Parce que toujours d'actualité...
Le programme anarchiste (Extraits)
Errico Malatesta
1. Ce que nous voulons.
Nous croyons que la plus grande partie des maux qui affligent les hommes découle
de la mauvaise organisation sociale ; et que les hommes, par leur volonté et
leur savoir, peuvent les faire disparaître.
La société actuelle est le résultat des luttes séculaires que les hommes se
sont livrées entre eux. Ils ont méconnu les avantages qui pouvaient résulter
pour tous de la coopération et de la solidarité. Ils ont vu en chacun de leurs
prochains (sauf tout au plus les membres de leur famille) un concurrent et un
ennemi. Et ils ont cherché à accaparer, chacun pour soi, la plus grande
quantité de jouissances possible, sans s'occuper des intérêts d'autrui.
Dans cette lutte, naturellement, les plus forts et les plus chanceux devaient
vaincre, et, de différentes manières, exploiter et opprimer les vaincus.
Tant que l'homme ne fut pas capable de produire plus que le strict nécessaire
à sa survivance, les vainqueurs ne pouvaient que mettre ne fuite et massacrer
les vaincus, et s'emparer des aliments récoltés.
Ensuite - lorsque, avec la découverte de l'élevage et de l'agriculture, un
homme sut produire davantage qu'il ne lui fallait pour vivre - les vainqueurs
trouvèrent plus commode de réduire les vaincus au servage et de les faire
travailler pour eux.
Plus tard, les vainqueurs trouvèrent plus avantageux, plus efficace et plus sûr
d'exploiter le travail d'autrui par un autre système : garder pour soi la
propriété exclusive de la terre et de tous les instruments de travail, et
accorder une liberté apparente aux déshérités. Ceux-ci n'ayant pas les
moyens de vivre, étaient contraints à recourir aux propriétaires et à
travailler pour eux, aux conditions qu'ils leur fixaient.
Ainsi peu à peu, à travers un
réseau compliqué de luttes de toute sorte, invasions, guerres, rébellions, répressions,
concessions faites et reprises, association des vaincus unis pour se défendre,
et des vainqueurs pour attaquer, on est arrivé à l'état actuel de la société,
où quelques hommes détiennent héréditairement la terre et toutes les
richesses sociales, pendant que la grande masse, privée de tout, est frustrée
et opprimée par une poignée de propriétaires.
De ceci dépend l'état de misère où se trouvent généralement les
travailleurs, et tous les maux qui en découlent ; ignorance, crime,
prostitution, dépérissement physique, abjection morale, mort prématurée. D'où
la constitution d'une classe spéciale (le gouvernement) qui, pourvue des moyens
matériels de répression, a pour mission de légaliser et de défendre les
propriétaires contre les revendications des prolétaires. Elle se sert ensuite
de la force qu'elle possède, pour s'arroger des privilèges et soumettre, si
elle le peut, à sa suprématie même la classe des propriétaires. D'où la
formation d'une autre classe spéciale (le clergé) qui par une série de fables
sur la volonté de dieu, sur la vie future, etc., cherche à amener les opprimés
à supporter docilement l'oppresseur et qui, tout comme le gouvernement, sert
les intérêts des propriétaires mais aussi les siens propres. D'où la
formation d'une science officielle qui est, en tout ce qui peut servir les intérêts
des dominateurs, la négation de la science véritable. D'où l'esprit
patriotique, les haines de races, les guerres et les paix armées, plus désastreuses
encore, peut-être, que les guerres elles-mêmes. D'où l'amour transformé en
marché ignoble. D'où la haine plus ou moins larvée, la rivalité, la défiance,
l'incertitude et la peur entre les êtres humains.
Nous voulons changer radicalement un tel état de choses. Et puisque tous ces
maux dérivent de la recherche du bien-être poursuivie par chacun pour soi et
contre tous, nous voulons leur donner une solution en remplaçant la haine par
l'amour, la concurrence par la solidarité, la recherche exclusive du bien-être
par la coopération, l'oppression par la liberté, le mensonge religieux et
pseudo-scientifique par la vérité.
Par conséquent :
1) Abolition de la propriété privée de la terre, des matières premières et
des instruments de travail - pour que personnes n'ait le moyen de vivre en
exploitant le travail d'autrui, - et que tous, assurés des moyens de produire
et de vivre, soient véritablement indépendants et puissent s'associer
librement les uns les autres, dans l'intérêt commun et conformément à leurs
affinités personnelles.
2) Abolition du gouvernement et de tout pourvoir qui fasse la loi pour l'imposer
aux autres : donc abolition des monarchies, républiques, parlements, armées,
polices, magistratures et de toute institution ayant des moyens coercitifs.
3) Organisation de la vie sociale au moyen des associations libres, et des fédérations
de producteurs et consommateurs, créées et modifiées selon la volonté des
membres, guidées par la science et l'expérience, et dégagées de toute
obligation qui ne dériverait pas des nécessités naturelles, auxquelles chacun
se soumet volontiers, lorsqu'il en a reconnu le caractère inéluctable.
4) Garantie des moyens de vie, de développement, de bien-être aux enfants et
à tous ceux qui sont incapables de pourvoir à leur existence.
5) Guerre aux religions, et à tous les mensonges, même s'ils se cachent sous
le manteau de la science. Instruction scientifique pour tous, jusqu'au degrés
les plus élevés.
6) Guerre au patriotisme. Abolition des frontières, fraternité entre tous les
peuples.
7) Reconstruction de la famille, de telle manière qu'elle résulte de la
pratique de l'amour, libre de toute chaîne légale, de toute oppression économique
ou physique, de tout préjugé religieux.
Tel est notre idéal.
2. Voies et moyens.
Nous avons exposé jusqu'à présent quel est le but que nous voulons atteindre,
l'idéal pour lequel nous luttons.
Mais il ne suffit pas de désirer une chose : si on veut l'obtenir, il faut
certainement employer les moyens adaptés à sa réalisation. Et ces moyens ne
sont pas arbitraires : ils dérivent nécessairement des fins que l'on se
propose et des circonstances dans lesquelles on lutte. En se trompant sur le
choix des moyens, on n'atteint pas le but envisagé, mais on s'en éloigne, vers
des réalités souvent opposées, et qui sont la conséquence naturelle et nécessaire
des méthodes que l'on emploie. Qui se met en chemin et se trompe de route, ne
va pas où il veut, mais où le mène le chemin qu'il a pris.
Il faut donc dire quels sont les moyens qui, selon nous, conduisent à notre idéal,
et que nous entendons employer.
Notre idéal n'est pas de ceux dont la pleine réalisation dépend de l'individu
considéré isolément. Il s'agit de changer la manière de vivre en société :
d'établir entre les hommes des rapports d'amour et de solidarité, de réaliser
la plénitude du développement matériel, moral et intellectuel, non pour un
individu isolé, non pour les membres d'une certaine classe ou d'un certain
parti, mais pour tous les êtres humains. Cette transformation n'est pas une
mesure que l'on puisse imposer par la force ; elle doit surgir de la conscience
éclairée et de chacun, pour entrer dans les faits par le libre consentement de
tous.
Notre première tâche doit dont être de persuader les gens.
Il faut que nous attirions l'attention des hommes sur les maux dont ils
souffrent, et sur la possibilité de les détruire. Il faut que nous suscitions
en chacun la sympathie pour les souffrances d'autrui, et le vif désir du bien
de tous.
À qui a faim et froid, nous montrerons qu'il serait possible et facile
d'assurer à tous la satisfaction des besoins matériels. À qui est opprimé et
méprisé, nous dirons comment on peut vivre heureusement dans une société de
libres et d'égaux. À qui est tourmenté par la haine et la rancune, nous
indiquerons le chemin pour rejoindre l'amour de ses semblables, la paix et la
joie du coeur.
Et quand nous aurons réussi à répandre dans l'âme des hommes le sentiment de
la révolte contre les maux injustes et inévitables, dont on souffre dans la
société actuelle, et à faire comprendre quelles en sont les causes et comment
il dépend de la volonté humaine de les éliminer ; quand nous aurons inspiré
le désir vif et passionné de transformer la société pour le bien de tous,
alors les convaincus, par leur élan propre et par la persuasion de ceux qui les
ont précédés dans la conviction, s'uniront et voudront et pourront mettre en
oeuvre l'idéal commun.
Il serait - nous l'avons déjà dit - absurde et en contradiction avec notre but
de vouloir imposer la liberté, l'amour entre les hommes, le développement intégral
de toutes les facultés humaines, par la force. Il faut donc compter sur la
libre volonté des autres, et la seule chose que nous puissions faire est de
provoquer la formation et la manifestation de cette volonté. Mais il serait également
absurde et en contradiction avec notre but d'admettre que ceux qui ne pensent
pas comme nous, nous empêchent de réaliser notre volonté, du moment que nous
ne les privons pas du droit à une liberté égale à la nôtre.
Liberté, donc, pour tous de propager et d'expérimenter leurs propres idées,
sans autres limites que celles qui résultent naturellement de l'égale liberté
de tous.
Mais à cela s'opposent par la force brutale les bénéficiaires des privilèges
actuels, qui dominent et règlent toute la vie sociale présente.
Ils ont en main tous les moyens de production : ils suppriment ainsi non
seulement la possibilité d'appliquer de nouvelles formes de vie sociale, le
droit des travailleurs à vivre librement de leur travail, mais aussi le droit même
à l'existence. Ils obligent les non-propriétaires à se laisser exploiter et
opprimer, s'il ne veulent pas mourir de faim.
Les privilégiés ont les polices, les magistratures, les armées, créées exprès
pour les défendre et poursuivre, incarcérer, massacrer les opposants.
Même en laissant de côté l'expérience historique qui nous démontre que
jamais une classe privilégiée ne s'est dépouillée, en tout ou en partie, de
ses privilèges et que jamais un gouvernement n'a abandonné le pouvoir sans y
être obligé par la force, les faits contemporains suffisent à convaincre
quiconque que les gouvernements et les bourgeois entendent user de la force matérielle
pour leur défense, non seulement contre l'expropriation totale, mais contre les
moindres revendications populaires, et qu'ils sont toujours prêts à recourir
aux persécutions les plus atroces, aux massacres les plus sanglants.
Au peuple qui veut s'émanciper, il ne reste qu'une issue : opposer la violence
à la violence.
Il en résulte que nous devons travailler pour réveiller chez les opprimés le
vif désir d'une transformation radicale de la société, et les persuader qu'en
s'unissant, ils ont la force de vaincre. Nous devons propager notre idéal et préparer
les forces morales et matérielles nécessaires pour vaincre les forces ennemies
et organiser la nouvelle société. Lorsque nous aurons la force suffisante,
nous devrons, profitant des circonstances favorables qui se produiront, ou les
provoquant nous-mêmes, faire la révolution sociale : abattre par la force le
gouvernement, exproprier par la force les propriétaires, mettre en commun les
moyens de subsistance et de production, et empêcher que de nouveaux gouvernants
ne viennent imposer leur volonté et s'opposer à la réorganisation sociale
faite directement par les intéressés.
Tout cela est cependant moins simple qu'il ne le semble à première vue. Nous
avons à faire aux hommes tels qu'ils sont dans la société actuelle, dans des
conditions morales et matérielles très défavorables ; et nous nous
tromperions en pensant que la propagande suffit à élever au niveau de développement
intellectuel et moral nécessaire à la réalisation de notre idéal.
Entre l'homme et l'ambiance sociale, il y a une action réciproque. Les hommes
font la société telle qu'elle est, et la société fait les hommes tels qu'ils
sont, il en résulte une sorte de cercle vicieux : pour transformer la société
il faut transformer les hommes, et pour transformer les hommes, il faut
transformer la société.
La misère abrutit l'homme et pour détruire la misère, il faut que les hommes
aient la conscience et la volonté. L'esclavage apprend aux hommes à être
serviles, et pour se libérer de l'esclavage, il faut des hommes aspirant à la
liberté. L'ignorance fait que les hommes ne connaissent pas les causes de leurs
maux et ne savent pas y remédier ; et pour détruire l'ignorance, il faudrait
que les hommes aient le temps et les moyens de s'instruire.
Le gouvernement habitue les gens à subir la loi et à croire qu'elle est nécessaire
à la société ; et pour abolir le gouvernement il faut que les hommes soient
persuadés de son inutilité et de sa nocivité.
Comment sortir de cette impasse ?
Heureusement, la société actuelle n'a pas été formée par la claire volonté
d'une classe dominante qui aurait su réduire tous les dominés à l'état
d'instruments passifs et inconscients de leurs intérêts. La société actuelle
est la résultante de mille luttes intestines, de mille facteurs naturels et
humains agissant au hasard, sans direction consciente ; et enfin, il n'y a point
de division nette, absolue, entre individus, ni entre classes.
Les variétés des conditions matérielles sont infinies ; infinis les degrés
de développement moral et intellectuel. Il est même rare que le poste de
chacun dans la société corresponde à ses facultés et à ses aspirations.
Souvent des hommes tombent dans des conditions inférieures à celles qui étaient
les leurs ; et d'autres, par des circonstances particulièrement favorables, réussissent
à s'élever au-dessus du niveau où ils sont nés. Une partie notable du prolétariat
est déjà arrivés à sortir de l'état de misère absolue, abrutissante, ou
n'a jamais pu y être réduite. Aucun travailleur, ou presque, ne se trouve dans
un état d'inconscience complète, d'acquiescement total des conditions que lui
font les patrons. Et les institutions elles-mêmes, qui sont les produits de
l'histoire contiennent des contradictions organiques qui sont comme des germes
de mort, dont le développement amène la dissolution de la structure sociale et
la nécessité de sa transformation.
Par là, la possibilité du progrès existe. Mais non pas la possibilité de
porter, au moyen de la seule propagande, tous les hommes au niveau nécessaire
pour que nous puissions réaliser l'anarchie, sans une transformation graduelle
préalable du milieu.
Le progrès doit cheminer à la fois et parallèlement chez les individus et
dans le milieu social. Nous devons profiter de tous les moyens, de toutes les
possibilités, de toutes les occasions que nous laisse le milieu actuel, pour
agir sur les hommes et développer leur conscience et leurs aspirations. Nous
devons utiliser tous les progrès réalisés dans la conscience des hommes pour
les amener à réclamer et à imposer les plus grandes transformations sociales
actuellement possibles, ou celle qui serviront le mieux à ouvrir la voie à des
progrès ultérieurs.
Nous ne devons pas attendre de pouvoir réaliser l'anarchie ; et, en attendant,
nous limiter à la propagande pure et simple. Si nous faisons ainsi, nous aurons
bientôt épuisé notre champ d'action. Nous aurons convaincu, sans doute, tous
ceux qui, dans les circonstances du milieu actuel, sont susceptibles de
comprendre et d'accepter nos idées, mais notre propagande ultérieure resterait
stérile. Et, même si les transformations du milieu élevaient de nouvelles
couches populaires à la possibilité de concevoir des idées neuves, cela
aurait lieu sans notre oeuvre, voire contre, et donc au préjudice de nos idées.
Nous devons chercher à ce que le peuple, dans sa totalité et dans ses différentes
fractions, réclame, impose et réalise lui-même, toutes les améliorations,
toutes les libertés qu'il désire, à mesure qu'il en conçoit le besoin, et
qu'il acquiert la force de les imposer. Ainsi, en propageant toujours notre
programme intégral et en luttant sans cesse pour sa réalisation complète,
nous devons inciter le peuple à prétendre et à imposer toujours davantage,
jusqu'à ce qu'il parvienne à son émancipation définitive.
3. La lutte économique.
L'oppression qui aujourd'hui pèse le plus directement sur les travailleurs, et
qui est la cause principale de toutes les sujétions morales et matérielles
qu'ils subissent, c'est l'oppression économique. Autrement dit, c'est
l'exploitation que les patrons et les commerçants exercent sur le travail, grâce
à l'accaparement de tous les grands moyens de productions et d'échange.
Pour supprimer radicalement et sans retour possible cette exploitation, il faut
que le peuple, dans son ensemble, soit convaincu qu'il possède l'usage des
moyens de production, et qu'il applique ce droit primordial en expropriant ceux
qui monopolisent le sol et la richesse sociale, pour la mettre à la disposition
de tous.
Mais, est-il possible de passer directement, sans degrés intermédiaires, de
l'enfer où vit aujourd'hui le prolétariat au paradis de la propriété commune
? La preuve que le peuple n'en est pas encore capable, est qu'il ne le fait pas.
Que faire pour arriver à l'expropriation ?
Notre but est de préparer le peuple, moralement et matériellement, à cette
expropriation nécessaire ; d'en tenter et d'en renouveler la tentative, autant
de fois qu'une secousse révolutionnaire nous en donne l'occasion, jusqu'au
triomphe définitif. Mais de quelle manière pouvons-nous préparer le peuple ?
De quelle manière pouvons-nous réaliser les conditions qui rendront possible,
non seulement le fait matériel de l'expropriation, mais l'utilisation à
l'avantage de tous de la richesse commune ?
Nous avons dit plus haut que la seule propagande, orale ou écrite, est
impuissante à conquérir à nos idées toute la grande masse populaire. Il faut
une éducation pratique, qui soit tour à tour la cause et le résultat de la
transformation graduelle du milieu. Il faut faire se développer peu à peu chez
les travailleurs le sens de la rébellion contre les sujétions et les
souffrances inutiles, dont ils sont victimes et le désir d'améliorer leurs
conditions. Unis et solidaires, ils luttent pour obtenir ce qu'ils désirent.
Et nous comme anarchistes et comme travailleurs, nous devons les inciter et les
encourager à la lutte, et lutter avec eux.
Mais ces améliorations sont-elles possibles en système capitaliste ?
Sont-elles utiles du point de vue de la future émancipation intégrale par la révolution
?
Quels que soient les résultats pratiques de la lutte pour les améliorations
immédiates, leur utilité principale est dans la lutte elle-même. C'est par
elle que les travailleurs apprennent à défendre leurs intérêts de classe,
comprennent que les patrons et les gouvernants ont des intérêts opposés aux
leurs, et qu'ils ne peuvent améliorer leurs conditions, encore moins s'émanciper,
autrement qu'en s'unissant entre eux et en devenant plus forts que les patrons.
S'ils réussissent à obtenir ce qu'ils veulent, ils vivront mieux. Ils
gagneront davantage, ils travailleront moins, ils auront plus de temps et de
force pour réfléchir aux choses qui les intéressent ; et ils sentiront
soudain des désirs et des besoins plus grands. S'ils ne réussissent pas, ils
seront conduits à étudier les causes de leur échec et à reconnaître la nécessité
d'une plus grande union, d'une plus grande énergie ; et ils comprendront enfin
que pour vaincre sûrement et définitivement, il faut détruire le capitalisme.
La cause de la révolution, la cause de l'élévation morale des travailleurs et
de leur émancipation ne peuvent que gagner du fait que les ouvriers s'unissent
et luttent pour leurs intérêts.
Mais encore une fois, est-il possible que les travailleurs réussissent dans l'état
actuel des choses, à améliorer réellement leurs conditions ?
Cela dépend du concours d'une infinité de circonstances. Quoi qu'en disent
quelques-uns, il n'existe aucune loi naturelle (loi des salaires) qui détermine
la part qui va au travailleur sur le produit de son travail. Ou, si l'on veut
formuler une loi, elle ne pourrait être que la suivante : le salaire ne peut
descendre normalement au-dessous de ce qui est nécessaire à la conservation de
la vie, et ne peut normalement s'élever au point de ne plus laisser aucun
profit au patron. Il est clair que, dans le premier cas, les ouvriers
mourraient, et ainsi ne recevraient plus de salaire ; et que, dans le second
cas, les patrons cesseraient de faire travailler et par conséquent ne
paieraient plus rien. Mais entre ces deux extrêmes impossibles, il y a une
infinité de degrés, qui vont des conditions presque animales de beaucoup de
travailleurs agricoles, jusqu'à celle presque décentes des ouvriers, dans de
bons métiers, dans les grandes villes.
Le salaire, la longueur de la journée et toutes les autres conditions de
travail sont le résultat des luttes entre patrons et ouvriers. Les premiers
cherchent à donner aux travailleurs le moins possible et à les faire
travailler jusqu'à épuisement complet ; les autres s'efforcent - ou devraient
s'efforcer - de travailler le moins possible et à gagner le plus possible. Là
où les travailleurs se contentent de tout et, même mécontents, ne savent pas
opposer de résistance valable aux patrons, ils sont bientôt réduit à des
conditions de vie presque animale. Là, au contraire, où ils ont une haute idée
de ce que devraient être les conditions d'existence des êtres humains ; là où
ils savent s'unir et, par le refus du travail et la menace latente ou explicite
de la révolte, imposer que les patrons les respectent, là ils sont traités
d'une manière relativement supportable. Ainsi, on peut dire que, dans une
certaine mesure, le salaire est ce que l'ouvrier exige, non en tant
qu'individus, mais en tant que classe.
En luttant, donc, en résistant aux patrons, les salariés peuvent s'opposer,
jusqu'à un certain point, à l'aggravation de leur situation ; et même,
obtenir des améliorations réelles. L'histoire du mouvement ouvrier a déjà démontré
cette vérité.
Il ne faut cependant pas exagérer la portée de ces luttes entre exploités et
exploiteurs sur le terrain exclusivement économique. Les classes dirigeantes
peuvent céder, et cèdent souvent, aux exigences ouvrières énergiquement
exprimées, tant qu'elles ne sont pas trop grandes. Mais quand les salariés
commencent - et il est urgent qu'ils le fassent - à réclamer des augmentations
telles qu'elles absorberaient tout le profit patronal et constitueraient ainsi
une expropriation indirecte, il est certain que les patrons feraient appel au
gouvernement et chercheraient à ramener par la violence les ouvriers aux
conditions de tous les esclaves salariés.
Et avant, bien avant que les ouvriers puissent prétendre à recevoir en
compensation de leur travail, l'équivalent de tout ce qu'ils ont produit, la
lutte économique devient impuissante à assurer un sort meilleur.
Les ouvriers produisent tout et sans leur travail, on ne peut vivre. Il semble
donc qu'en refusant de travailler, les travailleurs pourraient imposer toutes
leurs volontés. Mais l'union de tous les travailleurs, même d'un seul métier,
même d'un seul pays, est difficilement réalisable : à l'union des ouvriers
s'oppose l'union des patrons. Les premiers vivent au jour le jour, et, s'ils
font grève, ils manquent bientôt de pain. Les autres disposent par l'argent de
tout ce qui a été produit ; ils peuvent attendre que la faim réduise les
salariés à leur merci. L'invention ou l'introduction de nouvelles machines
rend inutile le travail d'un grand nombre de travailleurs, accroissant l'armée
des chômeurs, que la faim oblige à se vendre à n'importe quel prix.
L'immigration apporte soudain, dans les pays où les conditions sont plus
favorables, des foules de travailleurs affamés qui, bon gré mal gré, donnent
au patronat le moyen de baisser les salaires. Et tous ces faits, dérivant nécessairement
du système capitaliste, réussissent à contrebalancer le progrès de la
conscience et de la solidarité ouvrière. Souvent même, ils ont un effet plus
rapide que ce progrès qu'ils arrêtent et détruisent. Ainsi il reste toujours
ce fait primordial que la production dans le système capitaliste est organisée
par chaque employeur pour son profit personnel, et non pour satisfaire les
besoins des travailleurs.
Le désordre, le gaspillage des forces humaines, la pénurie organisée, les
travaux nocifs et malsains, le chômage, l'abandon des terres, la sous
utilisation des machines, etc., sont autant de maux qu'on ne peut éviter qu'en
enlevant aux capitalistes les moyens de production, et par conséquent la
direction de la production.
Les ouvriers qui s'efforcent de s'émanciper ou ceux qui ne cherchent qu'à améliorer
vraiment leurs conditions, doivent rapidement se défendre contre le
gouvernement, l'attaquer, car il légitime et soutient par la force brutale le
droit de propriété, il est un barrage au progrès, barrage qu'il faut faire
sauter, si on ne veut pas rester indéfiniment dans les conditions présentes ou
d'autres, pires.
De la lutte économique, il faut passer à la lutte politique, c'est-à-dire
contre le gouvernement. Au lieu d'opposer aux millions des capitalistes, les
quelques centimes réunis péniblement par les ouvriers, il faut opposer aux
fusils et aux canons qui défendent la propriété, les moyens les meilleurs que
le peuple trouvera pour vaincre la force par la force.
4. La lutte politique.
Par la lutte politique, nous entendons la lutte contre le gouvernement. Le
gouvernement est l'ensemble des individus qui détiennent le pouvoir de faire la
loi et de l'imposer aux gouvernés, c'est-à-dire au public.
Le gouvernement est la conséquence de l'esprit de domination et de violence,
que des hommes ont imposé à d'autres, et en même temps, il est la créature
et le créateur des privilèges et aussi leur défenseur naturel.
Il est faux de dire que le gouvernement remplit aujourd'hui le rôle de
protecteur du capitalisme, et qu'une fois ce dernier aboli, il deviendrait le
représentant et le gérant des intérêts de tous. D'abord, le capitalisme ne
sera pas détruit tant que les travailleurs, s'étant débarrassé du
gouvernement, n'auront pas pris possession de toute la richesse sociale et
organisé eux-mêmes la production et la consommation, dans l'intérêt de tous,
sans attendre que l'initiative vienne du gouvernement, qui au demeurant en est
incapable.
Si l'exploitation capitaliste était détruite, et le principe gouvernemental
conservé, alors, le gouvernement en distribuant toutes sortes de privilèges ne
manquerait pas de rétablir un nouveau capitalisme. Ne pouvant contenter tout le
monde, le gouvernement aurait besoin d'une classe économiquement puissante pour
le soutenir, en échange de la protection légale et matérielle qu'elle
recevrait de lui.
On ne peut pas abolir les privilèges et établir définitivement la liberté et
l'égalité sociale, sans mettre fin au Gouvernement, et non à tel ou tel
gouvernement, mais à l'institution gouvernementale elle-même.
En cela comme pour tout ce qui concerne l'intérêt général, et plus encore ce
dernier, il faut le consentement de tous. C'est pourquoi nous devons nous
efforcer de persuader les gens que le gouvernement est inutile et nuisible, et
qu'on vit mieux en s'en passant. Mais comme nous l'avons déjà dit, la seule
propagande est impuissante à atteindre tout cela; et si nous nous contentions
de prêcher contre le gouvernement, en attendant, les bras croisés, le jour où
les gens seraient convaincus de la possibilité et de l'utilité d'abolir complètement
toute espèce de gouvernement, ce jour n'arriverait jamais.
En dénonçant toujours toute espèce de gouvernement, en réclamant toujours la
liberté intégrale, nous devons favoriser tout combat pour des libertés
partielle, convaincus que c'est par la lutte qu'on apprend à lutter. En commençant
à goûter à la liberté, on finit par la vouloir entièrement. Nous devons
toujours être avec le peuple; et lorsque nous ne réussissons pas à lui faire
vouloir beaucoup, chercher à ce que, du moins, il commence à exiger quelque
chose. Et nous devons nous efforcer à ce qu'il apprenne à obtenir par lui-même
ce qu'il veut - peu ou beaucoup -, et à haïr et à mépriser quiconque est ou
veut aller au gouvernement.
Puisque le gouvernement détient aujourd'hui le pouvoir de régler par des lois
la vie sociale, d'élargir ou de restreindre la liberté des citoyens; et
puisque nous ne pouvons pas encore lui arracher ce pouvoir, nous devons chercher
à l'affaiblir et l'obliger à en faire l'usage le moins dangereux possible.
Mais cette action, nous devons la mener toujours hors et contre le gouvernement,
par l'agitation dans la rue, en menaçant de prendre de force ce qu'on réclame.
Jamais nous ne devrons accepter une fonction législative, qu'elle soit
nationale ou locale, car ce faisant, nous diminuerions l'efficacité de notre
action et trahirions l'avenir de notre cause.
La lutte contre le gouvernement consiste, en dernière analyse, à la lutte
physique et matérielle.
Le gouvernement fait la loi. Il doit donc disposer d'une force matérielle (armée
et police) pour imposer la loi. Autrement, obéirait qui voudrait et il n'y
aurait plus de loi, mais une simple proposition, que chacun serait libre
d'accepter ou de refuser. Les gouvernements ont cette force et s'en servent pour
renforcer leur domination, dans l'intérêt des classes privilégiées, en
opprimant et en exploitant les travailleurs.
La seule limite à l'oppression gouvernementale est la force que le peuple se
montre capable de lui opposer. Il peut y avoir conflit, ouvert ou latent, mais
il y a toujours conflit. Car le gouvernement ne s'arrête devant le mécontentement
et la résistance populaire que lorsqu'il sent le danger d'une insurrection.
Quand le peuple se soumet docilement à la loi, ou que la protestation reste
faible et platonique, le gouvernement prend ses aises, sans s'occuper des
besoins du peuple. Quand la protestation est vive, insiste et menace, le
gouvernement, selon son humeur, cède ou réprime. Mais il faut toujours en
arriver à l'insurrection, parce que si le gouvernement ne cède pas, le peuple
finit par se rebeller; et, s'il cède, le peuple prend confiance en lui-même et
exige toujours plus, jusqu'à ce que l'incompatibilité entre la liberté et
l'autorité soit évidente et déclenche le conflit.
Il est donc nécessaire de se préparer moralement et matériellement pour que
quand la lutte violente éclatera, la victoire reste au peuple.
L'insurrection victorieuse est le fait le plus efficace pour l'émancipation
populaire, parce que le peuple, après avoir rompu le joug, devient libre de se
donner les institutions qu'il croit les meilleures. La distance, qu'il y a entre
la loi (toujours retardataire) et le niveau de civisme auquel est parvenue la
masse de la population, peut-être franchie d'un saut. L'insurrection détermine
la révolution, c'est-à-dire l'activité rapide des forces latentes accumulées
durant l'évolution précédente.
Tout dépend de ce que le peuple est capable de vouloir.
Dans les insurrections passées, le peuple, inconscient des véritables causes
de ses maux, a toujours voulu bien peu et a obtenu bien peu.
Que voudra-t-il dans les prochaines insurrections ?
Cela dépend en grande partie de la valeur de notre propagande et de l'énergie
que nous saurons déployer.
Nous devrons inciter le peuple à exproprier les possédants et à mettre en
commun leurs biens, à organiser la vie sociale lui-même, par des associations
librement constituées, sans attendre l'ordre de personne, à refuser de nommer
ou de reconnaître un gouvernement quelconque et tout corps constitué (Assemblée,
Dictature, etc.) qui s'attribuerait, même à titre provisoire, le droit de
faire la loi et d'imposer aux autres leur volonté par la force.
Si la masse du peuple ne répond pas à notre appel, nous devrons, au nom du
droit que nous avons d'être libres même si les autres veulent demeurer
esclaves, et pour montrer l'exemple, appliquer le plus possible nos idées : ne
pas reconnaître le nouveau gouvernement, maintenir vive la résistance, faire
que les communes, où nos idées sont reçues avec sympathie, repoussent toute
ingérence gouvernementale et continuent à vivre à leur manière.
Nous devrons surtout nous opposer par tous les moyens à la reconstitution de la
police et de l'armée, et profiter de toute occasion propice pour inciter les
travailleurs à utiliser le manque de forces répressives pour imposer le
maximum de revendications.
Quelle que soit l'issue de la lutte, il faut continuer à combattre sans répit,
les possesseurs, les gouvernants, en ayant toujours en vue l'émancipation complète
économique et morale de toute l'humanité.
5. Conclusion.
Nous voulons donc abolir radicalement la domination et l'exploitation de l'homme
par l'homme. Nous voulons que les hommes, unis fraternellement par une solidarité
consciente, coopèrent volontairement au bien-être de tous. Nous voulons que la
société soit constituée dans le but de fournir à tous les moyens d'atteindre
le même bien-être possible, le plus grand développement possible, moral et
matériel. Nous voulons pour tous le pain, la liberté, l'amour et la science.
Pour ce faire, nous estimons nécessaire que les moyens de production soient à
la disposition de tous et qu'aucun homme, ou groupe d'hommes, ne puisse obliger
les autres à obéir à sa volonté ; ni à exercer son influence autrement que
par le raisonnement et l'exemple.
Donc : expropriation des détenteurs du sol et du capital à l'avantage de tous
et abolition du gouvernement.
En attendant : propagande de l'idéal ; organisation des forces populaires ;
combat continuel, pacifique ou violent, selon les circonstances, contre le
gouvernement et contre les propriétaires pour conquérir le plus possible de
liberté et de bien-être pour tous.
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humains" :
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