Travail salarié, revenu garanti et gauche virtuelle[1]

 

La prospérité économique des secteurs sociaux dynamiques est inséparable de l’appauvrissement de larges couches de la société. Les problèmes de la précarité et du chômage (deux faces de la même médaille) ne seront pas résolus par le développement économique, parce que, précisément, le succès de l’économie est conditionné par l’existence du chômage et de la précarité. Si les chômeurs et les précaires s’insurgeaient et revendiquaient leurs droits, les “ marchés ” retireraient aussitôt leurs investissements, et c’en serait fini de la prospérité. Des investissements rentables supposent une armée de travailleurs au servage, convenablement disciplinés, et convaincus de ce que les promesses – garanties par la Constitution – d’une vie digne ne les concernent pas, parce qu’ils ne seraient ni assez malins ni assez actifs pour la mériter.

Ceux qui n’acceptent pas ce “ mauvais sort ” de façon soumise, et décident de participer à la fête sans faire de leur vie un esclavage à temps partiel, y prennent leur part en recourant à des méthodes illégales, bien qu’on puisse les juger légitimes. De la sorte, et sans en être conscients, ils constituent un facteur de développement économique et de stabilité sociale, car ils impulsent quelques-uns des “ nouveaux gisements d’emploi ” : policiers, militaires, gardiens de prison, gardes assermentés, etc., et par-là même un État de plus en plus fort et prémuni contre toute tentative de changement réel. Les bénéficiaires du système établi – en majorité les salariés à hauts revenus –, achètent à leur tour du temps de vie, en faisant faire des tâches ménagères, des petits travaux de jardinage, de cuisine et de surveillance à d’autres personnes salariées par eux, souvent de manière illégale. Ces contingents de nouveaux travailleurs constituent une autre grande source d’emplois, à côté des légions de fonctionnaires – dont beaucoup sont précarisés – chargés de contrôler les aumônes qu’on distribue aux pauvres et aux nécessiteux.

Enfin, une poignée de designers de pages Web et d’experts en informatique triomphent comme de nouveaux yuppies sur le marché du travail, à côté d’autres moins favorisés comme les livreurs d’objets vendus sur Internet, les travailleurs temporaires des entreprises de téléphonie mobile ou d’ordinateurs, et les employés des grandes surfaces dont le nombre ne dépasse pas encore celui des emplois détruits dans les petites exploitations agricoles, le commerce de détail et les petits ateliers. À ces derniers, il faut ajouter les milliers de salariés licenciés (avec une indemnisation et une préretraite dans de nombreux cas) à la suite des méga-fusions, ou victimes des politiques de privatisation, ou encore des plans de redressement induits par la concurrence des entreprises les plus puissantes dans les domaines du transport, de la communication, de l’énergie, de la finance, et des services en général.

En résumé, pour les gens qui travaillent, il y a d’une part des emplois très bien rémunérés, qui absorbent toute leur énergie vitale, et leur donnent accès à une consommation fastueuse, et de l’autre, des emplois sporadiques, dont les revenus ne permettent en aucune façon de mener une vie autonome. Ce système, aujourd’hui généralisé, place les jeunes dans un cercle dont ils peuvent difficilement sortir, même s’ils adoptent le comportement le plus servile, comme beaucoup d’entre eux s’y essaient. Dans ce système, les lois du travail ne sont pas respectées, et celui qui a besoin d’un emploi et veut le conserver ne peut y faire usage de ses droits politiques .

S’interroger sur la finalité du travail est un luxe que personne n’ose se payer, et c’est pourquoi on a en perdu l’habitude. Néanmoins, si nous pensons que le travail doit être une forme de coopération avec la société et non une façon de vivre comme un être isolé, comment se voiler la face devant le fait que gagner sa vie équivaut à faire gonfler les bénéfices privés, quand cela ne consiste pas carrément à défendre les riches contre les pauvres, à réprimer violemment ceux qui protestent contre l’ordre établi, et qu’on emprisonne parce qu’ils se sont refusés à le tenir pour une fatalité ? Comment pouvons-nous accepter que les soins de santé, la protection des vieux, la formation des jeunes à la citoyenneté, et l’organisation de la production sociale passent par la condition inévitable du bénéfice des entreprises ?

Si pour être une personne “ comme il faut ”, il est nécessaire de travailler dans ces conditions, cela veut dire qu’une personne de ce genre doit travailler sans se poser de questions sur les raisons qui font que le travail est comme il est, et ne pas s’interroger sur les conséquences. Autrement dit, pour être “ convenable ”, il faut travailler et vivre comme une bête de somme. Le paradigme de la personne “ comme il faut ”, c’est l’individu qui ne vit que pour travailler, manger et accomplir quelques autres fonctions physiologiques. La douceur bovine et la fidélité canine sont les vertus dont se pare le bon prolétaire de la modernité et de la nouvelle économie. Pourtant, il n’y a là rien de moderne. Ces vertus étaient déjà la parure des esclaves qui, il y a deux mille ans, ne voulaient pas goûter au fouet. La différence est que, de nos jours, le fouet n’est pas dans les mains d’un surveillant, ce qui serait tout de même assez insolite dans nos démocraties. Sous le couvert de la “ liberté ”, la contrainte est fondée sur des conditions économiques et sociales qui nous obligent, si nous voulons survivre, à nous vendre au prix fixé par le marché, et quand le marché en a besoin. Le fouet est cette décision intérieure qui nous fait “ choisir librement ” entre la misère du chômage et l’humiliation d’un emploi-poubelle qui nous permettra de manger une nourriture-poubelle, et vivre une vie-poubelle[2] de personne “ comme il faut ”.

Ce qui est requis pour qu’une construction sociale qui présente ces incohérences subsiste et passe pour “ normale ”, c’est de maintenir l’état de nécessité qui obligera des millions de gens à suivre cette voie, en la présentant, au moyen de la propagande et de la répression, comme la seule possible. L’intériorisation des règles de la consommation superflue, que le système a besoin d’inoculer pour produire de bons consommateurs, est essentielle pour que nous nous soumettions à la discipline de l’emploi-poubelle. Sans cela, beaucoup de gens s’opposeraient à ce modèle de société et aux politiciens, aux économistes, aux prédicateurs et aux gardiens de tout poil qui le soutiennent.

La distance croissante entre le temps de vie et le temps de travail salarié ne favorise pas l’activité humaine, mais la comprime en engendrant la pauvreté, et l’anxiété liée à la chasse à l’emploi, quel qu’il soit. Le capitalisme a besoin de moins en moins de quantité de travail pour produire la même quantité de marchandises. Mais, en même temps, il assujettit de plus en plus la totalité du temps de vie des personnes aux besoins de valorisation du capital : autrement dit, le travail salarié (sa quantité et sa qualité, mais aussi son absence) organise de façon croissante la totalité de la vie.

En réduisant notre dépendance vis-à-vis du capitalisme, soit par la réduction volontaire de nos “ besoins ”, soit par l’établissement de réseaux d’entraide qui nous permettraient de survivre plus aisément, on pourrait libérer un immense potentiel de sociabilité alternative. De la sorte, précaires et chômeurs pourraient représenter une force d’opposition à la barbarie croissante du capitalisme global. Par contre, aborder le chômage en demandant un emploi comme solution, revient – malgré les nombreux adjectifs creux que nous pourrons lui accoler – à demander la monnaie unique européenne, mais avec des droits sociaux, c’est-à-dire quelque chose d’à peu près aussi utile que d’organiser une procession pour faire tomber la pluie[3].

Quelle résistance ?

 Si nous nous refusons à aborder ces questions, nous allons, bon gré mal gré, faire partie du scénario de la globalisation capitaliste, parce que c’est là qu’est l’origine, non seulement du chômage et de la précarité massifs et irréversibles, mais également de l’impuissance et de la complicité de la presque totalité de la gauche. Si nous voulons proposer des alternatives, ce qui est toujours plus difficile à cause du temps perdu et du terrain conquis par l’ennemi, il faut donner autant, ou plus, d’importance à la lutte contre le travail salarié qu’à sa défense contre les tentatives de le rendre moins cher, de le précariser et de le détruire. Une politique uniquement défensive ne sert qu’à survivre, pas à vivre. Quant à la résistance pure, elle n’est que le mécanisme qui condamne les victimes à la désespérance. Il faut inscrire la résistance nécessaire dans une action plus large.

La stratégie de défense active[4] à laquelle nous pensons suppose d’organiser la résistance en regroupant les victimes pour gagner en force, et de pouvoir passer de la résistance passive et individuelle à une action qui rendrait impossible le fonctionnement de la logique qui produit ces victimes. Il ne s’agit pas de survivre l’estomac reconnaissant, ni de prendre la place des bourreaux, ce qui entraînerait de nouvelles victimes, mais de briser la dualité maître/esclave. Pour cela, il faut se détacher de la logique du capital, non seulement en tant qu’ouvriers lésés par elle, mais aussi en tant que consommateurs, bénéficiaires présumés de cette logique, et enfin en tant que citoyens-figurants du spectacle et de la simulation parlementaire. La lutte anticapitaliste s’impose, bien sûr, dans le domaine de la production, mais si nous ne livrons pas bataille dans la sphère de la circulation/consommation, et autour de la forme politique qui identifie économie de marché et démocratie, nous ne pourrons pas progresser.

Cette stratégie de défense illustre les activités sociales de résistance, où entrent la compréhension de la logique qui produit le mal, et l’appréciation des limites imposées, à tout moment, à notre lutte par les rapports de forces existants. Elle considère la précarité et l’exclusion, non comme une anomalie qu’il faudrait traiter avec pitié ou réinsérer dans un ordre qui ne se conçoit pas sans exclusion, mais comme la preuve de l’injustice et de la violence de cet ordre, et de la possibilité de constituer une force qui supprimera ses conditions de possibilité.

Les alternatives

Pour que la stratégie de défense active puisse ouvrir sur l’avenir, elle ne doit pas rester extérieure aux règles du jeu et aux valeurs qui les légitiment, mais se donner un certain nombre de buts pratiques. Sans la prolifération de petits espaces alternatifs où on vit, on travaille, on produit, on coopère, on sent, on mange, on consomme et on délibère, les théories antagonistes ne sont que des vœux pieux, que seul un État fort serait en mesure de réaliser. Elles ne nous seront donc que de peu d’utilité.

Le reproche qu’on adresse à la pensée critique d’être “ négative et lunatique ” s’appuie, en général, sur le fait qu’elle ne proposerait pas d’alternative. Derrière l’“ innocence ” apparente de ce reproche se cache la mise en demeure, à l’endroit de ceux qui visent à rendre la réalité plus claire, d’avoir à apporter une analyse totale de la réalité, d’où découleraient la stratégie et les tactiques qui permettraient de résoudre, comme par magie, tous les problèmes. Cela revient à décourager la critique, c’est-à-dire, en d’autres mots, à se mettre du côté des ennemis visés par cette même pensée critique. Cependant, si nous nous devons de refuser ce type d’arguments autoritaires, nous ne devons pas négliger pour autant la nécessité d’appliquer, dans une tension constante, nos idées à notre façon de vivre.

Sans l’existence d’alternatives réelles qui occupent un espace toujours croissant, qui communiquent et se protègent entre elles, une alternative plus grande en marge de l’État ou du marché n’est pas possible. Sans une pratique alternative qui ouvre sur une subjectivité alternative, l’idéologie révolutionnaire ou anticapitaliste n’est qu’une touche de plus sur le tableau de la démocratie militaire de marché qui nous promet mille ans de progrès et de terreur technologique.

Réunifier les scissions

La séparation du moment de l’analyse et de celui de la pratique fait partie de la culture de presque toute la gauche traditionnelle. Elle coïncide avec la séparation entre, d’un côté, les partis et le parlement, qui “ font ” de la politique et, de l’autre, l’attitude revendicatrice des groupes sociaux qui luttent pour leurs intérêts sur un plan néo-corporatif, sans jamais remettre en cause les règles du jeu. Cette apparente dépolitisation suppose l’intériorisation des conditions politiques et culturelles sur lesquelles se développe le capitalisme.

Une autre dimension de cette séparation est celle qui apparaît entre les sentiments (compassion devant l’enfer que vit la moitié de l’humanité) et la politique (seule est admissible une politique qui considère le développement de l’économie comme la voie pour en finir avec ce drame). Les sentiments appartiendraient à la seule sphère du privé, ils seraient une forme de connaissance inférieure : la réalité, elle, s’organiserait à partir de la science économique. Cet ensemble de séparations entraîne la rupture entre nos actions et leurs conséquences.

Ainsi, la légitimité des économistes et des hommes politiques ne leur vient pas de leur capacité à résoudre les problèmes des gens, mais du caractère “ scientifique ” de l’économie et du respect des procédés “ démocratiques ”, pour le dire dans les termes des dominants. Par ailleurs, nous tendons à croire que notre forme de vie et de consommation, nos désirs illimités, n’ont rien à voir avec le fait dramatique de la famine, la soif, la maladie et la mort d’une grande partie du genre humain. Cette rupture nous fait vivre dans un monde bureaucratique, où ce qui est “ convenable ” consiste à suivre les normes sans se soucier de leurs conséquences.

La gauche entretient ce mécanisme en nous proposant, comme la droite, de chercher la solution du problème de la famine et de la précarité dans le développement des forces productives. Que la droite pousse ce développement jusqu’à des limites insoupçonnées, tandis que la famine et la pauvreté, loin de diminuer, augmentent, est un argument utilisé par la gauche, qui parle de mauvaise redistribution des richesses, et affirme qu’elle fera bien mieux quand elle gouvernera. Mais lorsqu’elle est au gouvernement, nous voyons que toutes les règles du jeu admises (croissance économique, intérêts privés, concurrence, globalisation, stabilité budgétaire) l’empêchent de faire une politique différente de celle de la droite.

Le pouvoir

L’économie comme moteur de la sociabilité est un paradigme partagé par la gauche et la droite. Cette idée s’impose, avec un despotisme de plus en plus fort, contre la capacité d’organiser la société en tenant compte de la réalité matérielle des gens et celle d’aborder, sans médiations, la solution des problèmes. Comment pouvons-nous continuer à investir dans des réseaux intelligents qui allument seuls le chauffage ou signalent qu’il manque du lait dans le réfrigérateur, alors qu’on n’investit pas pour éradiquer le paludisme qui touche 150 millions de personnes en Amérique du Sud, et le sida dont souffrent 23 millions de personnes en Afrique ?

Les faits admis par la gauche comme “ naturels ”, à savoir l’économie comme principe de réalité, le désir individuel comme mobile de l’action, et le marché comme système primordial de régulation sociale, sont en réalité des constructions politiques sur lesquelles le pouvoir trouve à s’appuyer. Les invectives de la droite contre toute tentative d’utiliser la bureaucratie de l’État comme palliatif des désastres engendrés par le marché, ne sauraient cacher que la véritable bureaucratie est le marché, quand il nous propose de lui obéir aveuglément, quelles qu’en soient les conséquences.

C’est cet ordre bureaucratique, auquel participent ses gagnants et ses perdants, qui constitue le pouvoir véritable. Il se résume au souhait de l’individu de voir ses désirs satisfaits de manière illimitée, sans tenir compte du désir des autres, ni des limites de la nature. Cette culture généralisée explique que précaires et pauvres ne soient pas en mesure d’affronter le pouvoir, ses mensonges et sa cruauté, et d’engendrer des dynamiques antagonistes. Quand les pauvres veulent juste cesser de l’être, que les chômeurs ne désirent qu’un emploi, les employés avoir plus et consommer davantage, les exclus être admis dans l’ordre qui les a rejetés, et ceux d’en bas accéder au sommet ; quand les perdants envient les gagnants et que les vertueux ne sont pas corrompus parce qu’ils n’en ont pas eu l’occasion, on peut dire alors que le pouvoir a colonisé la politique, la société et les consciences.

Les machines désirantes[5], individuelles ou corporatives, pour radicales que soient leurs objectifs et pour courageux que soit leur combat, ne servent qu’à renforcer le pouvoir du capitalisme. Quand, pressés par le besoin, nous demandons un emploi, dans un contexte de postes de travail rares et mal payés, contrôlés politiquement par les patrons, nous ne faisons que réclamer des exploiteurs pour qu’ils nous volent notre vie ! Quand le seul but important de l’activité syndicale est la création d’emplois, ou la défense des postes de travail existants, et que de fiers leaders syndicaux sortent de l’anonymat pour insister sur la nécessité où sont les patrons d’avoir à compter sur eux, le message que nous transmettons est : vive les chaînes ![6]

La fausseté de l’individualité

L’activité humaine est ce qui distingue les individus, animaux rationnels, des animaux irrationnels. C’est notre composant rationnel qui fait de nous des personnes. La raison est un acquis social : sans la vie sociale, la raison – produit du langage, de la communication avec autrui – n’existerait pas. Nous sommes humains parce que nous attribuons aux autres cette capacité rationnelle, et que, réciproquement, les autres nous l’accordent. Si nos actes et nos désirs ne tiennent pas compte des autres, si nos choix et notre morale ne s’intéressent pas à la façon dont notre mode de vie affecte les autres, si nous utilisons notre intelligence pour satisfaire nos désirs, en rivalisant avec les autres au lieu de compter sur eux, c’est que notre composant social – c’est-à-dire, notre composant humain – est en train de se dégrader.  

Le travail salarié, la modernisation de l’économie capitaliste globale, la consommation illimitée, l’acceptation de l’économie comme champ auto-référentiel ne visant qu’à la production pour la production, à la consommation pour la consommation, et l’acquiescement à la démocratie de marché, tout cela corrompt notre caractère, et affaiblit notre nature humaine. De la condition de personnes, d’êtres humains, nous tombons à celle d’individus qui ne font que refléter l’économie, le capital et la société de marché.

Travail salarié, précarité, revenu garanti

La globalisation économique confie la satisfaction des nécessités humaines au marché. Mais le marché ne reconnaît que les désirs solvables : pour le système économique, le besoin de celui qui n’a pas d’argent n’existe pas. Le marché garantit au consommateur des téléphones portables pour parler à ses amis, mais il peut ne pas garantir l’eau potable qui évitera qu’on meure de dysenterie. Cette logique est injustifiable, et pourtant elle s’inscrit de plus en plus durement dans les rapports humains : la poursuite de l’intérêt privé est une norme partagée non seulement par les patrons, mais aussi par ceux d’en bas.

Les augmentations de productivité impulsées par le capital n’aboutissent pas à un temps plus réduit de travail mais à un chômage structural et irréversible, qui n’est atténué que par une précarité croissante. Les objectifs de plein-emploi promettent en réalité une pleine précarité. Dans le monde moderne, l’emploi, la condition salariale, ne jouent pas un rôle périphérique, mais de plus en plus central dans la vie des individus. Le déploiement du capitalisme est le déploiement du travail salarié.

Le travail salarié – sa qualité, sa dégradation, ou son absence – ne s’explique que par la trame des rapports sociaux où il s’inscrit. Le mode de production capitaliste produit une scission entre la personne qui travaille et ses moyens de travail, le produit élaboré et les buts de l’activité professionnelle.

Les emplois sont la propriété privée des patrons, qui les donnent ou les suppriment selon leurs seuls intérêts. Ce faisant, ils ont le pouvoir de donner et de retirer les moyens de vivre à la majorité de la population : c’est là que se situe l’origine du chômage et de la précarité. Si on ne se soucie pas des structures sociales coercitives qui obligent les gens à emprunter l’étroit chemin du travail salarié, on ne comprendra rien au travail et aux problèmes des travailleurs Non seulement la logique du capitalisme, c’est-à-dire la logique du travail salarié, ne résout pas les problèmes d’instabilité de la majorité des gens, mais elle ne fait même que les aggraver. Notre monde, aujourd’hui entièrement capitaliste, n’est pas capable de nourrir un milliard quatre cents millions d’affamés. En Europe, le nombre de chômeurs s’est multiplié par quatre ces dernières vingt-cinq années. Entre 1991 et 1999, il a augmenté de six millions. En Espagne, il y a quinze ans, il y avait quatre millions de personnes précarisées, en comptant les chômeurs et les intérimaires. Aujourd’hui, il y en a sept millions. Malgré cette dure réalité, les meilleurs alliés du mode de production capitaliste, ce sont les travailleurs eux-mêmes. La classe ouvrière stable, la base des organisations de la gauche traditionnelle, continue à concevoir une vie consacrée à la production et à la consommation de marchandises – c’est-à-dire à la reproduction amplifiée du capital – comme seule forme d’appartenance sociale. Pendant ce temps, nombre de militants perdus dans leur imaginaire continuent, sur la seule base de la foi du charbonnier, d’attribuer aux travailleurs salariés une potentialité révolutionnaire “ naturelle ” .

Dans ce contexte, le revenu garanti surgit comme un formidable instrument qui permettra à des millions de personnes précarisées d’exprimer leurs besoins, d’affronter le système établi et ses promesses non tenues, et de prendre une distance intellectuelle par rapport à leur soumission, à temps partiel, à l’égard du travail salarié comme seule forme de travail et de vie. Par revenu garanti[7] (RG), nous entendons le versement d’une quantité d’argent de la part de l’État qui réponde aux critères suivants :

1) Il s’agit d’un droit citoyen, et pas d’un subside. 2) Il est individuel, et pas familial. 3) Il est inconditionnel, et ne dépend donc pas d’autres revenus ou de la réalisation d’une activité quelconque. 4) Il est suffisant, c’est-à-dire qu’il peut assurer des conditions de vie austères mais dignes.

Cependant, le RG est une consigne à double usage, qu’il convient de placer dans son contexte. Comme la majorité des revendications, à commencer par celle des 35 heures de travail hebdomadaire, le RG peut servir à libérer ou à libéraliser.

Le RG comme droit citoyen sert à doter les droits sociaux intangibles de la Constitution d’une base matérielle et d’une contrepartie réelle. Face aux jeux floraux de la “ troisième voie ” et aux mensonges du chœur unique des politiciens, le RG est une consigne concrète et tangible Le fait que les banquiers ou le chef de l’État puissent y avoir droit est, à nos yeux, dénué d’importance. Sans son caractère de droit citoyen, le RG perd sa force politique de protection universelle.

Le revenu garanti suppose certes un renforcement de l’État comme instrument de redistribution du surplus social. Cependant, le condamner à cause de cette contradiction, c’est oublier que l’État, aujourd’hui, ne se dissout pas, mais qu’il renforce son rôle de re-distributeur des richesses au profit des riches, et de force répressive contre les pauvres qui se rebellent. Nous soutenons l’entraide, l’action directe et les formes communautaires de vie, mais de plus nous exigeons du régime qu’il remplisse ses promesses constitutionnelles, fruit de l’effort révolutionnaire des travailleurs du passé.

Pour nous, le RG doit être un droit individuel. Dans le cas contraire, ce ne serait pas un droit subjectif. Un droit familial existe déjà dans certaines régions d’Espagne, mais outre qu’il fait l’objet d’un contrôle bureaucratique réduisant ou neutralisant le RG, il prescrit un certain modèle “ politiquement correct ” d’unité familiale ou de rapports sociaux ou sexuels. S’il n’est pas individuel, il ne pourra pas aider à dépasser les liens de dépendance familiale qui enchaînent surtout les femmes et les jeunes.

Le RG comme droit inconditionnel – c’est-à-dire sans obligation d’aucune contrepartie, ou de tâche rémunérée –, est une exigence qui affirme que la production d’aujourd’hui est sociale, que le produit d’une personne qui travaille ne s’explique pas sans les générations passées et sans l’environnement technologique et culturel, sans la coopération sociale, le travail, les soins familiaux et les multiples activités sans lesquelles la productivité actuelle n’existerait pas. Par ailleurs, la revendication du RG ne se fait pas au nom des réfractaires au travail ou à la vie en société, mais du besoin radical de millions de personnes marginalisées par le système économique lui-même et le marché du travail. C’est au nom de l’activité sociale, de la vie militante et généreuse, qu’elle affronte la misère du travail salarié, c’est-à-dire du capitalisme. De nombreux citoyens honnêtes traitent ceux qui demandent le RG de profiteurs et de marginaux qui ne veulent pas travailler. Ils devraient s’interroger, pour commencer, sur leur propre engagement social au-delà de la satisfaction de leurs besoins individuel, mais aussi sur cette vision dépréciative selon laquelle les êtres humains seraient incapables de s’adonner à des activités coopératives de production matérielle ou culturelle autrement que sous la menace du fouet de la nécessité ou de l’intérêt. Enfin, rappelons-leur que “ ce que Pierre dit de Jean permet mieux de comprendre Pierre que Jean ”. De la relative indépendance de l’économie de marché, on peut attendre beaucoup plus de projets productifs, libérateurs et socialement utiles, que du dévouement inconditionnel au capital public ou privé, en échange d’un salaire social.

Un RG suffisant : si ce revenu n’atteint pas une quantité permettant un minimum vital pour chacun, il ne sera qu’une aumône qui ne nous protégera pas contre la pauvreté et les contrats-poubelle Le seul que protégera l’institution d’un RG misérable, ce sera le patron, qui paiera moins de salaire en déduisant le RG. C’est pour cela, du reste, que le RG a des défenseurs chez les propagandistes de la pensée néo-libérale.

Dans ces conditions, si le RG s’insère de façon adéquate dans les dynamiques des luttes sociales, comme un apport pour l’expression des besoins insatisfaits et des droits sociaux violés par la globalisation économique et la monnaie unique, il représente ici et maintenant une arme de combat contre la violence du capitalisme, la complicité de la majorité de la gauche traditionnelle et la paralysie intellectuelle d’une partie des militants encore actifs.

Gauche et pouvoir constituant

La gauche traditionnelle, de plus en plus passive et complice, a un rôle tout désigné dans cet ordre des choses. Elle nous propose, sans grande conviction, qu’on lui fasse une place au sommet de l’État pour qu’elle s’occupe d’inclure les exclus, et d’impulser l’ordre capitaliste, puisqu’il n’est pas question d’y mettre fin. Sortir de ce piège implique d’exprimer politiquement les “ dommages collatéraux ” de la modernisation, et d’organiser des activités de résistance spontanée, mais aussi d’élaborer un discours critique de la réalité. Ce discours se doit de rompre, culturellement, avec les notions théoriques qui nous empêchent de penser la totalité de la réalité matérielle de la société.

Les choses les plus simples sont difficiles à comprendre parce que nous en savons trop : nous sommes victimes d’une pollution informative qui met à mal le fonctionnement de notre raison. Pour sortir de ce piège, il nous faut désapprendre, critiquer les connaissances et les lieux communs partagés par tous, c’est-à-dire démocratiques, puisque ce sont ces “ connaissances ” qui expliquent notre participation “ volontaire ” au pouvoir qui nous assujettit.

Une grande part du brouet idéologique de la gauche traditionnelle, beaucoup de ses superstitions, de sa paralysie intellectuelle, marquent de leur empreinte beaucoup de mouvements sociaux, jeunes, autonomes, libertaires et radicaux. La métaphysique de la capacité émancipatrice du désir individuel réussit à recouvrir de nombreuses expressions d’égoïsme et de pusillanimité. La théologie de la capacité libératrice du prolétariat sert de base aux sectes marginales qui s’autoproclament, sans autre mérite que l’énumération des échecs et de la corruption de presque toute la gauche, porteuses de l’essence ouvrière. La foi dans les lois de l’histoire qui finiront par conduire le capitalisme à sa propre implosion, permet de mettre l’accent sur la construction de la force qui s’appuiera plus sur ces lois que sur notre effort, notre ténacité et notre intelligence.

Il n’y a pas de voies tracées par avance ni de lignage de militants en possession de la vérité révélée. Le frémissement face à l’horreur existe, ainsi que la rébellion face à un destin programmé par les vainqueurs devant la soumission des déshérités, comme existe le désir d’une vie meilleure pour tous, la haine des exploiteurs et de leurs nervis, la conscience de notre faiblesse, la décision de combattre sans trêve, l’intelligence pour affronter la logique du pouvoir, et le désir d’unir tout ce qui pourra l’être pour faire obstacle à cette logique. Cette dynamique vitale révolutionnaire ne se situe pas dans une organisation en particulier, bien que certaines d’entre elles en soient moins dotées que d’autres. Elle est répartie entre des milliers de personnes, organisées ou non, saisies d’épouvante face au monde auquel, d’une manière ou d’une autre, nous contribuons tous.

Utiliser la force organisée pour montrer la fausseté du pouvoir, exprimer la douleur de l’exclusion, susciter la force qui pourra empêcher l’avance de l’ennemi, déployer de nouvelles formes de vie et de sociabilité, et construire des sortes d’écosystèmes pour tous ceux qui voudront coopérer à cette entreprise, voilà le chemin qui s’offre à nous. Notre faiblesse nous fait confondre ce qui est urgent et ce qui est important. Ce qui est urgent est dans l’agenda de l’ennemi. Quant à nous, nous devons défendre, en nous dépassant nous-mêmes, notre propre agenda qui a des dynamiques de pratique matérielle et théorique, en connexion réciproque.

Défendre son organisation est légitime, mais à condition qu’on ne la considère pas comme un but en soi. Il ne tient qu’à nous d’impulser des espaces libertaires, autonomes, d’opposition frontale à la globalisation capitaliste, où, sans perdre notre identité – et même, bien au contraire, en la renforçant –, nous pourrons construire en même temps des blocs antagonistes, où les parties qui constituent le tout se renforceront avec lui. Il n’y a aucune raison d’avoir peur des désordres : il est juste de se rebeller.

Agustín Morán [8]

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LES TEMPS MAUDITS

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 Une balle dans le canon, et rien dans la tête
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[1] Cet article a été publié dans Les Temps Maudits, n° 11, octobre 2000, p. 25-38.

[2] Nous avons choisi de traduire littéralement les expressions espagnoles auxquelles recourt l’auteur (empleo basura, comida basura, vida basura), faute d’une tournure équivalente (et point trop malsonnante) qui vaudrait pour elles trois. La seconde d’entre elles est très bien rendue, en français, par l’expression consacrée de “ mal-bouffe ”.

[3] Faits répétés dans plusieurs régions d’Espagne lors des périodes de sécheresse de 1995-1998.

[4] L’auteur parle ici de defensiva estratégica. Nous avons essayé de rendre plus explicite le sens de ces mots.

[5] Les amateurs de philosophie auront reconnu ici l’expression popularisée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans l’Anti-Œdipe (Éditions de Minuit, 1972).

[6]Vivan las cadenas ”. Slogan lancé au xviiie siècle au sein de la foule qui accueillit à Madrid le roi partisan de l’absolutisme.

[7] L’expression espagnole correspondante est celle de renta básica, quoique A. Morán lui ait préféré celle de renta fundamental.

[8] L’auteur est membre du CAES (Centro de Asesoría y Estudios Sociales), et membre du comité éditorial de la revue théorique de la CGT espagnole, Libre Pensamiento, dont le présent texte est issu (n°33-34, été-automne 2000).


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