Préface de Martin Winckler du livre "Je hais les matins" de Jean-Marc Rouillan

 

 

Ce livre n'est pas un "livre-de-prisonnier".

 

Quand on m'a demandé si je voulais le préfacer, le nom de Jean-Marc Rouillan ne m'était pas étranger, bien sûr, ni ses idées. L'un de mes camarades de faculté, un garçon que j'aimais et admirais, me parla souvent d'Action directe pendant les années 70. Je ne partageais pas entièrement son point de vue, mais je comprenais très bien en quoi il se sentait proche de ceux qu'il qualifiait d'authentiques révolutionnaires : il reconnaissait en eux la révolte, la colère, la haine absolue de la tyrannie idéologique qu'il éprouvait chaque jour en entrant dans ce qui aurait dû être un lieu de soin et de partage - à savoir : l'hôpital.

 

Si l'hôpital était un lieu de tyrannie et de violence, pouvait-il en aller autrement du reste de la société ? L'hôpital, au fond, valait-il mieux que la prison ?

 

À ceux qui seraient choqués par le parallèle que j'établis ici entre hôpital et prison, entre médecine et puni­tion, je rappellerai, sans avoir besoin d'évoquer Mengele, qu'il n'y a pas si longtemps on emprisonnait encore les malades mentaux, que des généticiens se sont vantés naguère d'avoir identifié le "chromosome du crime", et que des médecins qualifiés de sérieux en sont toujours, à l'heure où j'écris, à prôner l'émasculation chirurgicale des violeurs récidivistes. Et ce ne sont là que quelques exemples parmi bien d'autres.

 

Autant dire que, lorsqu'on m'a proposé d'écrire cette préface, je ne me suis pas senti hors sujet.

À première vue, mon camarade de faculté avait raison. L'enfermement médical a beau, la plupart du temps, être symbolique (mais on voyait encore beaucoup de patients attachés, et pas seulement dans les services de psychiatrie, au cours des années 70), l'hôpital fonctionne comme une prison lorsque ceux qui y exercent le conçoivent comme un lieu de "normalisation" de l'individu, et non comme un lieu de soin. Et quand on s'en sert comme lieu d'expérimentation aveugle, l'hôpi­tal ne vaut pas beaucoup mieux qu'un camp de concentration.

 

Mais dénoncer l'institution hospitalière en stigmatisant les comportements tyranniques de ceux qui y cultivent leur pouvoir, c'est une chose. Stigmatiser la noirceur et l'inhumanité du milieu carcéral, c'en est une autre.

 

Je ne connais pas la prison. Je ne suis pas un militant des droits des prisonniers. Ma vision de l'incarcération est probablement très empreinte du romantisme propre à mon milieu d'origine, à mes lectures et aux films que j'ai vus. Mais, parce que je suis médecin et parce que aucune peine ne me fait peur quand on vient me la confier, j'ai vu et entendu ce que la prison fait aux hommes ou aux femmes qui y ont été enfermés, je sais ce qu'elle fait à leurs familles. C'est suffisant pour s'interroger de manière lancinante sur la nature du système carcéral et sur la participation, directe ou indirecte, de chaque citoyen à sa pérennisation.

 

Des litres de salive sont régulièrement déversés pour dénoncer la peine de mort aux États-Unis ou les conditions d'emprisonnement en Turquie. Mais qui parle des prisons françaises ?

 

Allez consulter le site d'une librairie en ligne. À l'heure où j'écris (avril 2001), à la référence "prison", on trouve une cinquantaine de titres disponibles en français. Beaucoup sont des ouvrages historiques, pour la plupart consacrés aux internements pendant la Seconde Guerre mondiale ou aux camps de la mort. Quelques uns sont des essais savants ou des réflexions documentaires sur le milieu carcéral. Deux ouvrages récents disent la prison de l'intérieur. Celui de Véronique Vasseur, ancien médecin-chef de la Santé[1] , celui de Michel Niaussat, qui fut l'aumônier de la maison d'arrêt du Mans[2]. Un médecin, un prêtre. Au moment où j'écris cette préface, aucun livre ne témoigne encore de l'enfermement en France vu par un détenu ou par un gardien. L'armée est la grande muette. La prison est la grande bâillonnée.

 

À quoi sert la prison ? Quel est son but social ? - il faut bien qu'elle en ait un, puisque l'incarcération est la réponse qu'oppose la société à ceux qui ne respectent pas les lois qu'elle s'est données...

 

Jean-Marc Rouillan connaît l'univers carcéral. Il y est enfermé depuis bientôt quinze ans. Des prisons, des maisons d'arrêt, des centres de détention, il en a traversé beaucoup. Mais son livre ne répond pas aux questions qui précèdent. Si vous pensiez trouver ici un essai de critique politique rédigé par un "ennemi intérieur", vous serez déçu. Ce livre n'est pas celui d'un donneur de leçons ou d'un idéologue. Ce livre, au risque de faire hurler certains, est le livre d'un citoyen.

 

Le citoyen, ça n'est pas seulement celui qui paye ses impôts et traverse dans les clous. Le citoyen, c'est celui qui participe à la vie de la cité et questionne son fonctionnement. Or, la prison fait partie de la cité. On a beau y mettre à l'écart ceux que l'on considère comme dangereux pour elle, elle n'en est pas moins un microcosme de la cité. Dire que l'accomplissement démocratique d'une société se mesure à l'état de ses prisons n'est pas seulement une façon de parler.

 

Nous le savons, mais nous faisons mine de l'ignorer ou de l'oublier, les prisons françaises ne sont pas simplement des lieux où l'on punit les crimes par la privation de liberté. Ce sont trop souvent des lieux de torture physique et morale, des lieux où les humains sont traités comme des chiens, où la violence de l'enfermement n'épargne pas ceux qui s'en sont vu confier les clés - oui, les gardiens souffrent et se suicident, eux aussi.

 

Dans les prisons françaises, la loi et la justice ne sont pas respectées. Trop souvent, la durée et les conditions d'enfermement y sont inversement proportionnelles au rang social du détenu.

 

 L'hypocrisie et l'aveuglement à l'égard du système carcéral ont trouvé tout récemment une manifestation éclatante dans les appels à la libération de Maurice Papon, pour motifs "humanitaires". Pour ma part, j'ai signé des deux mains une pétition demandant que Maurice Papon reste en prison. Si son grand âge devait justifier qu'on le laissât sortir, alors nous devrions faire bénéficier de la même libération tous les prisonniers très âgés, tous ceux qui souffrent d'une maladie incurable, invalidante ou mortelle à brève échéance - bref, tous ceux dont l'état physique ou mental donne à penser qu'ils ne seront plus jamais un danger pour la société.

 

Car pourquoi libérer Papon et pas le détenu de droit commun qui meurt de cancer, seul dans une infirmerie innommable ? Pourquoi Papon et pas le "terroriste" muré dans sa schizophrénie et sa cellule d'isolement ? Pourquoi Papon et pas la femme diminuée par plusieurs accidents vasculaires cérébraux ? Pourquoi Papon, alors qu'il est, l'a-t-on oublié ? incarcéré pour crimes contre l'humanité ! La prison n'est-elle pas censée punir le cri­minel à la mesure de son crime ?

 

L'hypocrisie de la société française à l'égard de la prison résulte au fond de l'hypocrisie que cette même société affiche à l'égard des crimes. Le récidiviste de vente de cannabis qui était jugé l'autre jour en correctionnelle au tribunal du Mans ne portait pas de montre en or, ne roulait pas en BMW et n'avait pas d'avocat. Il en a pris pour un an ferme. Certes, c'était un récidiviste. Certes, la vente et la consommation de cannabis sont illicites. Mais l'abus de biens sociaux, la fraude électorale et la corruption politique le sont aussi. Les peines et les conditions d'emprisonnement sont-elles toujours à la mesure des crimes du dealer des rues, du grand argen­tier et du politicien ? Nous savons bien que non. Rappelez-vous le pedigree de certains (ré)élus aux dernières municipales.

 

À quoi sert la prison, alors, si elle ne sert pas à punir équitablement ?

 

Après avoir lu Véronique Vasseur, Michel Niaussat et, aujourd'hui, Jean-Marc Rouillan, je serais tenté de dire que la prison sert essentiellement à empêcher les citoyens de penser. De penser la loi, de penser la justice, de penser la société. De comprendre qu'aucune société n'est démocratique si elle ne l'est pas jusque dans sa manière de concevoir et d'appliquer les lois, d'administrer la justice et d'infliger les châtiments.

 

La prison française d'aujourd'hui est comparable à "l'abcès de fixation" que les médecins d'antan provoquaient sciemment chez les malades, en pensant que la fièvre qui en résultait finirait par les purger de tous leurs autres miasmes. De ceux qui mouraient, on disait qu'ils n'avaient pas "répondu au traitement". On ne se posait pas la question de savoir si ceux qui guérissaient n'auraient pas guéri seuls, si ceux qui mouraient n'étaient pas morts plus vite. Bref, si le remède n'était pas pire que le mal.

 

Sur "l'abcès" carcéral se fixent - se figent - le regard et la réflexion des citoyens : nous n'avons rien à craindre des criminels lorsqu'ils sont en prison ; nous n'avons pas à nous interroger sur ce qui les a faits criminels ; nous ne voulons pas savoir ce qui se passe "là-dedans". Jean-Marc Rouillan le note avec ironie : "Dans ce pays où le bon sens populaire sait bien qu'on ne frappe pas un chien attaché - sinon il devient méchant.-, on accepte et on trouve tout à fait normal que quelques dingues de la trique s'acharnent sur plusieurs milliers d'hommes enchaînés."

 

Le scandale de la prison ne réside pas dans la punition qu’elle représente - la privation de liberté. Si la prison est scandaleuse, c'est parce que les droits les plus él­mentaires (se laver, se soigner, lire, écrire, communiquer avec sa famille, étudier, reprendre espoir et se préparer à (re)trouver une place dans la cité) y sont refusés à la majorité des détenus tout en étant accordés à quelques autres. Ce qui est scandaleux, c'est la violence, l'humiliation, le sadisme, le silence, l'iniquité et l'inhumanité qui y règnent et que quelques voix ne cessent de dénon­cer sans être entendues. La prison est scandaleuse parce qu'elle démontre que notre société est hypocrite et inégalitaire. On meurt, en prison, lentement mais aussi violemment. "Ici, on tue et on laisse mourir tout à fait réglementairement."

 

Citoyen, soignant et écrivain, je m'insurge contre toute forme de violence et de terrorisme physiques, intellectuels ou symboliques ; institutionnels, professionnels ou individuels. Ce qui me révolte, quand je lis ces livres, ce livre, c'est que la violence de la prison n'éteint pas la violence de ceux que la société y enferme. Elle l'attise, au contraire, elle l'entretient et, par un retournement pervers, elle finit par la justifier: Ce qui me révolte, c'est qu'a posteriori la violence carcérale semble donner raison aux analyses idéologiques qui ont conduit Jean-Marc Rouillan et ses compagnons à prendre les armes contre la société.

 

Je ne veux pas de cette prison-là. Et vous ?

 

N'en déduisez pas pour autant que ce livre-ci est un pamphlet politique ou une autojustification. Il ne cherche pas à prouver quoi que ce soit. Il se contente de dire, en mêlant souvenirs et descriptions, colères et réflexion, témoignage et fiction. Décrit ainsi, cela paraît facile. Mais quand on est enfermé, dire et se faire entendre, c'est beaucoup moins facile qu'il n'y paraît.

 

Ce texte brûlant de révolte contenue dégage une intense chaleur humaine. Jean-Marc Rouillan ne cherche pas à attirer l'attention sur sa condition propre ; il parle beaucoup plus des autres que de lui-même. Il parle de l'humanité humiliée qui l'entoure - celle des détenus qui n'ont plus la force d'en finir, celle des gardiens qui s'isolent dans un mirador pour se tirer une balle dans la tête. Il s'échine à rappeler les évidences que notre ignorance volontaire sur la prison s'efforce d'occulter : un homme emprisonné, ça n'est pas un numéro. Un homme emprisonné, ça n'est pas un homme mort, ça n'est pas un sous-homme, ça n'est pas un animal. Un homme emprisonné ne se contente pas de tourner en rond dans sa cellule. L'homme emprisonné ressent, souffre, partage, réfléchit et parfois, quand il n'est pas définitivement réduit au silence, au prix d'une infinie patience, il se remet debout pour construire.

 

Le livre que vous allez lire est un beau livre d'écrivain. Révolté, obstiné, rédigé envers et contre tout ce qui se ligue contre l'écriture, c'est le puzzle d'une vie recomposé dans le noir. Par la littérature, l'écrivain Jean-Marc Rouillan cherche à abattre les murs que chacun édifie dans sa tête - ces murs qui empêchent de penser à l'intérieur et à l'extérieur des prisons.

 

De ses années d'enfermement, il dit n'avoir rien compris, rien appris, mais beaucoup désappris. "J'ai désappris la nuit. Il ne fait jamais nuit dans vos prisons. Nous sommes toujours sous les projecteurs au halo comme sur les autoroutes belges et les parkings de supermarché. J'ai désappris le silence. La prison ne connaît plus le silence. Il s'en écoule toujours une plainte, un cri, une rumeur..."

 

Je doute qu'il n'ait rien compris, qu'il ait désappris. De toute manière, ça ne l'a pas empêché d'écrire. Maintenant, c'est lui qui nous apprend quelque chose. Quand nous lisons son livre, la révolte nous gagne.

 

Lorsqu'elle dit la vérité, la littérature est toujours révolutionnaire.

 

Martin Winckler


 

[1] Véronique Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santé, Le Cherche-Midi, 2000.

[2] Michel Niaussat, Les Prisons de la honte, Desclée de Brouwer, 1998.


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