Pour une histoire à part entière de l’athéisme[1]&[2]
De plus, en proposant une définition restrictive de l’athéisme, comme affirmation explicite de la non-existence de Dieu (sous ses formes sceptiques ou métaphysiques), Winfried Schröder est conduit non seulement à constater la rareté du phénomène mais aussi à proposer une date d’apparition fatalement tardive, niant toute légitimité d’un emploi de la catégorie avant le Theophrastus redivivus (vers 1659). Toute dérogation historiographique au critère définitionnel de l’athéisme "à la rigueur " (consumatus, etc.) induit selon lui la confusion de celui-ci avec le vaste continent de l’hétérodoxie[3]. Ainsi, la confrontation de deux textes du XVIe siècle (le Cymbalum Mundi de Des Periers et le Fleo de la foy de Geoffroy Vallée) aux manuscrits clandestins qui en ont repris les titres entre XVIIe et XVIIIe siècle (Cymbalum Mundi et Pseudo-Vallée) l’amène-t-il à nier très fermement que les premiers puissent être considérés comme athées[4]. L’une des raisons majeures qu’il avance est le refus de ce qu’il appelle une "herméneutique de la supposition " ("Unterstellungshermeneutik " ou "Verdächtigunshermeneutik "), en s’en remettant à Febvre et à la thèse de Kristeller sur le mythe de l'athéisme de la Renaissance[5].
Même si on accordait à Schröder son rejet a priori (par décision méthodologique) de la dissimulation, force est de constater que son critère restrictif de désignation de l’athéisme ne correspond évidemment pas aux amples et riches taxinomies de l’athéisme établies à l’époque considérée, où le nom d’athée renvoie tout aussi légitimement (d’un point de vue sémantique) à celui qui met en cause la providence ou telle qualité de la divinité, à celui dont les doctrines conduisent "indirectement ", par conséquences jugées nécessaires, à la négation de Dieu, ou encore à celui qui vit comme si Dieu n’était pas, etc.[6] Et si l’on veut bien admettre que Des Periers ou Geoffroy Vallée n’étaient pas des athées (Vallée nie d’ailleurs la possibilité même de l’athéisme[7]), encore faut-il expliquer pourquoi on les a accusés d’athéisme (Vallée ayant fini sur le bûcher), et plus largement, pourquoi, les discours de ce siècle qui ne connaîtrait pas l’athéisme, seraient-ils tout bruissants d’un terme, en effet polémique comme insistait Febvre, et certes polysémique, mais néanmoins beaucoup plus précis que ne veulent bien l’admettre les historiens qui le réduisent à une grave injure, aux conséquences parfois tragiques, mais vide de sens.[8]
Il est aussi évident que les taxinomies de l’athéisme produites à l’époque autorisent une analyse beaucoup plus fine des textes que ne le permet la catégorie d’hétérodoxie, présentée par Schröder lui-même comme une fourre-tout, recouvrant indistinctement tout ce qui ne relève pas de l’athéisme stricto sensu (selon sa définition). Par contre, Jean-Michel Gros a raison d’insister sur le fait que l’utilisation de la notion d’athéisme pour des auteurs considérés dans l’historiographie comme libertins par les uns et fidéistes par les autres (voire bien sûr libertins fidéistes, ce qui est devenu pour certains un pléonasme), n’est certes pas hors de propos ou anachronique, à condition de prendre en compte la pluralité de sens qu’elle revêt alors[9].
Mais il est aussi vrai qu’une attention soutenue à cette polysémie, reconduit à tout ce qui se trouve mis en jeu dans les accusations souvent réciproques d’athéisme, et qui excède de loin le débat d’idée (d’ailleurs il n’y a pas débat sur l’athéisme, car sa défense publique, en mots propres, est quasiment impossible), pour révéler une crise profonde de la conscience européenne, hantée par le spectre des guerres civiles de religion, obsédée par la menace d’une désagrégation morale de la politique (souvent cristallisée par le nom de Machiavel, "prince des athées " et que le terme même de "politique ", comme quasi synonyme de politiciens athées ou libertins, suffit à exprimer) que tout relâchement des peuples sur le plan de la religion et des mœurs ne manquerait pas de précipiter. C’est pourquoi il est si facile d’instrumentaliser les accusations d’athéisme ; à cet égard les travaux montrant les enjeux politiques et idéologiques des polémiques apologétiques contre les impies et les libertins, sont sans doute trop peu nombreux (l’usage de la vindicte anti-libertine en France au début du XVIIe siècle, dans les conflits entre jésuites et gallicans, etc.[10]). Mais cet usage polémique de l’athéisme révèle en même temps que la crise concerne au plus profond la crédibilité même du christianisme, de son corps de doctrines et de ses institutions ecclésiales. Autrement dit, il est impossible de faire de la question de l’athéisme, examinée avec un souci historique sérieux, une pure question de philosophie.
Du reste, l’athéisme peut-il être étudié comme une position philosophique ? C’est la remarque à laquelle Martin Wielema est conduit dans sa lecture de l’ouvrage de Schröder[11]. S’il en était ainsi, le contenu de cette position se limiterait en effet à la seule proposition "Dieu n’existe pas ", qui est bien sûr susceptible de découler d’argumentations extrêmement diversifiées et hétérogènes. N’est-ce pas plutôt, s’enquiert le même critique, un "relational term ", dénotant la distance perçue entre un système philosophique et les vérités religieuses (sachant que tout système philosophique peut être et a été considéré comme athée, lorsqu’on l’évalue à l’aune de stricts critères religieux) ? Mais il faut alors s’empresser de faire remarquer qu’il en va de même de la distance perçue entre les confessions, puisque dans les polémiques interconfessionnelles, on s’accuse mutuellement d’athéisme, au sens de l’adoption d’une doctrine religieuse erronée et d’un mode de vie conduisant à s’éloigner de Dieu et en dernier recours à le nier. A partir de là, l’athéisme est identifié comme tel d’un point de vue religieux, mais dans la confrontation des religions instituées, par delà les conflits inter-confessionnels, avec une culture qui travaille à s’affranchir du religieux et qui ne saurait le faire sur le plan théorique qu’avec les instruments de la philosophie. Mais il serait tout aussi erroné de réduire la question de l’athéisme à la confrontation du religieux et de la philosophie : cette question suppose le développement d’expression d’oppositions directes (invectives, etc.) et indirectes (parodies du sacré, etc.) aux diverses constituantes du religieux – croyances, sacrements, rituels, pouvoir des clercs, etc. – profondément ancrées dans la culture populaire et présentes dans la culture savante sans renvoyer ipso facto à la tradition philosophique. C’est à ces multiples manifestations de doute et de mécréance à la fois souterraines et diffuses, de rébellions sociales contre le clergé, lourdes d’enjeux économiques, politiques, mais aussi éthiques, que la philosophie donne une forme théorique. En ce sens, Wielema a raison de dire que c’est moins la substance que la fonction des arguments philosophiques qui importent dans l’histoire de l’athéisme, laquelle ne devrait donc pas être détachée du plus large développement de l’incroyance et de l’irréligion.
Schröder lui-même envisage du reste la multiplicité des sources de l’athéisme : critique biblique[12], crise de la théologie rationnelle, conflits interconfessionnels, scepticisme, naturalisme vitaliste… et il avance clairement l’idée suivant laquelle l’athéisme est la traduction philosophique d’une rébellion contre les religions et les clergés, diffuse dans les sociétés de l’Europe moderne. Mais il reste malgré cela l’otage des catégories abstraites qu’il applique aux textes et en particulier de sa définition restrictive de l’athéisme.
Alain Mothu, à propos du débat opposant Schröder et Mori sur l’agnosticisme, a raison de rappeler qu’"aucun débat philosophique sur l’athéisme et son histoire ne peut faire l’économie d’un détour anthropologique " sur la croyance : ce qu’elle est "en soi et / ou à tel moment historique donné ", une enquête mobilisant peu ou prou l’ensemble des sciences humaines et sociales, pour éviter le double écueil d’une histoire des mentalités (à chaque époque "sa " mentalité, et par là "un " rapport spécifique à la croyance) et d’une histoire des idées décontextualisée[13].
Bien qu’insuffisante, il semble à cet égard qu’une histoire soucieuse des contextes linguistiques soit le meilleur garde-fou. Terence Cave rappelle le principe méthodologique visant à prévenir la tentation de projeter sur les textes des concepts et des notions appartenant à un autre époque et arrachés en quelque sorte à d’autres contextes : "toute affirmation ou imputation de croyance ou de non croyance prend sa valeur par rapport aux autres possibilités d’énonciation en cours à cette époque "[14]. En effet, "l’incroyance, comme la croyance, est toujours relative à la totalité du contexte contemporain, y compris les énonciations d’incroyance connues ou connaissables "[15]. Force est alors de constater que "les langages de la croyance et de son autre ont proliféré au seizième siècle " et, loin du siècle "qui veut croire " de Febvre, l’"on peut très bien mettre en avant que l’athéisme en tant qu’incroyance devient de moins en moins marginal par rapport aux états différents de croyance "[16]. Formulation prudente qui conduit à s’écarter de Febvre sans pour autant faire de trop grandes concessions à Busson ou à Berriot[17], car si les énoncés qui mettent en cause les croyances se multiplient, aucun ne comporte, au moins pour le XVIe siècle, une revendication explicite d’athéisme.
Mais précisément, la mise en évidence des effets de pouvoir et de censure qui structurent les discours publics (et privés) rendent à mon sens insuffisante la référence exclusive aux énoncés effectivement soutenus : les énoncés interdits, ou plus profondément encore impossibles à tenir – parmi lesquels celui d’une déclaration explicite d’athéisme – font aussi partie de l’histoire du libertinage ou, si l’on veut, de la libre pensée : non parce qu’ils signaleraient un impensable (l’athéisme est bel et bien pensé et "pratiqué " au sens où toutes ses constituantes supposées sont réalisées, comme le montre la documentation), mais parce qu’ils attestent précisément de complexes relations de domination sociales par et sur les énoncés qu’il est possible, ou non, de s’approprier publiquement.
Aussi l’idée selon laquelle la force du "libertinage " serait son refus de faire de l’athéisme une profession de foi, son absence de dogmatisme, laisse quelque peu perplexe. Selon Jean-Michel Gros, "ce que refuse, au plus profond, le libertinage, c’est toute croyance en un dogme quelconque ", à la différence de ce que feront certains de leurs successeurs au siècle suivant[18]. Affirmation séduisante, mais problématique pour deux raisons : d’abord parce qu’elle tend à l’identification du libertinage avec le scepticisme, et celle-ci n’est d’abord que la transcription doctrinale de la désignation négative donnée par l’historiographie du libertinage comme concept réunissant les formes d’expression philosophiques qui échouent à se constituer en système ; ensuite parce qu’il ne faut pas oublier que si l’athéisme ne se déclare pas ouvertement, c’est, à un premier niveau, parce qu’il ne peut pas le faire à cause de la censure (l’antidogmatisme libertin est en partie l’art de faire de nécessité vertu), et surtout parce qu’il ne veut pas le faire en mots propres. C’est là du reste un phénomène sur lequel la plupart des études ne s’arrêtent pas : le refus patent, qui va bien au-delà de la peur des persécutions, d’assumer en première personne les qualités de libertin et d’athée. La lecture la plus aveugle consiste sans doute à décréter qu’il n’y a donc de libertinage et d’athéisme que dans le discours des polémistes chrétiens. Mais, même lorsque, devant l’accumulation des preuves textuelles et documentaires, on admet l’existence d’une culture en rupture avec les modèles de vie et le corpus dogmatique du christianisme, il reste à rendre compte de l’impossibilité structurelle, jusqu’au XVIIIe siècle, de déclarer le libertinage et l’athéisme en mots propres. Certes, l’athéisme se dit avec d’autant plus d’efficacité anti-dogmatique par tous les moyens obliques mis en œuvre dans les textes. Gros écrit à ce sujet que "le seul fait d’évoquer positivement l’athéisme a encore la vertu de produire, en ce XVIIe siècle, l’émotion trouble du scandale, le délicieux frisson de la transgression majeure, la jubilation de toucher au fruit défendu ". Et il ajoute : "par le fait même, l’athéisme est de tous les jeux libertins… "[19]. Mais, à proprement parler, l’athéisme n’est jamais évoqué positivement, même si ses constituantes le sont bel et bien (mise en cause de l’immortalité de l’âme, de la providence et des qualités divines, et jusqu’à l’existence d’un Dieu séparé de la nature), et la transgression, si radicale qu’elle puisse être, ne met pas en cause cette proscription majeure, que ne parvient même pas à renverser les jeux de l’inversion burlesque. Il y a là, me semble-t-il, une réflexion à poursuivre, et qui est susceptible de déranger aussi bien les lectures qui font de la non-déclaration de l’athéisme un simple problème de censure externe, que celles qui ne trouvant pas le mot dans les textes concernés nient l’existence de la chose – une existence pourtant patente au regard, encore une fois, des définitions de l’époque, car la présente approche exclut nécessairement la restriction de l’athéisme à ce qu’il deviendra plus tard.
[1]
Il s'agit d'un extrait de " Libertinage, irréligion, incroyance, athéisme
dans l’Europe de la première modernité (XVIe-XVIIe siècles). Une
approche critique des tendances actuelles de la recherche (1998-2002)".
[2]
Je transforme à dessein le titre d’un article de Gianni Paganini,
"Pour une histoire de l’athéisme
à part entière. L’héritage de la pensée de
[3]
Voir "Atheismus und Heterodoxie", in Ursprünge
des Atheismus… op. cit., p. 21-44.
[4]
W. Schröder, "Bonaventure des Périers und Geoffroy Vallée. Zwei “Ertz-Atheisten” des 16. Jahrhunderts und ihre Wiedergänger in der
Aufklärung", dans F. Niewöhner et O. Pluta (éd.), Atheismus im Mittelalter und in der Renaissance, Wiesbaden,
Harrassowitz Verlag, 1999, p. 173-192.
[5]
Voir supra. Même Vanini lui
apparaît comme un blasphémateur et non un athée proprement dit, et se
trouve ainsi reconduit dans le fourre-tout de l’hétérodoxie.
[6]
Voir par exemple Gisbert Voët, De atheismo,
[7]
Dans l’opuscule qui l’a conduit au bûcher, Vallée définit l’athéiste
- "ou qui se dit tel (par ce qu’il n’est / possible à
l’homme d’être sans Dieu)" - comme celui qui a sa "volupté
sans Dieu" et "affirme qu’il n’y a point de Dieu". Mais
sa vision de l’accomplissement spirituel dans la perte de toute crainte
(qui le rapproche des libertins spirituels dénoncés par Calvin), ne
pouvait en effet qu’être interprété par ses contemporains comme une
forme d’athéisme caractérisé.
[8]
On compare parfois à cet égard l’athéisme à la sorcellerie. Même si
on laisse de côté la question de l’existence de pratiques qui ont
effectivement pu être désignées comme relevant de la sorcellerie (les
travaux de C. Ginzburg montrent qu’elle n’est certainement pas tranchée),
la comparaison ne me semble pas bonne : car l’accusation de
sorcellerie porte sur des pratiques et non sur des croyances (le sorcier,
comme ses juges, est censé croire aux pouvoirs des démons) alors que
l’accusation d’athéisme est dirigée contre qui ne croit plus ce en
quoi il faudrait nécessairement qu’il croie (et d’ailleurs, entre
autres, à l’existence des esprits, et donc à celle des sorciers "pactionnant"
avec le diable). La simple polarisation des discours sur l’athéisme dans
le discours apologétique, atteste de ce point de vue, déjà, dans
l’esprit de ses dénonciateurs, de la possibilité de penser l’athéisme,
et même de l’existence de cette pensée dans ces esprits, exorcisée par
la projection justifiée ou non du mal sur tel ou tel individu ou groupe.
Mais, heureusement pour l’historien de l’athéisme, il existe aussi une
expression de la mécréance, dans laquelle on retrouve les caractériques décrites
(certes non sans déformations, caricatures et falsifications) dans le
discours de dénonciation. L’athéisme comme irréligion ou mécréance, déclinée
selon divers modes, se trouve au point de rencontre des discours
accusatoires et descriptifs et des discours qui répondent à ces
descriptions tout en se défendant d’athéisme, en tant précisément
qu’athée ne saurait être autre chose qu’une accusation, la figure
d’une infamie suprême et non une figure qu’il serait linguistiquement
et socialement possible d’assumer, fût-ce dans la plus grande marginalité
ou la dérision. Voir à ce sujet infra,
les remarques sur l’impossibilité d’une profession de foi athéiste au
XVIe-XVIIe siècle, qu’elle soit publique ou privée.
[9]
Jean-Michel Gros, "Y
a-t-il un athéisme libertin ?", art. cité. Cf. également François
de Graux : "Il ne tombe pas sous le sens qu’il faille entendre
par athéisme la négation expresse de l’existence de Dieu : il y a,
en bonne logique, autant de façons d’être athée qu’il y en a de
croire en un Dieu, et ce sont les modalités de l’athéisme, à savoir
telle ou telle modalité d’opposition à telle ou telle affirmation de la
réalité divine, qu’il convient de prendre en compte",
"Chronique du libertinage (II)", Lettre
Clandestine, n° 9, p. 344.
[10]
Voir cependant à ce sujet les travaux de Christian Jouhaud et de Stéphane
Van Damme, cités supra, et les
articles remarquables de Godard de Donville sur le milieu de Théophile.
[11]
Martin T. Wielema, compte rendu de W. Schröder, Ursprünge
des Atheismus. In
The British Journal for the History of Philosophy, n° 9, 2001.
[12]
Sur la critique biblique de Simon et de
[13]
[14]
"Ce qui compte dans un système diacritique est la position relative de
chaque point par rapport aux autres, et non sa valeur intrinsèque", T.
Cave, Pré-histoires, op. cit., p.
52.
[15]
Op. cit., p. 61.
[16]
Op. cit., p. 52 et 61.
[17]
Henri Busson, Les
Sources et les développements du rationalisme dans la littérature française
de
[18]
"Y a-t-il un athéisme libertin ?", art. cité, p. 56.
[19]
Art. cit., p. 60.