Poète, vos papiers !
Léo
ferré
"La liberté sans le
socialisme, c'est le privilège, l'injustice;
et le socialisme sans la liberté,
c'est l'esclavage et la brutalité".
Michel BAKOUNINE
La poésie contemporaine ne chante plus. Elle
rampe. Elle a cependant le privilège de la distinction, elle ne fréquente pas
les mots mal famés, elle les ignore. Cela arrange bien des esthètes que François
Villon ait été un voyou. On ne prend les mots qu'avec des gants: à
"menstruel" on préfère "périodique", et l'on va répétant
qu'il est des termes médicaux qui ne doivent pas sortir des laboratoires ou du
codex. Le snobisme scolaire qui consiste à n'employer en poésie que certains
mots déterminés, à la priver de certains autres, qu'ils soient techniques, médicaux,
populaires ou argotiques, me fait penser au prestige du rince-doigts et du
baisemain. Ce n'est pas le rince-doigts qui fait les mains propres ni le
baisemain qui fait la tendresse. Ce n'est pas le mot qui fait la poésie, c'est
la poésie qui illustre le mot.
L'alexandrin est un moule à pieds. On n'admet pas
qu'il soit mal chaussé, traînant dans la rue des semelles ajourées de
musique. La poésie contemporaine qui fait de la prose en le sachant, brandit le
spectre de l'alexandrin comme une forme pressurée et intouchable. Les écrivains
qui ont recours à leurs doigts pour savoir s'ils ont leur compte de pieds ne
sont pas des poètes: ce sont des dactylographes. Le vers est musique; le vers
sans musique est littérature. Le poème en prose c'est de la prose poétique.
Le vers libre n'est plus le vers puisque le propre du vers est de n'être point
libre. La syntaxe du vers est une syntaxe harmonique -toutes licences comprises.
Il n'y a point de fautes d'harmonie en art; il n'y a que des fautes de goût.
L'harmonie peut s'apprendre à l'école. Le goût est le sourire de l'âme; il y
a des âmes qui ont un vilain rictus, c'est ce qui fait le mauvais goût. Le
Concerto de Bela Bartok vaut celui de Beethoven. Qu'importe si
l"alexandrin" de Bartok a les pieds mal chaussés, puisqu'il nous traîne
dans les étoiles ! La Lumière d'où qu'elle vienne EST la Lumière...
En France, la poésie est concentrationnaire. Elle
n'a d'yeux que pour les fleurs; le contexte d'humus et de fermentation qui fait
la vie n'est pas dans le texte. On a rogné les ailes à l'albatros en lui
laissant juste ce qu'il faut de moignons pour s'ébattre dans la basse-cour littéraire.
Le poète est devenu son propre réducteur d'ailes, il s'habille en confection
avec du kapok dans le style et de la fibranne dans l'idée, il habite le palier
au-dessus du reportage hebdomadaire.
Il n'y a plus rien à attendre du poète muselé,
accroupi et content dans notre monde, il n'y a plus rien à espérer de l'homme
parqué, fiché et souriant à l'aventure du vedettariat. Le poète
d'aujourd'hui doit être d'une caste, d'un parti ou du Tout-Paris. Le poète qui
ne se soumet pas est un homme mutilé. Enfin, pour être poète, je veux dire
reconnu, il faut "aller à la ligne ". Le poète n'a plus rien à
dire, il s'est lui-même sabordé depuis qu'il a soumis le vers français aux
diktats de l'hermétisme et de l'écriture dite "automatique". L'écriture
automatique ne donne pas le talent. Le poète automatique est devenu un
cruciverbiste dont le chemin de croix est un damier avec des chicanes et des clôtures:
le five o'clock de l'abstraction collective.
La poésie est une clameur, elle doit être
entendue comme la musique. Toute poésie destinée à n'être que lue et enfermée
dans sa typographie n'est pas finie; elle ne prend son sexe qu'avec la corde
vocale tout comme le violon prend le sien avec l'archet qui le touche. Il faut
que l'œil écoute le chant de l'imprimerie, il faut qu'il en soit de la poésie
lue comme de la lecture des sous-titres sur une bande filmée: le vers écrit ne
doit être que la version originale d'une photographie, d'un tableau, d'une
sculpture. Dès que le vers est libre, l'œil est égaré, il ne lit plus qu'à
plat; le relief est absent comme est absente la musique. " Enfin Malherbe
vint... " et Boileau avec lui... et toutes les écoles, et toutes les
communautés, et tous les phalanstères de l'imbécillité ! L'embrigadement est
un signe des temps, de notre temps. Les hommes qui pensent en rond ont les idées
courbes. Les sociétés littéraires sont encore la Société. La pensée mise
en commun est une pensée commune.
Du jour où l'abstraction, l'arbitraire, a remplacé
la sensibilité, de ce jour-là date, non pas la décadence qui est encore de
l'amour, mais la faillite de l'Art. Les poètes, exsangues, n'ont plus que du
papier chiffon, les musiciens que des portées vides ou dodécaphoniques - ce
qui revient au même -, les peintres du fusain à bille. L'art abstrait est une
ordure magique où viennent picorer les amateurs de salons louches qui ne
reconnaîtront jamais Van Gogh dans la rue.
Car enfin, le divin Mozart n'est divin qu'en ce
bicentenaire ! Mozart est mort seul, accompagné à la fosse commune par un
chien et des fantômes. Qu'importe ! Aujourd'hui le catalogue Koechel est devenu
le Bottin de tout musicologue qui a fait au moins une fois le voyage à
Salzbourg ! L'art est anonyme et n'aspire qu'à se dépouiller de ses contacts
charnels. L'art n'est pas un bureau d'anthropométrie. Les tables des matières
ne s'embarrassent jamais de fiches signalétiques... On sait que Renoir avait
les doigts crochus de rhumatismes, que Beethoven était sourd, que Ravel avait
une tumeur qui lui suça d'un coup toute sa musique, qu'il fallut quêter pour
enterrer Bela Bartok, on sait que Rutebeuf avait faim, que Villon volait pour
manger, que Baudelaire eut de lancinants soucis de blanchisseuse: cela ne représente
rien qui ne soit qu'anecdotique. La lumière ne se fait que sur les tombes.
Avec nos avions qui dament le pion au soleil, avec
nos magnétophones qui se souviennent de "ces voix qui se sont tues ",
avec nos âmes en rade au milieu des rues, nous sommes au bord du vide, ficelés
dans nos paquets de viande, à regarder passer les révolutions. Le seul droit
qui reste à la poésie est de faire parler les pierres, frémir les drapeaux
malades, s'accoupler les pensées secrètes.
Nous vivons une époque épique qui a commencé
avec la machine à vapeur et qui se termine par la désintégration de l'atome.
L'énergie enfermée dans la formule relativiste nous donnera demain la salle de
bains portative et une monnaie à piles qui reléguera l'or dans la mémoire des
westerns... La poésie devra-t-elle s'alimenter aux accumulateurs nucléaires et
mettre l'âme humaine et son désarroi dans un herbier ? Nous vivons une époque
épique et nous n'avons plus rien d'épique. A New York le dentifrice
chlorophylle fait un pâté de néon dans la forêt des gratte-ciel. On vend la
musique comme on vend le savon à barbe. Le progrès, c'est la culture en
pilules. Pour que le désespoir même se vende, il ne reste qu'à en trouver la
formule. Tout est prêt: les capitaux, la publicité, la clientèle. Qui donc
inventera le désespoir ? Dans notre siècle il faut être médiocre, c'est la
seule chance qu'on ait de ne point gêner autrui.
L'artiste est à descendre, sans délai, comme un
oiseau perdu le premier jour de la chasse. Il n'y a plus de chasse gardée, tous
les jours sont bons. Aucune complaisance, la société se défend. Il faut
s'appeler Claudel ou Jean de Létraz, il faut être incompréhensible ou
vulgaire, lyrique ou populaire, il n'y a pas de milieu, il n'y a que des
variantes. Dès qu'une idée saine voit le jour, elle est aussitôt happée et
mise en compote, et son auteur est traité d'anarchiste.
Divine Anarchie, adorable Anarchie, tu n'es pas un
système, un parti, une référence, mais un état d'âme. Tu es la seule
invention de l'homme, et sa solitude, et ce qui reste de liberté. Tu es l'âme
du poète.
A vos plumes poètes, la poésie crie au secours,
le mot Anarchie est inscrit sur le front de ses anges noirs; ne leur coupez pas
les ailes ! La violence est l'apanage du muscle, les oiseaux dans leurs cris de
détresse empruntent à la violence musicale. Les plus beaux chants sont des
chants de revendication. Le vers doit faire l'amour dans la tête des
populations. A l'école de la poésie, on n'apprend pas: on se bat. Place à la
poésie, hommes traqués ! Mettez des tapis sous ses pas meurtris, accordez vos
cordes cassées à son diapason lunaire, donnez-lui un bol de riz, un verre
d'eau, un sourire, ouvrez les portes sur ce no man's land où les chiens n'ont
plus de muselière, les chevaux de licol, ni les hommes de salaires.
N'oubliez jamais que le rire n'est pas le propre
de l'homme, mais qu'il est le propre de la Société. L'homme seul ne rit pas;
il lui arrive quelquefois de pleurer.
N'oubliez jamais que ce qu'il y a d'encombrant dans la morale, c'est que c'est toujours la morale des autres. Je voudrais que ces quelques vers constituent un manifeste du désespoir, je voudrais que ces quelques vers constituent pour les hommes libres qui demeurent mes frères un manifeste de l'espoir.