale,
À Aix, sous les vieilles voûtes sonores,
À Munich, où la dernière flamme
Miroitait sur les statues de bois.
“Jérusalem, Jérusalem,
Convertissez-vous au Seigneur votre Dieu.”
Ils sont des milliers, agenouillés dans le noir,
Qui murmurent: “Aie pitié de nous, ô Seigneur.”
Tout en fumant et chuchotant, nous écoutons, admiratifs.
Les voix viennent de cinq mille kilomètres.
Sur le mur blanc du jardin, les ombres
Du dattier battent violemment;
La pleine lune de printemps s’est levée,
Une rafale de vent l’accompagne.

[1940]

 

AUTRE PRINTEMPS

Les saisons tournent et les années passent
Ne demandant ni aide ni surveillance.
La lune parcourt sans intention
Son cycle pleine, montante, pleine à nouveau.

L’astre blanc coule au coeur du fleuve;
L’air est traversé d’un parfum d’azalée;
Au profond de la nuit une pomme de pin se détache;
Notre feu de camp meurt entre les monts déserts.

Les étoiles acérées dansent sous le feuillage frémissant;
Le lac est noir, insondable dans les ténèbres cristallines;
Haut dans le ciel, la cime diaphane d’un pic enneigé
Sépare en deux la Couronne boréale.

O coeur, coeur si curieusement
Intransigeant et corruptible,
Nous voici exultant sous les étoiles au bord du lac,
Et ces instants qui ne devraient jamais finir

S’écoulent à nos côtés indifférents comme l’eau.

[1941]

 

ENTRE DEUX GUERRES

Tu te rappelles, ce petit déjeuner en novembre —
Le raisin noir et frais qui sentait
Encore l’emballage de liège,
Les petits pains à la mie blanche et chaude,
Le chocolat épais au goût de miel?
Et nos nuits de fête; le gin et les tangos?
Les filets à cheveux défaits, les boutons de manchette égarés?
Que sont-elles devenues
Les filles splendides, les heures abandonnées?
Ou nous disait perdus, inconscients, immoraux.
Ou disait que nous entravions les plans du Pouvoir.
Et aujourd’hui, par millions emmurés vifs
Dans le cercueil des circonstances,
Ils tambourinent aux dalles de leurs tombeaux,
Ils se terrent dans les caves des ruines, et se disputent
Leur propre chair fragmentée.

[1944]

 

ANDRÉE REXROTH
Décédée en octobre 1940

Une fois de plus, les branches marbrées de gris du marronnier d’Inde
Resplendissent d’étoiles d’émeraude,
Et les aulnes couvent dans la fumée rose
De leurs innombrables boutons.
Le printemps, je sais, est toujours
Aussi splendide, la voix de la grive cachée
Aussi douce et le soleil aussi vital.
Mais ce sont les chemins forestiers où nous marchions
Tous deux, ces chemins, nos dix années passées ensemble.
Nous pensions que cela n’aurait pas de fin,
Mais le temps a passé et les jours
Qui ne devaient jamais arriver pour nous sont là.
Des truites d’argent au fil de l’eau —
Les traces du raton laveur sur la rive —
Un butor qui mugit au loin —
Tes cendres dispersées dans ces montagnes —
Emportées par le courant vers la mer.

[1944]

 

QUAND AVEC SAPPHO...


“. . . Dans la fraîcheur du ruisseau
le vent bruit entre les branches
des pommiers, et du feuillage frémissant
le sommeil se déverse . . .”

Nous sommes étendus dans le verger à l’abandon bourdonnant
D’abeilles d’une ferme en ruine de la Nouvelle-Angleterre,
L’été dans nos cheveux, et le parfum
De l’été imprégnant nos corps enlacés,
L’été dans nos bouches, et l’été
Dans les mots lumineux et fragmentaires
De la poétesse grecque disparue.
Pose ton livre. Penche-toi. Tends tes lèvres.
Ta gràce est aussi belle que le sommeil.
Tu bouges contre moi,
Vague endormie.
Ton corps envahit mon esprit
Comme une nuée d’oiseaux dans l’été;
Non comme un corps séparé, une chose étrangère,
Mais à la manière d’un halo
Auréolant l’univers entier.
Penche-toi. Que tu es belle,
Belle comme tes mains
Repliées dans le sommeil.

Nous avons vieilli cette après-midi.
Ici, dans notre verger, nous sommes
Aussi âgés qu’elle dont les cendres dispersées
Sur cette mer lointaine
Étincellent à la crête des vagues
Ou empourprent la coquille des murex.
Autour de nous, la vieille ferme se délabre
Dans le chaos du plein été porteur de miel.
Sur ces îles écartées les temples
Se sont écroulés, et le marbre
A pris la couleur du miel sauvage.
Il ne demeure rien des jardins
Qui jadis les entouraient, ni du gazon
Gras que foulaient les sabots fendus.
Seule la salicorne monte à l’assaut
Des pierres effritées,
Des marches craquelées,
Seuls le bleu et le jaune
De la mer, et les falaises
Rouges, loin de l’autre côté de la baie.
Penche-toi.
Son souvenir passe dans nos lèvres maintenant.
Nos baisers traversent le chaos de l’été
Qui s’empare de nos poitrines et de nos cuisses.

D’énormes dômes dorés de cumulus
Se lèvent sur la forêt qui ondule et siffle.
L’air pèse sur la terre.
Le tonnerre éclate au-dessus des montagnes.
Au loin, sur les Adirondacks,
Des éclairs presque invisibles frémissent
Dans le ciel lumineux, violets
Contre les ombres grises, plombées, des nuages ventrus.
La crinière douce et virile des orages
Balaie l’horizon qui enfle.
Ôte tes chaussures et tes bas.
Je baiserai tes doux pieds, tes douces jambes
À demi enfouis dans le fouillis
D’un tapis odorant de fleurs de plein été.
Déshabille-toi. Je serrerai
Ta chair couleur de miel d’été contre
Le sol brûlant, dans l’herbe piétinée, àcre,
Du plein été. Que ton corps coule
Comme miel entre les doigts
Granulés et chauds de l’été.

Repose-toi. Attends. Nous sommes comblés pour l’instant.
Donne-moi tes lèvres
Défaites et humides qui ont le goût
De ma peau. Relis ces poèmes
À la mélodie sinueuse dans cette langue
Qui, entre toutes, est oeuvre d’art.
Répète ces mots épars et poignants
Sauvés par les anciens grammairiens
Pour illustrer les conjugaisons
Et les déclinaisons d’un langage plus ancien encore.
Allonge-toi au creux de mon corps,
Je veux sentir tes épaules meurtries contre
Les poils humides de ma poitrine.
Donne-moi un baiser. Songe, douce linguiste,
Que dans ce monde l’ablatif est impossible.
Nul ne viendra nous servir.
Il s’agit de nous servir l’un de l’autre.
Le vent quitte lentement la tempête;
Tourne sur les arêtes boisées; résonne
Dans les vallées. Ici, nous sommes seuls
Ensemble; et au-delà
De ce verger commence la solitude,
La solitude du monde entier.
Que rien, jamais, ne pénètre
L’isolement de cette journée,
De ces paroles, protégées dans leurs langues mortes,
De ce verger, retranché de l’histoire et du réel,
De ces ombres estompées dans la lumière d’été,
Isolés ensemble loin de la réciprocité du monde.

Ne parle plus. Ne dis rien.
Que s’installe le silence
Jusqu’à l’assouvissement.
Que nos doigts sculptent
Le contour de nos corps dorés.
Ne dis rien. Mon visage chavire
Dans l’été coagulé de tes cheveux.
Les abeilles s’apaisent.
Le calme tombe sur nous comme un nuage.
Reste immobile. Que ton corps s’enfonce
Dans l’impressionnant silence
De l’été accompli —
Loin, loin, vers l’infini —
Nos lèvres lasses, pâmées de calme.

Regarde. Le soleil a décliné.
De longues lumières ambrées
Se déposent maintenant
Sur les fûts ravagés des pommiers anciens.
Nos corps bougent l’un vers l’autre,
Comme ceux des dormeurs dans leur sommeil,
Assouvis et exténués à la fois,
Tandis que l’été se dirige vers l’automne,
Tandis qu’avec Sappho nous allons vers la mort.
Mes paupières tombent de sommeil
Dans l’automne de tes cheveux défaits.
Ton corps bouge entre mes bras,
Au bord du sommeil.
Et c’est comme si j’étreignais
Une nuée d’oiseaux
Dans un soir d’été.

[1944]

 

LES AVANTAGES DE L’ÉRUDITION

Je suis un homme dépourvu d’ambitions
Et qui a peu d’amis, hautement incapable
De gagner son pain, qui ne
Rajeunit pas, réchappé de quelque destin mérité.
Tout seul, mal vêtu, quelle importance?
À minuit, je mets à chauffer
Un bol de vin blanc à la cardamome.
Avec mon peignoir tout troué et mon vieux béret,
Assis dans le froid à écrire des poèmes,
À dessiner des femmes nues dans leurs marges de guingois,
Je copule avec des nymphomanes
De seize ans nées de mon imagination.

[1944]

 

UN NÉO-CLASSICISTE

Je connais tes valeurs morales, pharisien.
La nuit dernière tu t’es réveillé en hurlant.
Dans ton rêve, tu avais atteint l’extrême vieillesse,
Tu agonisais et à ton lit de mort
Toutes les filles avec qui tu avais couché
Venaient, aussi âgées que toi, assister à ta fin.
Comateux, tes débris marbrés
Se ridaient et gelaient entre les draps raides;
Et les visages, troubles comme sous
Une eau souillée, indifférents,
Muets, dans cette chambre comble de vieilles,
Vieilles femmes, patiemment, attendaient.

[1944]

 

SUR L’EAU

Notre canoë paresse dans le courant nonchalant
Que lianes, joncs et troncs d’arbres encombrent
Sur l’eau stagnante d’une rivière du Middle-West.
Puis, pivote lentement, avant de se loger dans un lacis
De nénuphars. Fatigués, nous posons nos rames.
Toute l’après-midi, nous avons remonté le faible courant,
Au long des méandres sombres entre bois et prairies,
Passant des gués bourbeux où l’odeur forte du bétail
Dormait épaisse à la surface; nous avons entonné des chants
Réguliers et cadencés; des chants de montagnards
Et de bergers, des chants du cabestan
Et du débarcadère, des chansons de voyageurs.
Las de nos mouvements et de leur rythme,
Las du jeu souple de nos forces conjuguées,
Dans les bras l’un de l’autre nous laissons
Feuilles et pétales de nénuphars empêcher
Tout mouvement dans l’air inerte pesant de chaleur.
Chante tout bas pour moi Westron Wynde, Ah the Syghes,
Mon coeur se recommande à vous, Phoebi Claro;
Chante les chansons d’amour vagabondes
D’hommes et de femmes disparus depuis sept siècles,
À voix basse, tes lèvres caressant ma joue.
Que nos jambes s’entrelacent au fond du canoë,
Que ta poitrine dans ton corsage fin
Repose le long de mes bras nus et de mon cou;
Que ta chevelure embaumée retombe sur nos yeux;
Donne-moi tes lèvres délicates et mélodieuses.
Je te déshabille. Tes pupilles sont noires, humides,
Immenses, et ta peau d’ivoire est moite.
Bouge doucement, à peine, ouvre les cuisses,
Prends-moi lentement en toi, pendant que nos lèvres avides
Cherchent nos gorges battantes de sang.
Bouge doucement, arrête et retiens-moi
Profondément, immobile, au fond de toi, alors que le temps s’écoule
Comme le fleuve derrière ces nénuphars,
Et que les moments voleurs fusionnent et s’évanouissent
Dans notre chair éphémère, éternelle.

[1944]

 

EN RAISON INVERSE DU CARRÉ DES DISTANCES


Impossible de rien voir dans cette nuit;
Mais c’est bien moi, Rexroth,
Qui plonge dans le noir sur une planète glaciale.
Il fait bon et tout s’anime dans cette obscurité
Végétale où des cerfs invisibles broutent en paix.
Le ciel est chaud et lourd, je ne distingue
Pas même la cime des arbres, là-haut.
Je sais que ce sont des pins dont les fruits
Restent fermés sur les branches, et finissent
Par s’incruster dans le bois, jusqu’à ce qu’un feu
Les délivre, régénérant la forêt incendiée.
Et j’attends, seul, au coeur des montagnes,
Dans la forêt, dans le noir, tandis que le monde
Parcourt, rapide, son ellipse régulière.


* * *

Il fait chaud ce soir, rien ne bouge.
Les étoiles sont floues. Le fleuve —
Indistinct et monstrueux sous les lucioles —
Coule, à peine audible, d’un flot
Résonnant et grave dans le lointain.
Je devine tes yeux, tes lèvres humides.
Invisible, majestueux, odorant,
Ton corps s’ouvre à moi en secret.
Voilà bien l’ultime énigme.
Après tout ce temps, je ne sais rien
De plus étrange. Nous qui nous connaissons comme
Une chose une et double, dont les membres
Sont les instruments habiles d’un seul plaisir,
Nous restons des mystères dans les bras l’un de l’autre.


* * *

À l’orée du bois sous la lune
Debout entièrement nus,
Vacillants, tachés d’ombre, enveloppés
L’un par l’autre et tous deux
Enserrés par la nuit. Nous n’entendions
Ni l’engoulevent ni le soupir
Du tremble; le vol silencieux de la chouette
Ou ses cris perçants ne nous parvenaient pas.
Il n’y avait que le battement de nos coeurs.
Nos yeux ne voyaient pas remuer la nuit
Ni la lumière, les étoiles fixes ou mouvantes,
Les étoiles filantes. Toutes seraient tombées,
Nous ne l’aurions pas su. Nous tombions
Comme des météores, sombres dans la nuit froide,
L’un vers l’autre, et puis masse
Embrasée à travers ciel heurtant la terre.


* * *

Je suis couché seul sur un lit
Étranger dans une maison inconnue et l’aube
Plus cruelle qu’aucun minuit
Jette ses brassées de lumière —
Fleurs fanées au bout des branches
De cerisier et, derrière l’or
Des nobles chatons d’un érable,
Et plus haut, immense, pur,
Le ciel d’avril au nuage effiloché,
Et au-dedans et au-delà de tout,
L’inexorable étendue
Déserte de la solitude.

[1944]

 

INCARNATION

À la fin d’une journée d’escalade seul
Dans la neige éblouissante de printemps,
Redescendant au couchant
Jusqu’au pré le plus haut, vert
Dans le brouillard froid des cascades,
J’atteignis un réseau de ruisseaux
Recouverts d’innombrables
Iris sauvages éclatants;
Et je vis la fumée de notre camp
Plus bas, entre les murs du canyon,
Présence humaine dans la montagne déserte.
Debout sur les pierres
Dans les tourbillons du torrent,
Une vision de toi m’est alors
Apparue, plus réelle que la réalité,
Dans l’arôme tournoyant des iris:
Feu dans les boucles lourdes de tes cheveux;
Tes hanches qui, vrillées dans un tango,
Vont et viennent dans la lumière pâle parfumée;
Tes joues rougies de neige, le son
Des cithares, et le chalet bondé
Qui chante et danse; tes bras
Blancs dans l’eau brune de l’automne,
Quand tu nages entre les feuilles fluantes,
Traçant une toile de lumière
Fluctuante sur les sycomores;
La courbe exacte de ta cuisse, la soie fine
Glissant sous mes doigts, et toi,
Tendue, au bord de l’abandon.
Le contact et le parfum mêmes de tes seins;
L’odeur douce et secrète de sexe.
À jamais, la pensée de toi,
La splendeur des iris,
Les pétales d’iris froissés,
Les étamines d’or poudrées de pollen,
La cantate obscure
Des eaux mêlées, les pics
Neigeux, brûlants, impassibles,
Se confondent avec cet endroit.
Ce moment de réalité et de vision
Contient l’éternité,
Devient l’esprit même de ce lieu.
La responsabilité
De l’amour réalisé et de la beauté
Vue brûle en toi, ange brûlant,
Plus réel que la fleur ou la pierre.

[1944]

 

IMMOBILES SUR LA RIVIÈRE

La solitude s’installe autour de nous
Étendus, abandonnés et comblés,
La solitude nous serre, délicate, dans sa paume chaude.
Une tortue se glisse dans l’eau
Léger bruit de bulle qui éclate;
Tout se tait sinon la lointaine
Et saisissante conversation des feuilles
Immobiles de peupliers et de sycomores et, espacée,
Solitaire et pensive la voix d’une grenouille.
Je détache les yeux de ton visage extasié
Et je regarde le soleil couchant
Saupoudrer le zénith immense, immaculé
D’imperceptibles étoiles d’or.
Tu ouvres les yeux, tournes la tête,
Mordilles des lèvres mon épaule.
Une onde languide parcourt ton corps.
Soudain, tu pars du rire pur
Qu’aurait une flûte joyeuse
Et, bondissante, plonges dans l’eau.
Un oiseau blanc se lève dans les joncs
Et s’éloigne, alors que notre barque
Tangue, ivre dans les remous
De ta nudité jubilante.

[1944]

 

LA MUSIQUE DE LUTH

La terre durera longtemps
Avant son refroidissement final;
Des hommes l’habiteront; prendront des noms,
Se justifieront de leurs actes.
Nous, nous aurons la forme
De constituants chimiques —
Mince consolation.
Pour l’heure, nous sommes en vie,
Corpuscules, ambitions, caresses,
Le lot de ceux qui nous précédèrent,
Tous les compagnons des neiges d’antan,
“La joyeuse Hélène, la blanche Iopé et les autres”,
Les morts agités, présents à notre souvenir.

Aussi, en cette fin d’année, fête
De la Nativité, accordons-nous l’offrande
Des présents jadis acheminés vers l’Occident à travers les déserts —
L’or de nos chevelures confondues,
L’encens de nos bras et de nos jambes émerveillés,
La myrrhe de nos baisers invincibles désespérés —
Célébrons la renaissance
Quotidienne de l’amour,
La fluidité de nos êtres dans une épiphanie sans fln,
Cependant que la terre sous nos pieds
S’abîme dans des étés et des neiges inconnus,
Traverse les espaces inexplorés des étoiles.

[1944]

 

MARTIAL — XII, LII

C’est moi Kenneth, ton amant, Marie,
Celui qui, un jour, redeviendra
Poussière; qui te tressa des couronnes
De chansons; dont la voix fut non moins réputée
Pour avoir fustigé les fautes de son temps.
En enfer, je conterai ton histoire,
Doucement, à l’oreille enchantée d’Hélène,
Nos joies et nos jalousies, nos querelles et nos voyages,
Qui, à l’inverse des siens, finissaient par des baisers.
Son époux sourira de l’impétueux Pâris
Quand il entendra le récit de nos tendres amours.
Laure et Pétrarque, Waller et sa Rose,
Dante lugubre et l’incandescente Béatrice,
Catulle et Lesbie, tous les amants célèbres,
Transparents, main dans la main, m’écouteront,
Un dernier frisson parcourant leurs corps ombreux.
Et lorsque tu rejoindras mon séjour pour finir,
Ton nom répandra le souvenir des vivants
Sur les lèvres de ceux que la mort a saisis.
Tu sauras que je dis vrai en voyant fondre la neige
Sur ma tombe, et mes compagnons de sommeil transis
Changer de place sous terre afin de réchauffer
Leur squelette auprès de mes cendres restées brûlantes.

[1944]

 

FUYARDE

Les cheveux sur ton front brillent
D’étincelles de pluie;
Tes yeux sont humides et tes lèvres
Humides et froides, ta joue rigide de froid.
Pourquoi être partie
Si longtemps, pourquoi revenir seulement
Maintenant vers moi, tard dans la nuit
Après avoir erré des heures sous la pluie et le vent?
Défais ta robe et tes bas;
Repose-toi dans le fauteuil devant le feu.
Je réchaufferai tes pieds de mes mains;
Je réchaufferai tes seins et tes cuisses de baisers.
J’aimerais pouvoir allumer en toi
Un feu qui ne s’éteindrait jamais.
J’aimerais pouvoir être sûr qu’au fond de toi
Se trouve un aimant qui toujours te ramènerait en ce lieu.

[1944]

 

“Dans l’air chaud d’avril...”

Dans l’air chaud d’avril,
Allongés nus au pied des pins,
Sous l’abri ensoleillé d’une falaise.
Tu t’agenouilles sur moi et je vois
De minuscules empreintes rouges sur tes flancs,
Comme des morsures, là où des pommes de pin
Ont appuyé sur ta peau.
On peut apercevoir les mêmes marques
Incrustées dans le lignite de la falaise
Au-dessus de nous. Séquoia
Langsdorfii avant la période glaciaire,
Et sempervirens de nos jours,
Ce qui ne fait de différence
Qu’en nombre d’années.

Ici, dans la douce et moribonde
Puanteur des fleurs printanières, rejetés,
Deux épaves ensemble,
Nos corps frais et nus ensemble,
Sous cet arbre l’espace d’un instant,
Nous avons échappé aux duretés
De l’amour, de l’amour perdu, de l’amour
Trahi. Et ce qui aurait pu être,
Comme ce qui pourrait être, s’évanouit
Pareillement dans ce qui est, pour ne laisser
Que ces idéogrammes
Imprimés sur les immortels
Hydrocarbures de chair et de pierre.

[1946]

 

Mont Tamalpais

Les années ont passé. Le printemps
Revient. Mars et Saturne
Paraîtront bientôt, bas à l’ouest,
Dans le soir. Au soleil couchant,
Des poutrelles vaporeuses se forment,
Enjambant Steep Ravine à l’aplomb
Des cascades. Les oiseaux d’hiver
Venus de l’Oregon, rouges-gorges
Et diverses grives, se régalent
Des baies mûres de toyon et
D’arbousiers. Les rouges-gorges chantent
Sous une chute de lumière drue.
                                                Tes cendres
Ont été dispersées en ce lieu où
J’écrivis pour toi un poème d’adieu
Et, il y a plus longtemps encore,
Un poème d’amour et de paix,
Sur la lassitude d’une longue
Nuit de printemps dans la jeunesse.
Cela fait presque dix ans
Que tu es ici à tout jamais.
Les chatons qui poussent après
Le nouvel an sur les saules
De ce pays étrange sont de retour.
Les cerfs et les ratons laveurs
Empruntent les mêmes passages. Seuls
Quelques bancs de sable et de galets
Sont apparus où l’érosion
A creusé profond les falaises.
Les cycles de la vie sont courts.
Guerre et paix ont passé, simples fantômes.
Le genre humain s’enfonce
Dans l’oubli. Le cri d’un butor
Monte d’entre les roseaux où
Tu l’entendis à notre arrivée
Dans l’Ouest; là où justement
J’en entendis un l’année
De ta mort.


Kings River Canyon

Ma douleur est aussi large
Qu’un fleuve sans rives;
Elle est aussi profonde
Qu’un abîme sans fin.
La lune sombre, trouant la brume,
Comme si un voile léger, chaud, moite
Remplissait Kings River Canyon.
Saturne luisant perce tel un oeil d’or
Humide le rideau de lumière; à côté,
Antarès rougeoie faiblement
Sans scintiller; tout en haut,
Le rocher brille légèrement sous la lune:
Lookout Point où, étendus
Sous la pleine lune déjà, nous avions
Plongé nos regards dans ce canyon.
Par un doux octobre, nous avions établi
Le camp près des étangs d’automne immobiles.
Je t’avais préparé un gâteau d’anniversaire.
Là, tu peignis tes plus beaux tableaux —
Des paysages innocents, étonnés,
Dont il reste très peu d’exemplaires.
Tu les détruisis durant
Les crises atroces
De ta longue maladie. Dix-huit ans
Ont coulé depuis cet automne.
Aucun chemin d’accès n’existait alors.
Quelques personnes seulement
Connaissaient l’entrée du défilé.
Nous étions parfaitement seuls, à trente
Kilomètres à la ronde;
Jeunes mari et femme
Abrités et enveloppés
Dans la sérénité de l’automne,
Dans le bruit du fleuve furtif,
Dans le tournoiement des feuilles,
Dans le mouvement heurté d’un vol
De chauve-souris surgies des grottes,
Au ras des étangs parfumés
Où les grandes truites somnolaient chaque soir.

Dix-huit années broyées
Sous les roues de la vie.
Tu es morte. On a fait percer
Par mille bagnards l’autoroute
Qui coupe Horseshoe Bend. La jeunesse
Qui ne revient pas s’est enfuie. Mes tempes
Grisonnent et ma silhouette
S’est empâtée. Je chemine aussi vers la mort.
Je pense à Henry King, à Exequy,
Son poème ampoulé mais lourd de désespoir;
Je pense à la grande lamentation
De Yüan Chen, d’une insoutenable compassion;
Et, solitaire au bord du fleuve printanier,
Plus seul que jamais je n’aurais
Imaginé être un jour,
Je songe à Frieda Lawrence,
Assise seule au Nouveau-Mexique,
Dans la sécheresse sans fin, écoutant
Le sifflement des eaux laiteuses de l’Isar
Sur les cailloux, au coeur d’un printemps perdu.

[1947]

 

BILLET DE NOËL À GERALDINE UDELL

Les fleurs des prairies, les vastes lunes d’automne
Reviennent-elles à la saison?
Debs, Berkman, Larkin, Haywood, sont morts aujourd’hui.
Les filles ont toutes pris de l’âge.
Tant m’a échappé, ou se tient embusqué
Dans ma mémoire, et mugit
En sourdine comme le tonnerre qui m’a réveillé —
Et j’ai contemplé la ville dehors
Qui clignotait dans la lumière violette sous la pluie ondulante.
Les orages porteurs de foudre sont rares
Sous ce climat statistiquement parfait.
L’eucalyptus a perdu
Ses branches, dans le fracas des portes et du verre brisé, la mer a rompu ses digues.
Seul dans mon lit étroit,
Je rêvais aux jours passés, à l’entre-deux-guerres riche d’espoirs,
Fêtes triomphantes, fêtes échevelées,
Regards triomphants, lèvres échevelées
Regards éteints, lèvres pincées maintenant
Que les fêtes ont trahi nos espérances.
Je te revois dans Gas,
L’héroïne avant l’explosion;
Ou dans tes colères, blanche et froide,
Quand nous discutions du livre tragique de Sacha.
Ici, dans la nuit déserte,
J’allume ma lampe et tâtonne vers ma plume et mon carnet.
Un million de dormeurs se retournent,
Il pleut des bombes dans leurs rêves. L’orage s’éloigne
En bourdonnant sur les collines.
Le vent tourne, ramenant l’odeur froide, organique,
De l’océan qui remonte.

[1948]

 

SOTTOPORTICO SAN ZACCARIA

Il pleut sur la ville
Comme il pleut sur mes poèmes
Sous le tonnerre
Nos corps s’ajustent pièces
D’un puzzle magique
Douze bourrasques chassent les mouettes du ciel
Et lacèrent les rideaux
Des éclairs miroitent
Sur tes seins trempés de sueur
Ton visage bascule dans l’ombre
Et le vent cliquette comme une armée
Qui écarte des roseaux fanés
Nous allongeons nos corps brisés sous la fenêtre
Et je sens un parfum de foin
Poindre dans l’odeur féminine de Venise

[1949]

 

AU PIED DU MON SORATTE

L’autre jour, dans des rangées
Inexplorées au fond de la bibliothèque,
Cerné par les volumes sévères
De la Patrologie de Migne,
Debout, je lisais les déchirantes
Plaintes d’Abélard. Soudain,
Je m’aperçus que depuis un moment,
Un parfum doux et léger
M’entourait, très subtil, très chic.
Puis, j’entendis le tintement
De fins bracelets et une respiration
Qui ne cessait de monter et descendre.
Dans l’allée, de l’autre côté,
Un garçon et une fille
Faisaient l’amour dans le coin
Le plus reculé du savoir.

[1949]


Ces traductions sont tirées des livres L’automne en Californie (Éditions Fédérop, 1994) et Les constellations d’hiver (Librairie La Brèche, 1999), et ont été reproduites avec l’autorisation du traducteur, Joël Cornuault, et des éditeurs. Les poèmes originaux sont extraits de The Collected Shorter Poems of Kenneth Rexroth (copyright 1966 New Directions Publishing Corp.). Copyright pour les traductions françaises: Éditions Fédérop et Librairie La Brèche.

 (Années 1950)

 

JEU DE HASARD

Des pensées de toi éclaboussent ma pensée.
Des gouttes noires coulent de la lame d’épée
Du tonnerre. Un jeu de cartes blanches éparpille
Ses coeurs et ses piques noirs et rouges
Équivoques. La mort me frôle
Journellement et s’acharne à barbouiller
Mes cheveux de ses produits chimiques. Les tic-tac
De l’horloge changent de voix, prononcent ton nom.
Quel repas nous sert la vie,
Raisins amers et verre cassé.
J’ai gardé le souvenir de tes seins,
Leur odeur de pâte d’amande.

[1950]

 

LES SPIRALES DU TEMPS

Sous la deuxième lune, les saumons
Arrivent, remontent Tomales Bay
Et Papermill Creek, puis
L’étroite gorge où ils vont
Frayer à Devil’s Gulch. Je sais
Qu’ils sont de retour, mais longeant
Le torrent, j’entends leurs plongeons
Et chaque année, ils me font
Sursauter. S’ils sont dérangés,
Ils se précipitent vers les bas-fonds,
Immenses corps rouges et bleus
Sautant hors de l’eau sur les galets;
Sinon, ils se tiennent paisibles
Dans des creux. Les mâles en lutte
Flottent sans bouger, fusent, reculent.
Les femelles se reposent, le ventre
Gonflé de jeunes vies, tous les adultes
Mourront bientôt, leurs flancs élégants
Tuméfiés et putrides, à demi
Déchiquetés par leur irrésistible
Pulsion. Je m’assois un long temps
Sous le soleil glacé près de
La mare, au pied de ma cabane,
Et réfléchis à ma vie — tant
De ratages, tant de pertes, toute
Cette souffrance, les morts, les impasses,
Et qu’ai-je gagné au bout
Du compte? Tard dans la nuit,
Je redescends me désaltérer. Ils sont là
Qui se ruent les uns sur les autres
Dans l’obscurité. La surface
De la mare se brouille. La demi-lune
Tremble sur l’onde brisée.
Je touche l’eau. Noire et gelée,
Des lames de glace fragile
Se figent au bord. Dans la nuit
Froide, le ruisseau cascadant
De la montagne vers la baie,
Parcourt le long cycle périodique
Qui du ciel le ramène à la mer.

[1952]

 

MIROIR

L’après-midi se termine en taches
De lumière rouge sur les feuilles
Qui couvrent la paroi nord-est du canyon.
Mon hibou apprivoisé est posé sereinement
Sur sa branche morte. Un geai
Idiot plonge vers lui en braillant.
Il l’ignore, baille,
Déploie ses ailes. Le geai
Pousse un cri de frayeur et s’enfuit.
Mon serpent royal s’est enroulé
En cercles inertes sur livres et papiers.
Même sa langue reste immobile, mais
Il veille impartial de ses yeux jaunes.
Les souris trottent, délicates,
Dans les murs. Au-delà des collines
La lune se lève, et le ciel
Devant tourne au cristal.
Le canyon s’estompe dans le demi-jour.
Un invisible palais
De verre, peuplé d’êtres
Transparents, m’entoure.
Au-dessus de la cascade floue
Dans la fente du canyon enfle
La promesse intense de lumière.
Une fille nue fait son apparition dans ma cabane,
Les pieds blancs, les hanches qui chaloupent,
Le sexe parfumé.

[1952]

 

MIROIR VIDE

Tant que nous vivons perdus
Dans le règne de la finalité
Nous ne sommes pas libres. Je m’assois
Dans ma cabane de dix mètres carrés.
Chant des oiseaux. Bourdonnement des abeilles.
Frémissement des feuilles. Murmure
De l’eau sur les rochers.
Le canyon m’enserre.
Au moindre geste, la grenouille de Basho
Sauterait dans la mare.
Tout l’été les feuilles dorées
Des lauriers ont virevolté dans l’espace.
J’ai remarqué aujourd’hui
Qu’une feuille d’érable flottait
Sur la mare. Dans la nuit
Je reste à fixer le feu.
Je voyais autrefois des cités de feu,
Villes, palais, guerres,
Aventures héroïques
Dans les feux de camp de la jeunesse.
Je ne vois plus qu’un feu désormais.
Ma poitrine bouge tranquillement.
Les étoiles bougent là-haut.
Dans l’obscurité transparente
Un dernier tison rougeoie
Parmi les cendres.
Sur la table, il y a une peau de serpent
Desséchée, une pierre brute.

[1952]

 

POUR ELI JACOBSON
Décembre 1952

Nous voici peu nombreux, bientôt
Il n’y aura plus personne. Nous étions
Camarades ensemble, nous pensions voir
De nos propres yeux le nouveau
Monde où l’homme ne serait plus
Un loup pour l’homme, hommes et femmes
Devenus frères et amants
Ensemble. Nous ne le verrons pas.
Nul d’entre nous ne le verra.
Il est plus lointain que prévu.
Étant jeunes, nous croyions
Que devenus vieux et rangés,
De nouvelles recrues, jeunesse
Animée de la sagesse des jeunes,
Prendraient la relève. Eux,
À coup sûr, le connaîtraient
L’âge d’or. Ils ne sont pas venus.
Ils ne viendront pas. Nous ne sommes
Plus très nombreux. Autrefois,
Nous défilions coude à coude, aujourd’hui
Chacun mène pour son compte
Une guérilla solitaire contre l’ennemi.
Tout cela a déjà eu lieu,
Maintes fois. Peu importe.
Nous étions camarades ensemble.
Nous avons bien vécu.
Il est bon d’être brave. Rien
N’est meilleur. La chère est meilleure, le vin
A plus d’éclat, les filles sont plus
Belles, le ciel plus bleu
Pour les braves — braves
Et heureux camarades, ou derniers
Braves guerriers battant en retraite.
Tu as bien vécu. Même
Tes peines, tes défaites et tes
Désillusions furent bonnes,
Affrontées avec courage, le coeur léger.
Tu nous as quittés et nous nous sentons
D’autant plus seuls. Encore un de moins,
Bientôt, il n’y aura plus personne. Nous savons
Maintenant que notre échec est durable.
Et c’est égal. Ceux d’entre nous qui restent
Se souviendront le plus loin qu’ils peuvent,
Nos enfants, qui sait, se souviendront,
Un jour, le monde se souviendra.
On dira: “Ceux-là vécurent
Au temps des bons camarades.
Quelle époque formidable
Cela dut être, quoique le présent
Soit merveilleux aussi.”
Notre souvenir revivra, à nous
Tous, toujours, en chacun,
Quand viendront les beaux jours si éloignés.
S’ils n’adviennent jamais,
Nous n’en saurons rien. Qu’importe.
Nous avons le mieux vécu, nous les hommes
Les plus heureux de notre temps.

[1952]

 

LES OISEAUX MOQUEURS

À la mi-mars au coeur de
La nuit, au centre de
La cité stérile, emmuré dans
Des kilomètres d’asphalte et
De pierre, seul et triste,
Sans sommeil dans mon lit étroit,
Roulant des soucis dans ma tête,
J’entendis se faufiler
Entre les interstices
De l’ombre battue de vent, la note
Vivante, à peine perceptible,
Faible, persistante, récurrente,
D’un crapaud solitaire —
Une voix plus douce que celle de nombreux oiseaux.
Il y a sept ans, allongés
Nus et moites, faisant l’amour
Sous la pleine lune de Pâques,
La lumière épaisse parfumée tremblait
Du chant des oiseaux moqueurs.

[1956]

 

TOUTE UNE HISTOIRE

Toi, parce que tu m’aimes, serre-moi
Bien fort, caresse-moi, sois
Douce et bonne, apaise moi
De silence, ne dis pas un mot.
Toi, parce que je t’aime, je suis
Fort pour toi. Je te soutiens.
L’eau est vivante
Autour de nous. L’eau vive
Court dans les entailles de la terre entre
Nous. Toi, mon épouse, ta voix
Me parle au-dessus de l’eau.
Tes mains, tes bras solennels,
Traversent l’eau et m’étreignent.
Ton corps est magnifique.
Il parle et franchit l’eau.
Épouse plus douce que le miel, au coeur
Joyeux, nos coeurs battent sur
La passerelle de nos bras. Nos mots
Sont des mots de joie dans la nuit
De l’allégresse. Nos mots vivent.
Nos mots sont des enfants qui dansent
Devant nous pareils à des étoiles sur l’eau.
Mon épouse, ma toute bien-aimée,
Plus douce que le miel, que le fruit mûr,
Solennelle, grave, un oiseau en vol,
Serre-moi. Sois douce et bonne.
Je t’aime. Sois gentille envers moi.
Je suis fort pour toi. Je te
Soutiens. L’aurore de dix mille
Aurores s’embrase dans le ciel.
L’eau inonde la terre.
Les enfants rient dans l’air.

[1956]

 

SOLITUDE

Penser à toi écrasée de
Solitude. Entendre ta voix
Au magnétophone prononcer
“Solitude”. Le mot, la voix,
En débordent, et moi,
Sans toi, si perdu en elle —
Perdu dans la solitude et la douleur.
Noire et insoutenable souffrance
De penser à toi de chaque
Corpuscule de ma chair, à
Chaque instant de la nuit
Et du jour. Ô mon amour, les fois
Où nous avons oublié l’amour,
Assis seuls côte à côte.
Nous avons mangé ensemble,
Seuls derrière nos assiettes,
Nous nous sommes cachés derrière des enfants,
Nous avons dormi ensemble dans
Un lit solitaire. À présent mon coeur
Se tourne vers toi, éveillé enfin,
Repentant, perdu dans la pire
Solitude. Parle-moi. Dis-moi
Quelque chose. Brise ce silence noir.
Parle d’un arbre épais de feuilles,
D’un oiseau en vol, de la nouvelle
Lune au soleil couchant, d’un poème,
D’un livre, de quelqu’un — tous ces mots
Simples et réparateurs
De ta voix résonnante et douce.
Le mot liberté. Le mot paix.

[1956]

 

SÉRÉNITÉ

Allongé calmement à ton côté,
La joue contre tes cuisses fermes, paisibles,
La musique apaisante de Boccherini
Nous imprégnant dans le silence,
Tandis que le soleil quitte les toits
Et s’avance sur le Pacifique, serein —
Serein le soleil qui s’éloigne de nous,
Serein, comme toujours le soleil,
Sereins nos corps épuisés par les
Moments et les tourments de l’amour, nos
Cerveaux lovés, en paix dans leur coquille, assoupis,
Nos coeurs lents, calmes, sûrs
Qui battent au même rythme, la pulsation
De ta cuisse caressant ma joue. Parfaitement sereins.

[1956]

 

LES LUMIÈRES DANS LE CIEL SONT DES ÉTOILES
Pour ma fille Mary


La comète de Halley

Lorsque, à mi-chemin de ta vie,
La grande comète reviendra,
Souviens-toi de moi, enfant,
Éveillé par une nuit d’été,
Dressé dans mon berceau et
Regardant l’étoile à la longue chevelure
Il y a tant d’années.
Sors dans le noir et vois
Son panache sur l’eau
S’égoutter à travers la nuit liquide,
Et pense que vie et gloire
Vacillèrent jadis sur
Mon sang rapide, le mien et celui de
Tous ceux disparus avant moi,
Vaisseaux sur le fleuve d’un milliard
D’années qui traverse à présent tes veines.


La grande nébuleuse d’Andromède

Nous atteignons le camp le soir
Venu, sur une haute crête à découvert
Dominant deux mille
Mètres de montagnes et une immensité
De vallées et de mer.
Dans la nuit chargée d’étoiles nous cuisons
Des macaronis et dînons
À la lueur d’une lanterne. Des étoiles se massent
Autour de la table comme des lucioles.
Après le repas nous allons droit
Nous coucher. La nuit est balayée de vent
Et pure. Dans trois jours, ce sera
La pleine lune. Allongés sur le lit
Nous observons les étoiles et la lune
Qui tourne dans notre petit télescope.
Tard dans la nuit les chevaux qui bronchent
Autour du camp me réveillent.
Accoudé je regarde
Ton beau visage endormi
Joyau sous la clarté lunaire.
Si la chance te sourit et que les
Nations te le permettent, tu vivras
Loin dans le XXIe
Siècle. Je prends la lunette
Pour regarder la grande nébuleuse
D’Andromède nager comme
Une amibe phosphorescente
Autour du Pôle. Là-bas
Dans des villes reculées
Des hommes au coeur gras se préparent
À t’assassiner pendant que tu dors.


Une épée dans un nuage de lumière

Ta main dans la mienne, nous sortons
Voir les foules de Noël
Dans Fillmore Street, le quartier
Noir. Une épaisse gelée recouvre
La nuit. Les passants se pressent, enveloppés
D’une écharpe de buée. Devant
Les vitrines les enfants
Sautillent, des paillettes
Plein les yeux. Des pères Noël agitent des clochettes.
Des voitures calent et cornent. Des tramways cliquèrent.
Des haut-parleurs suspendus aux réverbères
Diffusent des chants de Noël. Sur les juke-boxes
Dans les bars, Louis Armstrong
Joue White Christmas. Dans les boîtes de nuit
Les filles se déshabillent, se trémoussent et se cognent
Au son de Jingle Bells. Au-dessus de nos têtes,
Des enseignes au néon gribouillent et
Effacent et gribouillent de nouveau
Des messages qui vantent l’avarice,
La joie, la peur, l’hygiène, et les noms
Orgueilleux de la bourgeoisie.
La lune rayonne comme une face de pudding.
Au grand carrefour, nous nous arrêtons
Pour regarder, sur la diagonale
Opposée, la lune qui monte,
Et les vastes constellations d’hiver,
Solennelles et ordonnées.
Tu t’écries: “Je vois Orion!”
Le plus bel objet
Que toi et moi connaîtrons jamais
Dans le monde et dans la vie
Se tient dans les cieux déserts
Éclairés de lune, au-dessus de la multitude
D’hommes, de femmes et d’enfants, noirs
Et blancs, joyeux et gloutons,
Bons et mauvais, acheteurs
Et vendeurs, maîtres et victimes,
Quelque chose comme un immense théorème,
Qui, s’il se trouvait un jour résolu,
Résoudrait à tout jamais sous paillettes et clochettes
Le mystère et la souffrance de vivre.
Voici Orion, l’homme de la veille
De Noël, déployé
Dans le ciel comme un vrai dieu
En qui il suffirait
De croire un peu.
J’ai cinquante ans
Et toi cinq. Le dire
Ne servirait à rien,
Et l’écrire peut-être non plus.
Tu dois croire en Orion. Croire
En la nuit, la lune, la terre
Couverte de gens. Croire en Noël, aux
Anniversaires et aux oeufs de Pâques.
Croire dans tous ces composés
Éphémères de la nature, condamnés
À la décomposition et au néant.
Reste-leur toujours fidèle.
Rien d’autre n’existe. N’échange
Jamais cette religion sauvage
Contre les abstractions civilisées
Ruisselantes de sang des canailles
Qui vivent de nous tuer, toi et moi.

[1956]

 

CODICILLE

Une large part de la poésie
Universelle est artifice, procédé.
Le domaine des érudits.
Que passe une génération
Et, cuite et recuite, elle
Devient immangeable.
J’ai, pour ainsi dire, tout
Avalé, jusqu’à l’indigeste.
Lamartine, Gower, Le Tasse,
Les poètes métaphysiques
De Cambridge, anciens et modernes,
Leurs épigones américains.
Bien sûr, des années durant,
La classe qui domine la poésie anglaise
A prétendu que cette dernière
Devait rester froide construction
D’où les pronoms personnels
Étaient bannis. Appliqué
À la lettre, ce programme
Aboutit au contraire
De l’effet escompté. L’art
D’Eliot et de Valéry,
Celui du Pope, plus encore
Que personnel, est une intense
Et subjective rêverie, aussi
Intime et révélatrice,
Aussi indécente, disons,
Que des aveux confiés sur
Le divan du psychanalyste.
Ceux qui ont horreur
D’employer le pronom “Je”
Ont toujours de bonnes raisons à cela.

[1956]

 

LE VENDEUR DE POISSON AMBULANT ET LE CORDONNIER

Cela fait trente années maintenant
Que je viens dans les montagnes au mois
D’août. À trente reprises
J’ai vu vos fantômes se dresser sur
Les sommets. C’était en mille neuf
Cent vingt-sept. Nous sommes en
Mille neuf cent cinquante-sept. Une fois
Encore, trente ans après,
Me revoici dans les montagnes
De la jeunesse, au pays des Gros Ventres,
Amples vallées pareilles à des parcs
Sous les gigantesques masses
Cubiques des Rocheuses. J’ai appris
À me raser par ici, faisant
Le cuisinier et le gardien de troupeaux.
Mille neuf cent vingt-deux,
Années où l’espoir
Révolutionnaire prit fin,
Écrasé par la poigne de fer.
Moi, j’évitai la chaise électrique.
Tout continua. Le temps passa.
Mais un certain esprit disparut.
Nous croyions être les hommes
Du grand bouleversement,
Les prophètes de la vraie
Vie du genre humain.
Nous pensions que bientôt tout
Changerait, dans les rapports
Économiques et sociaux, mais aussi
En peinture, en poésie, en musique,
Dans la danse et l’architecture; même
La nourriture et les vêtements
Seraient ennoblis. Ce projet
Prendra plus de temps que prévu.
Les montagnes autour n’ont pas changé
Depuis qu’adolescent j’errais
Dans l’Ouest, au hasard
Des petits métiers. À tout prendre, elles sont
Plus sauvages maintenant. Un élan butte
Contre notre camp. Des castors frappent de leur queue
Leur mare couverte de laîche tandis que nous pêchons
Du haut de leur nid dans le
Demi-jour. Les chevaux paissent l’herbe miroitante
Dans des prés semés de gentianes mauves
Et bronchent dans la rosée d’argent
Sous la blancheur de la pleine lune.
Les poissons ont un goût d’eau des prés.
Au matin, sur de lointaines crêtes herbeuses
Dominant le rebord de roc rouge, des moutons sauvages
Bondissent, balles de caoutchouc au-dessus
De l’horizon, alors que le camp
S’éveille. J’attrape et sangle
Le petit cheval jaune de Mary
Puis charge les premières selles Decker
Que j’aie vues depuis trente ans. Même
Les clochettes au cou des chevaux sonnent
Autrement qu’en Californie.
Des geais du Canada se disputent
Les restes du petit-déjeuner.
Nous suivons un long défilé sablonneux
Parmi des champs de lavande primevère
Et la foudre éclate autour de nous.
Pour midi, Mary pêche un ombre
De deux livres dans l’eau qui jase.
Aucun sommet de quatre mille mètres
Ne porte vos noms, Sacco et Vanzetti.
Pas encore. Mes vêtements
N’ont pas changé. Les selles
Decker non plus. L’Amérique
S’engraisse en brandissant la mort.
Personne n’a plus peur des anarchistes.
En rentrant, nous avons fait halte
Une dizaine d’heures à Ogden.
La place du tribunal
Était pleine de mineurs, de bûcherons
D’ouvriers agricoles et de cheminots,
Mains brisées, visages détruits,
Cuvant un mauvais vin
Dans la canicule, tandis que défilaient
Des putains lasses aux yeux hagards.

[1957]


Ces traductions sont tirées des livres L’automne en Californie (Éditions Fédérop, 1994) et Les constellations d’hiver (Librairie La Brèche, 1999), et ont été reproduites avec l’autorisation du traducteur, Joël Cornuault, et des éditeurs. Les poèmes originaux sont extraits de The Collected Shorter Poems of Kenneth Rexroth (copyright 1966 New Directions Publishing Corp.). Copyright pour les traductions françaises: Éditions Fédérop et Librairie La Brèche.

(Années 1960)

DEUX POÈMES POUR BREW ET DICK


Blues d’un matin froid, à l’angle de la 32e rue et de State Street

Une fille de chemisier déchiré
Pleure au coin d’une fenêtre crasseuse.
Dans les rues, cassages de gueule.

Chat malade dans le caniveau.
Chiens hurlant au fond des ruelles sombres.
Il n’y a pas tristesse plus profonde

Que les juke-boxes au petit jour.
Filles des salles de jeu qui rentrent.
Putains attablées devant un chop suey.

Maquereaux au restau mexicain.
Flics somnolents, oeuf au bacon.
Point du jour sur le travail, point du jour sur la vie.

Bruits des vieux sacrifices
Qui s’éveillent.
Rafales de neige dans la rue déserte

Devant le premier tramway.
Les amants allument une cigarette
Et se séparent les yeux brûlants,

Avant de disparaître dans le petit matin.


Blues conjugal

Je ne voulais pas ça et toi tu en voulais.
À présent nous y sommes et ça ne te plaît pas.
Tu es piégée maintenant.

Les conserves de haricots blancs, les couches à laver,
Trop fauchés pour le ciné, trop crevés pour l’amour.
Nous ne pouvons rien faire.

Sténos sexy dans le métro.
Le gars de l’épicerie en a une grosse.
Nous n’y pouvons rien.

On n’a qu’une jeunesse.
Il faut s’en aller quand l’heure est venue.
C’est ainsi. Nul n’y changera rien.

Des types sifflent au volant des grosses voitures.
Des trains de marchandises gémissent dans la nuit.
On ne s’en sortira pas comme ça.

C’est la vie.
On est toujours dans le même pétrin.
Il n’y aura jamais rien d’autre.

[1960]

 

HUIT POÈMES POUR LA MUSIQUE D’ORNETTE COLEMAN


si la douleur est plus intense
que la différence
comme l’oiseau dans la nuit
ou les parfums dans la lune
oh sorcière de question
oh lèvres de soumission
dans la chair de l’été
le chausson d’argent
dans la forêt endormie
si l’espoir dépasse la question
par le printemps moussu
dans le midi de moisson
entre les piliers de soie
dans la différence lumineuse
oh langue de musique
oh maître de splendeur
si la chair du coeur
si le fluide de l’aile
comme l’amour
si la naissance
ou la confiance comme
l’amour comme l’amour


*

rêve-t-il tombant dans
la lumière qui emmêle
appelle la lumière
petites gaufrettes effilées
dans le tourbillon
sur de la plume blanche
flottant
dans le ciel les lames
mordillant les seins
frisson nouveau
découvrir le miel
embrasser embrasser


*

Elle n’a pas dit où

maison vide
tous partis
rouge à lèvres lettres bas
déchirés
une étoile
sur la vitre noire de suie
au fond de la forêt écartée
initiales et coeurs entrelacés
nul ne revient jamais
avions de nuit
au-dessus du village fusées volantes
la plus merveilleuse
de toutes
chérie
dans le tiroir
la femme de chambre
a trouvé 1000
faux billets
de dix dollars


*

puis lune
décroissante dans jeunes feuillages
penses-tu aux anciennes blessures
on dirait Mycènes
ces terribles
rois morts leurs visages
recouverts de feuilles d’or
aucun animal ou végétal
nulle part
encore un paysage
des gens dans un bateau
cousus d’aiguilles ou de fil
oiseaux à la voix humaine desséchée


*

qui délivre des certificats
aux personnes concernées :
le porteur est en vie
allume le ciel
défais ta robe
coupe l’arbre
gravis la montagne
embrasse les lèvres
ferme les yeux
parle bas
ouvre
viens


*

le temps tourne comme des tables
le printemps indifférent et extasié
sauve toutes les âmes toutes les graines et tous les esclaves endormis
printemps noir
dans le noir chuchotant volonté humaine
mots prononcés par deux langues s’embrassant
sifflante union
serpent d’Eve
des étoiles surgissent
deux corps nus culbutent
parmi des sapins de Noël décharnés
enflammés comme abeilles et boutons de roses
le feu devient poudre qui tombe
les lèvres se reposent et sourient et dorment
le feu balaie
l’âtre du sang
sur des étoiles doubles rouges et lointaines
ils homologuent leurs testaments liés


*

Blues

la mer sera profonde
l’oeil sera profond
le dernier coup de cloche fut profond

l’iceberg fut gelé
le clou fut gelé
la putain affamée était gelée

la jungle était féroce
la dent était féroce
la pauvre clocharde est féroce

le plat de tripes est mince
l’omelette dans la poêle est mince
aussi mince que la sagesse des siècles

le faucon au zénith comprend
la taupe sous la pelle comprend
le cerveau recourbé comprend aussi

ne l’oublie pas


*

Blues

gris comme l’arctique
gris comme la mer
gris comme le coeur
gris comme l’oiseau dans l’arbre

rouge comme le soleil
rouge comme le rouge-gorge
rouge comme le coeur
rouge comme la hache dans l’arbre

bleu comme l’étoile
bleu comme le goéland
bleu comme le coeur
bleu comme l’air dans l’arbre

noir comme la langue
noir comme le vautour
noir comme le coeur
noir comme la fille pendue dans l’arbre

[1963]

 

DÉJÀ JADIS

Je retourne à la petite maison
De Santa Monica Canyon où
Andrée et moi avons été pauvres
Et heureux ensemble. Parfois,
Le ventre creux, nous volions des légumes
Dans les potagers voisins.
Ou bien, nous allions ramasser
Des mégots, munis d’une torche.
Mais nous pouvions nous baigner
Toute l’année. Notre chien,
Immense bâtard jaune, s’appelait
Proclus et notre chat blanc,
Cyprien. Nous venions de monter
Notre première exposition commune;
On traduisait mes poèmes à Paris.
Nous dessinions dans le jardin,
Sous l’ombrage de l’acacia.
Aujourd’hui, je descends de voiture
Devant la maison au crépuscule.
Les fleurs de l’acacia jonchent l’allée,
Minuscules pastilles de laine d’or.
Un parfum assoupissant et épais
Pénètre la nuit naissante.
L’arbre est deux fois haut comme le toit.
À l’intérieur, un vieillard et
Une vieille se tiennent sous la lampe.
Revenu sur mes pas, je démarre vers
La plage de Malibu pour retrouver
Une amie d’enfance aux cheveux gris
Et contempler ensemble la lune montante
Sur les longs rouleaux ridant la baie.

[1963]

 

LES PRÉS AUX TREMBLES

Regarde. Écoute. La lune
S’illumine. Ne bouge pas. Je ne veux plus
Entendre cette kyrielle
Nostalgique de maris et d’amants.
Cesse de m’interroger
Sur les femmes que j’ai eues.
Tu n’es pas une écolière ni moi
Un professeur de paléobotanique.
C’est assez que la lumière verte
Illumine le duvet de tes bras
Comme un feu d’herbe et que tes yeux
Soient des brouillards de la même lueur infinie.
Laisse les plis et les divisions
De ton anatomie envelopper
Tous les horizons. Ô ma douce
Topologie, mon illusion,
Aussi arrogante et indomptable sois-tu,
Nulle horloge ne peut mesurer
Depuis quand tu t’es endormie
Entre mes bras au beau milieu des
Portes coulissantes, des rideaux tirés,
Des poissons électriques, des lotus en sucre
Et du clair de lune humide et chaud.

[1963]

 

OAXACA 1925

Tu étais une fille splendide
Visage troublé, paupières vertes
Bas de dentelle noire
On s’est rencontrés dans un bar infect
Tu as dit
“Je m’appelle Nada
Je ne veux rien de toi
Je ne te prendrai rien
Je ne te donnerai rien”
Je t’ai raccompagnée par des ruelles
Éclaboussées de lune, d’ordures et de chats
Jusqu’à ta chambre désolée et désordonnée
Tes pieds étaient sales
Le vernis s’écaillait sur tes ongles
On a passé une semaine main dans la main
À vagabonder ensemble extasiés
Par un été étouffant
De guitares, de coups de feu, de feuilles tropicales
Et d’ombres noires sous la lune
Il y a une vie de cela

[1965]

 

LES HOMMES DE L’ORGANISATION DANS LA SOCIÉTÉ D’ABONDANCE

Entre chien et loup: mon épouse
Et mes filles préparent le dîner
Dans la cuisine. J’éteins
Ma lampe et me repose les yeux.
Derrière la vitre la neige
A viré au bleu profond. Antoine
Et Cléopâtre après une rude journée.
Je vois ces hommes et ces femmes
Vigoureux rachitiques
Otant leurs habits de dentelle, de velours
Et de brocart d’or, qui grimpent
Au lit ensemble, nus,
Des poux sous leurs aisselles puantes parfumées,
La couche pleine de punaises.

[1965]

 

SOUS LES CYPRÈS, AU SOMMET DU CHEMIN DE CROIX

Je t’emmène près de San Miniato
Manger une pastèque
Boire une limonade
Dans cette chaude soirée
Où l’Arno à sec s’estompe dans son lit de pavés blancs
Vin miel huile d’olive
Embaument l’air de leurs secrètes vapeurs
Tandis qu’une potière noire
Tourne tourne tourne
Un vase épousant
Le renflement de tes hanches
Des amants soupirent dans l’ombre
Nous sommes perdus entends-tu
Nous sommes tous perdus
Les cent cloches éclatent
Les étoiles parlent

[1965]

 

CINQUE TERRE

Une voix sanglote sur le sable de couleur
À l’endroit où des chevaux multicolores
Courent dans la houle
Nous seuls dans l’univers
Où les chagrins roulent comme l’océan
De l’amour perdu
Sous l’étoile du matin
Qui choit du ciel
Dans l’eau pâle aveugle
Tandis que nous faisons l’amour
À l’extrémité de la falaise
Là où les vignes butent
Contre une lisière d’antiques
Oliviers argentés

[1965]

 

HAUTE PROVENCE

Tous les soirs à sept heures
Nous nous retrouvions sous les vols des hirondelles
Dans l’ombrage dense des antiques platanes
À la même terrasse de café
Sur une placette d’herbe et de gravier
Entourée de maisons de pierre blonde
Où l’eau d’une fontaine —
Parlait à voix basse la langue
Des habitants du centre de la terre
Fumée rose et verte dorée et bleue
Des brins d’oliviers et des sarments
Qui monte des fourneaux où mijotent les dîners
Broderies des hirondelles
Haut dans l’immensité du ciel
Nous échangions des baisers dans le soir parfumé
Puis partions main dans la main
Le long d’une route en lacets
Qui passait un pont romain
La roue du moulin
Qui lentement pivotait
Dans l’eau évanescente
Du lit ténébreux
Jusqu’au ciel à peine éclairé
Retenait dans ses godets moussus
Un aquarium de poissons étincelants
Tels que personne n’en vit jamais
Assis à flanc de coteau nous observions la ville
En contrebas comptant les coups de cloche
Et les étoiles qui s’allumaient une à une
Toi qui avais les cheveux flous un corps de plume
As-tu regardé cette demi-lune
Qui est passée il y a dix heures
Au bout de ta rue en pente
Flottant sur la Méditerranée

[1965]

 

PETIT À PETIT

Nous dormions nus
À même les couvertures lorsque saisis
Par le froid nous avons rampé
Sous les draps chauds et fait l’amour
Au petit jour tu as dit
“Il a neigé cette nuit sur la montagne”
Là-haut sur la diorite bleue noire
Frêles taches de neige orange
Dans l’aurore rougeoyante
J’ai répondu
“Cela fait des mois qu’il neige
Partout sur le Canada en Alaska
Sur le Minnesota dans le Michigan
À cette seconde il tombe de la neige fondue
Sur les rues endormies de Chicago
Petit à petit on refait le monde
Même au Mexique même pour nous”

[1965]

 

LA ROUE TOURNE

Tu portais robe de satin et voile de gaze
À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades.
J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi
Composa quand il avait un certain âge.
Il surent me toucher malgré ma jeunesse.
J’ignorais alors que, à mi-vie,
Une ravissante et jeune danseuse
M’accompagnerait près des chutes de cristal,
Sous les sommets de neige et de granit.
Je savais moins encore qu’elle serait
À la différence de Po, ma propre fille.

La terre se tourne vers le soleil.
L’été s’installe sur les cimes.
Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges
Au long des jours lumineux.
Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte
Dans tes cheveux.
Deux fois deux hirondelles d’un vert violet
Jouent au-dessus du lac.
Les oiseaux bleus sont revenus
Nicher sur la petite île.
Les hirondelles boivent au vol,
Badinent, zigzaguent, piquent
Et rappellent celles qui virevoltent
Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches
Une pluie fine traverse le lac
Dans un léger sifflement. Après l’ondée,
Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces
De tortues, naissent au bord du pré.
Les neiges de mille hivers
Fondent sous le soleil d’un unique été.
Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau.
Des truites tournent dans l’eau transparente.
Cris des marmottes, le soir, dans les rochers.
Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent.
Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune.
Le tonnerre gronde dans le lointain.
Notre campement, lumière isolée
Au coeur de cent monts et cascades.
Les voix entremêlées de l’eau
Qui chute conversent la nuit durant.
Au chaud dans ton duvet,
Joues et paupières éclairées par les étoiles,
Ton souffle s’abaisse et s’élève
Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée.
Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour.
Dix mille années tournent inchangées.
Cela fut et ne se retrouvera plus.

[1965]

 

YIN ET YANG

Le printemps est de retour sur la Côte Rocheuse,
Chaud, parfumé, sous la lune de Pâques.
Les fleurs ont repris leur place.
Les oiseaux ont retrouvé leurs arbres.
Les étoiles d’hiver se couchent dans l’océan.
Les étoiles d’été se lèvent des montagnes.
L’air fourmille d’atomes de vif-argent.
La résurrection enveloppe la terre.
Géométriques, resplendissants, immortels,
Hommes et animaux défilent à travers le ciel
Menant leur cérémonie mystérieuse.
Le Lion donne la lune à la Vierge.
Celle-ci se tient au carrefour du ciel,
La pleine lune dans sa main droite,
Dans la gauche, un épi de blé scintillant.
Le rite de renaissance atteint son apogée
Il resurgit du monde d’en bas
Proclamé dans la lumière du zénith.
Dans le monde d’en bas le soleil nage
Entre les poissons nommés Oui et Non.

[1965]


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