Révoltes,
banditisme, délinquance et anarchisme
Extraits d'articles d'Errico Malatesta
N'importe quel propagandiste anarchiste est habitué à s'entendre répéter
cette suprême objection : qui réfrénera les délinquants ? C'est là une préoccupation,
à mon avis, excessive parce que la délinquance est un phénomène
d'importance presque négligeable en face de l'ampleur des faits sociaux
constants et généraux, et on peut croire disparaîtra automatiquement par
suite du bien-être et de l'instruction, ainsi que des progrès de la pédagogie
et de la médecine.
Mais quelles qu'optimistes que soient les prévisions et riantes les espérances,
il n'en reste pas moins que la délinquance et plus encore la peur de la délinquance,
empêchent aujourd'hui les rapports sociaux pacifiques ; qu'elles ne disparaîtront
certainement pas d'un seul coup au lendemain d'une révolution, si profonde et
radicale serait-elle, et qu'elles pourraient être une cause de troubles et de
désagrégation dans une société d'hommes libres, de même qu'un infime
grain de sable peut perturber le fonctionnement de la plus parfaite des
machines. Il est donc utile et même nécessaire que les anarchistes se préoccupent
de ce problème, plus peut-être qu'ils ne le font ordinairement, afin de
mieux réfuter une objection courante, ou encore pour ne pas s'exposer à de désagréables
surprises et à des inconséquences dangereuses. Les délits dont on veut
parler ici sont, naturellement, les actes antisociaux, c'est-à-dire ceux qui
heurtent en l'homme le sentiment de pitié et portent atteinte au droit des
autres à une égale liberté - il n'est pas question, ici, de tous ces faits
que le code pénal condamne pour cette seule raison qu'ils touchent aux privilèges
des classes dominantes.
Umanita Nova, 27 août 1921
Pour nous, est un délit toute action qui tend à augmenter volontairement
la souffrance des hommes: c'est la violation du droit de tous à une égale
liberté et à la jouissance du maximum possible de biens moraux et matériels.
Nous savons bien que, même si on définit ainsi le délit et même pour celui
qui accepte cette définition, il reste toujours à déterminer concrètement
quels sont les faits délictueux et quels sont ceux qui ne le sont pas; parce
que, à part les délits qui, assimilant l'homme à la bête heurtent les
sentiments fondamentaux de l'âme humaine et sont donc universellement condamnés,
les hommes ont des opinions très différentes sur ce qui est cause de
souffrance ou de jouissance, et sur ce est bien ou mal.
Pensiero e Volontà, 15 août 1924
Mépriser les besoins matériels, au nom des besoins idéaux spirituels,
c'est là une erreur et, souvent une hypocrisie de nantis. Les besoins matériels
sont sans aucun doute des besoins inférieurs, mais il est nécessaire de les
satisfaire pour que puissent naître et se développer les besoins supérieurs
: moraux, esthétiques, intellectuels.
Umanità Nova, 25 juillet 1920
Je crois que personne, en théorie du moins, n'est prêt à nier que la
liberté, la liberté entendue dans le sens de réciprocité, soit la
condition essentielle de toute civilisation, de toute " humanité ";
mais l'anarchie seule, représente sa réalisation logique et totale. Ceci étant
admis, quiconque viole l'égale liberté des autres est délinquant - non pas
envers la nature, non pas à cause d'une loi métaphysique, mais envers ses
contemporains, et parce qu'il heurte les intérêts et la sensibilité des
autres.
Et tant qu'il y aura des délinquants, il faut s'en défendre.
Umanità Nova, 30 septembre
L'un des prétextes que les gouvernements avancent pour justifier leur
propre existence, c'est cette nécessité de se défendre contre ceux qui
violent non pas l'"ordre social" mais les sentiments les plus
fondamentaux qui font que l'homme est un homme et non pas simplement une bête
qui fait horreur.
Il faut éliminer toutes les causes sociales du délit, il faut éduquer les
hommes aux sentiments de fraternité et de respect réciproque, il faut
chercher les succédanés utiles du délit, comme disait Fourier; mais, s'il y
a encore des délinquants et tant qu'il y en aura encore, ou bien les gens
trouveront la manière de s'en défendre directement et l'énergie pour le
faire, ou bien ce sera la réapparition de la police, de la magistrature et
donc du gouvernement.
Ce n'est pas en niant un problème qu'on peut le résoudre.
Umanità Nova, 19 août 1922
On peut craindre, et à juste titre, que la nécessité de se défendre
contre la délinquance ne puisse être l'origine et le prétexte d'un nouveau
système d'oppression et de privilège. La mission des anarchistes est de
veiller à ce qu'il n'en soit rien. En cherchant à découvrir les causes de
tout délit et en s'efforçant de les éliminer; en empêchant que des gens ne
trouvent un avantage personnel à se consacrer à la répression du délit; en
laissant les groupes directement intéressés s'occuper par eux-mêmes de
cette défense -, en s'habituant à considérer les délinquants comme des frères
qui se sont égarés, comme des malades à soigner avec amour, comme on le
ferait avec n'importe quel hydrophobe et n'importe quel fou dangereux.
C'est ainsi qu'on pourra concilier la liberté pleine et entière de tous et
la défense contre ceux qui offensent cette liberté de façon évidente et réellement
dangereuse. Cela est possible, bien sûr, quand la délinquance se limite à
des cas sporadiques, individuels, véritablement pathologiques.
Car si les délinquants devaient s'avérer trop nombreux et puissants, s'ils
sont, par exemple, ce que sont aujourd'hui la bourgeoisie et le fascisme, il
ne s'agit plus, alors, de discuter encore de ce que nous ferons en anarchie:
il s'agit de lutter et de les vaincre.
Umanità Nova. 30 septembre 1922
Avec les progrès de la civilisation, l'augmentation des rapports sociaux,
la conscience de plus en plus grande de la solidarité naturelle qui unit les
hommes, le niveau plus élevé d'intelligence et l'affinement de la sensibilité,
les devoirs sociaux augmentent sans aucun doute, et beaucoup d'actes que l'on
considérait comme relevant du droit strictement individuel et indépendants
de tout contrôle collectif sont devenus et deviennent aujourd'hui des actes
considérés comme intéressant tout le monde et qui doivent se régler sur
l'intérêt général.
Ainsi considère aujourd'hui qu'un père n'a plus le droit de laisser ses
propres enfants dans l'ignorance, ni de les élever d'une façon préjudiciable
à leur développement et à leur bien-être futur. Il n'est plus possible de
vivre dans la saleté, ni de transgresser les règles d'hygiène qui peuvent
influer sur la santé des autres; il n'est plus possible d'avoir une maladie
infectieuse et de ne pas la soigner, ou d'avoir une maladie répugnante et
d'en faire étalage.
Demain, s'efforcer d'assurer le bien de tous se considéré comme un devoir,
et procréer en ayant des raisons de penser que les enfants ne seront ni sains
ni heureux sera regardé comme une action coupable. Mais ce sentiment des
devoirs que nous avons envers les autres les autres envers nous doit, dans
notre conception sociale, se développer librement, sans autre sanction extérieure
que l'estime ou la mésestime de nos concitoyens.
Le respect, le désir du bien des autres doivent entrer dans les mœurs et ne
plus apparaître comme un devoir mais comme le fait de satisfaire normalement
les instincts sociaux. Il y en a qui rêvent de moraliser les gens de force,
qui voudraient qu'à tout acte possible de la vie corresponde un article du
code pénal. et qui mettraient volontiers un gendarme au pied de chaque lit et
derrière chaque table. Mais s'ils ne disposent pas des moyens coercitifs pour
imposer leurs idées, ils ne réussissent qu'à jeter le discrédit sur ce
qu'il peut y avoir de meilleur; et s'ils ont le pouvoir de commander, alors
ils rendent le bien odieux et provoquent la réaction.
Les socialistes ont cette tendance à tout vouloir réglementer mais nous
croyons, nous, qu'ils ne réussiront qu'à faire regretter, sur beaucoup de
points, le régime bourgeois. Pour nous, le fait de remplir les devoirs
sociaux doit être volontaire et on n'a le droit d'intervenir par la force matérielle
que contre ceux qui offenseraient violemment les autres et empêcheraient la
coexistence sociale pacifique. La force, la contrainte physique ne doivent être
utilisées qu'en réponse à l'attaque matérielle violente et dans la seule nécessité
de se défendre.
Mais qui en jugera ?
Qui s'occupera de cette nécessité de se défendre ?
Qui décidera des moyens de répression ?
Nous ne voyons pas d'autre vole que de laisser faire les intéressés, de
laisser faire le peuple, c'est-à-dire la masse des citoyens, laquelle agira
différemment selon les circonstances et selon ses propres degrés de
civilisation. Il faut surtout éviter que ne se constituent des corps spécialisés
dans le travail de policier: On y perdra peut-être quelque chose sur le plan
de l'efficacité de la répression, mais on ne créera pas ainsi l'instrument
de toute tyrannie.
Nous ne croyons pas à l'infaillibilité des masses, et encore moins à leur
bonté constante : bien au contraire. Mais nous croyons encore moins à
l'infaillibilité et à la bonté de ceux qui s'emparent du pouvoir, légifèrent,
consolident et perpétuent les idées et les intérêts qui prévalent à un
moment donné. Il vaut mieux, dans tous les cas, l'injustice, la violence
transitoire du peuple plutôt que la chape de plomb, la violence légalisée
de l'État judiciaire et policier.
Du reste, nous ne sommes que l'une des forces agissant dans la société et
l'histoire fera son chemin, comme toujours, en fonction de la résultante de
ces forces.
Umanità Nova, 2 septembre 1920
Nous n'allons pas reprendre les arguments classiques contre la peine de
mort.
Pour nous, ce sont des mensonges quand nous voyons ceux qui les défendent être
partisans des travaux forcés et autres substituts inhumains de la peine de
mort. Nous ne parlerons pas non plus du " caractère sacré de la vie
humaine " que tous affirment et que tous violent à l'occasion, soit en
infligeant directement la peine de mort, soit en traitant les autres d'une façon
telle qu'ils font de leur vie une torture, et qu'ils la leur abrègent. Il y a
des hommes qui sont des monstres du point de vue moral, monstres sanguinaires
et sadiques, de naissance ou qui le sont devenus, et dont la mort ne saurait
nous apitoyer - heureusement, il y a peu d'hommes de ce genre, mais il est
certain qu'il y en a.
Si ces malheureux représentaient un danger continuel pour tous et qu'il n'y
ait pas d'autre moyen de s'en défendre que de les tuer, on pourrait encore
admettre la peine de mort.
Mais l'ennui, c'est que pour appliquer la peine de mort, il faut un bourreau.
Or le bourreau est un monstre, ou le devient; et, bourreau pour bourreau, il
vaut mieux laisser vivre ceux qui existent plutôt que d'en créer de
nouveaux. Ceci vaut, bien sûr, pour les délinquants authentiques, êtres
antisociaux qui ne s'attirent aucune sympathie et n'inspirent aucune commisération.
Car s'il s'agit de la peine de mort en tant que moyen de lutte politique,
alors...
alors, l'histoire nous dit assez quelles peuvent être les conséquences.
Risveglio,
11 février 1933
Le problème du vol.
Est-ce que les anarchistes admettent le vol ?
Il faut bien distinguer deux choses. S'il s'agit d'un homme qui veut
travailler et ne trouve pas de travail et qui en serait réduit à mourir de
faim au milieu des richesses, c'est un droit pour lui que de prendre ce qui
lui est nécessaire à celui qui en a trop, indiscutablement; et si de cet
homme dépend la vie d'autres personnes, enfants, malades, vieillards sans défense,
ce peut même être un devoir.
Mais s'il s'agit d'un vol dans le but d'échapper à la nécessité de
travailler, dans le but de se constituer un capital et d'en vivre, c'est
clair: les anarchistes n'admettent pas la propriété qui est le vol commis
avec succès, consolidé, légalisé et utilisé comme moyen d'exploitation du
travail d'autrui; ils ne peuvent donc pas admettre le vol qui est la propriété
en voie de formation.
Celui qui ne travaille pas vit en exploitant le travail d'autrui, peu importe
s'il l'exploite directement en qualité d'industriel ou s'il l'exploite
indirectement en qualité de voleur... ou de rentier. Nous ne jetons pas
l'anathème sur la personne même des voleurs, pas plus que sur la personne même
des capitalistes.
Nous comprenons toute la fatalité des conditions sociales actuelles, de la
situation dans la société, de l'éducation et c'est pourquoi nous voulons détruire
le système qui rend possibles le vol et le capitalisme qui sont, au fond, une
seule et même chose.
Umanità Nova, 11 juillet 1922
Depuis toujours, les armées en guerre et les partis révolutionnaires ont
considéré qu'il était de bonne guerre de s'emparer, au détriment de
l'ennemi, de tout ce qui peut faciliter la victoire, et donc aussi de l'argent
dont on dit qu'il est le nerf de la guerre. Est-ce que les anarchistes, qui
sont ou du moins veulent être toujours en guerre inexpiable contre la classe
capitaliste peuvent, tout en restant cohérents avec leurs, principes, enlever
aux riches ce qu'ils possèdent (argent, objets précieux, etc.) et s'en
servir pour la propagande, l'armement et tous les besoins de la lutte ?
Et s'il ne leur est pas possible de réquisitionner ouvertement l'argent, dans
une guerre déclarée, peuvent-ils le prendre en sous-main, grâce a ce qu'on
peut appeler des ruses de guerre, en un mot: en volant ?
En théorie, il ne peut y avoir aucun doute sur ce point, semble-t-il: dans
une guerre juste, on a le droit d'employer tous les moyens qui peuvent
faciliter et assurer la victoire sans léser le sentiment d'humanité. Mais il
faut voir si tel ou tel moyen est vraiment utile, c'est-à-dire permis du
point de vue moral et à conseiller du point de vue pratique. Cette méthode
(le vol pour la propagande) a été préconisé et pratiqué par des groupes
anarchistes spéciaux, dans tous les pays et à différentes époques. Et il a
toujours donné des résultats désastreux. [...] Il peut y avoir des
exceptions individuelles: je pourrais en citer, si ce sujet n'était pas si délicat.
Mais ce qui est certain, c'est que partout où le vol pour la propagande a été
admis, la corruption l'a suivi, ainsi que la méfiance entre compagnons, la médisance,
le soupçon et, avec eux, l'inertie et la dissolution. Et les espions ont eu
la partie belle parce qu'il n'y a plus eu moyen de contrôler les moyens
d'existence de chacun.
Non, il vaut mieux avoir moins de moyens, il vaut mieux compter sur le peu
d'argent versé et réuni péniblement, qui donne au travailleur la fierté de
contribuer par son propre effort à l'œuvre commune, plutôt que, dans
l'espoir presque toujours illusoire de trouver la grosse somme, courir le
risque de voir se corrompre et disparaître certains des plus énergiques et
des plus entreprenants de nos compagnons.
Umanità Nova, 12 juillet 1920
L'anarchiste est un révolté; mais il ne suffit pas d'être révolté pour
être anarchiste.
L'anarchiste veut sa propre liberté, il veut son propre bien-être; mais il
veut également que sa propre liberté et son propre bien-être ne nuisent pas
à la liberté ni au bien-être des autres.
Sinon, les meilleurs anarchistes seraient les plus grands tyrans. L'anarchiste
ignore la loi, s'il le peut; mais il a sa propre loi morale, volontairement
acceptée, qui lui impose de faire ce qu'il estime bien, indépendamment de ce
que la loi des codes permet ou interdit.
Et cette loi morale [...] condamne la domination de l'homme par l'homme et
l'exploitation des travailleurs par les propriétaires parasites. [...]
Pensiero e Volontà, 1er octobre 1926
le 16/4/06