Violences et surexploitation
Ces prisonniers qui ne cessent de payer[1]
Il y a trente ans, un président de
En une dizaine d’années, les conditions carcérales en France se sont considérablement détériorées. Les travaux des commissions parlementaires successives et les grandes proclamations humanistes ne sont pas parvenus à entraver cette dégradation, ni même à la ralentir. De récentes mesures plus répressives encore alourdissent une situation déjà intolérable. Présentée par l’administration et par les différents syndicats du personnel comme une reprise en main, la politique actuelle repose sur le credo du tout-prison et sur la restauration de l’autorité.
On identifie dans ces discours péremptoires les poncifs de la révolution conservatrice américaine à peine francisés. A l’époque de la "tolérance zéro" et de la grande précarité du travail, la prison est confortée dans son rôle d’irremplaçable mécanique protégeant la société de la classe dite dangereuse, et en particulier de ses strates les plus fragilisées : fait sans précédent depuis la période de la relégation, la politique pénitentiaire organise l’apartheid social[3].
Un des résultats les plus visible est assurément la surpopulation galopante. Malgré les programmes successifs de construction de nouveaux établissements et les grâces sélectives, les capacités d’accueil sont saturées. Confortés par un imaginaire très idéologique, selon lequel plus d’incarcérations entraînent une diminution de la délinquance, les magistrats remplissent les prisons. Il n’y a jamais eu autant de détenus, jamais de peines aussi longues ni autant de condamnés à la peine perpétuelle, autant de personnes sous contrôle judiciaire.
La problématique de la
surpopulation a déjà fait l’objet de nombreuses dénonciations. Mais même
les plus informés à l’extérieur ne saisissent guère le vécu qu’elle
signifie. Car, s’ils évoquent la promiscuité de trois ou quatre détenus
dans
Deux autres aspects des transformations en cours sont moins médiatisés mais tout aussi fondamentaux : l’usage banalisé de la violence et la pression financière sur les prisonniers.
Pour maintenir sous contrôle la situation explosive des prisons et briser les velléités de résistance, les violences physiques et psychologiques constituent de plus en plus l’axe essentiel de la gestion des établissements pour peine. La création par le ministre de la justice Dominique Perben, en février 2003, d’unités spéciales de maintien de l’ordre, les Équipes régionales d’intervention et de sécurité (ERIS), a donné le signal du virage en cours, et, depuis, les passages à tabac se multiplient dans la plus totale indifférence médiatique et judiciaire[4]. Ces unités encadrent des fouilles générales à grand spectacle. Sans qu’aucune de ces opérations n’ait apporté de résultats probants[5], elles sont le prétexte à de véritables expéditions punitives et à des châtiments collectifs après des tentatives d’évasion ou des incidents de moindre importance.
Depuis l’automne 2004, l’ambiance est à la confrontation musclée jusque dans les coursives. A la centrale de Lannemezan, de plus en plus de surveillants revêtent des tenues de combat (treillis et rangers). Un ustensile symptomatique a fait son apparition : les menottes. Au quartier d’isolement (QI) de Fleury-Mérogis, les détenus sont menottés "à l’américaine[6]» pour tous les déplacements à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments. Les menottes semblent faire désormais partie de l’équipement courant. Jusqu’à l’hôpital de Fresnes, où le chef d’étage arbore à la ceinture une paire de menottes et des gants de maintien de l’ordre, alors que 90 % des détenus sont incapables de se lever seuls de leur lit.
On se souvient des commentaires scandalisés après l’accouchement d’une femme menottée, le 31 décembre 2003 à Fleury-Mérogis, mais il y eut beaucoup moins d’émoi un an plus tard, lorsque le ministère ordonna que tous les malades soient non seulement entravés mais menottés dans le dos. Pour le moindre examen, des prisonniers passent ainsi ficelés plusieurs heures dans les camions. Il faut l’avoir vécu pour comprendre les douleurs occasionnées par un tel traitement. Dans ces conditions, de plus en plus de détenus refusent les extractions médicales. A ces violences ordinaires il convient d’ajouter les transferts disciplinaires de plus en plus violents et les mises à l’isolement. Les menaces de violences physiques et de placement à l’isolement planent sur toutes les détentions. Les individus considérés comme perturbateurs et capables de diriger des mouvements de résistance contre les nouvelles mesures sont pris pour cible.
Le détenu doit tout acheter
Comme au temps des quartiers de
haute sécurité (QHS), la "ronde infernale" a été rétablie :
environ deux cents prisonniers dits "dangereux" tournent dans les QI
de France et de Navarre : deux mois à Épinal, quinze jours à Grasse, quatre
mois à Perpignan[7]...
Certains quartiers constituent des étapes obligatoires plus éprouvantes,
destinées à briser les individus. C’est le cas de l’ancien QHS du bâtiment
D5, à Fleury-Mérogis, rouvert l’an passé et réservé aux détenus accusés
de tentative ou d’évasion violente ; ou encore des QI de
En outre, les QI des centrales sont bondés. Si, par le passé, ces places étaient réservées aux cas psychiatriques les plus graves ou aux prisonniers "protégés" par l’administration, des détenus y font désormais des séjours plus ou moins longs sans la moindre raison fondée. Ainsi, à la centrale de Moulins, la direction peut renvoyer, faute de place, un détenu en détention normale pour y placer un nouvel arrivant. Et, afin de pallier la pénurie de cellules d’isolement, elle pratique de plus en plus la punition du "confinement" : le détenu est placé dans la cellule normale d’un quartier de détention, mais sa porte ne peut être ouverte qu’en présence d’un brigadier et d’une escorte renforcée ; le confiné n’a qu’une heure de promenade par jour dans une cour du mitard ; la télévision, la radio, ainsi qu’une grande partie de son paquetage lui sont retirées ; l’accès aux douches est réduit au minimum et toutes les autres activités habituelles (téléphone, laverie, sport, bibliothèque, etc.) lui sont formellement interdites.
Autre tendance lourde, les politiques pénitentiaires s’emploient à faire baisser le niveau de vie et de services au sein des établissements et, simultanément, à extorquer autant d’argent que possible aux condamnés pour, officiellement, renflouer les caisses de dédommagement des victimes. La paupérisation est organisée à travers une série de mesures d’économie entraînant la disparition des prestations gratuites et des fournitures minimales. Dans ce même mouvement, les activités socioculturelles s’évanouissent. Le matériel détérioré ou usé n’est plus remplacé, et les zones collectives sont laissées quasiment à l’abandon. Après la fermeture de l’ancien "socio[8]" de la centrale de Moulins, la direction octroya aux détenus une zone de cellules fermée depuis une dizaine d’années. Mais ils durent l’aménager à leurs frais... jusqu’à payer les ampoules électriques !
Pour sa vie quotidienne, le prisonnier doit désormais tout acheter, des sacs poubelles à certains médicaments prescrits par les médecins. En outre, la qualité des repas chutant, certaines prisons voient, pour la première fois depuis des décennies, la nourriture redevenir l’objet de trafics. Pour sa simple survie, le détenu est en effet dans l’obligation d’acquérir de nombreux produits alimentaires et d’hygiène, alors que les prix des cantines sont prohibitifs : de 30 % à 50 % au-dessus des prix pratiqués à l’extérieur.
Ces politiques ont pour but de faire payer aux détenus leur entretien et, simultanément, de les forcer à accepter les conditions détériorées du travail carcéral. De surcroît, ayant laissé dépérir l’ensemble des activités socio-éducatives gratuites, l’administration pénitentiaire (AP) a organisé une véritable politique de rançon des formations proposées par l’éducation nationale et les organismes d’aide aux prisonniers, soutirant à la source et sur les rémunérations plus du tiers des sommes allouées à ces programmes éducatifs.
A ce jeu, l’AP gagne sur tous les tableaux. D’autant plus qu’elle vient d’en changer les règles. Le décret du 5 octobre 2004 régissant les ressources des prisonniers est pernicieux à plus d’un titre. Depuis la loi pénitentiaire de 1975, la somme pouvant être reçue sans prélèvement (obligatoire) par les détenus est passée de 183 à 200 euros – en trente ans ! Parallèlement, les taux de prélèvement des sommes versées en sus ont été triplés – soit une "imposition" de 30 %[9]. Plus grave : les salaires ouvriers sont désormais comptabilisés avec les sommes des mandats reçus. Ce qui entraîne une surtaxe immédiate de 20 % à 35 % supplémentaires, et une baisse en proportion des revenus du travail – quand les payes dépendantes de l’AP n’ont pas été arbitrairement réduites de 10 % à 20 % pour les fonctions d’auxiliaire[10].
A contrario de la volonté des commissions parlementaires, le travail carcéral n’est donc pas mieux rémunéré. Le taux de surexploitation est à son maximum pour des tâches dignes du XIXe siècle, payées à la pièce et dans des conditions d’hygiène et de sécurité souvent contraires aux lois en vigueur.
Pis, le décret d’octobre 2004 établit la limite supérieure du pécule libérable à 1 000 euros[11]. C’est-à-dire qu’au-delà de cette somme plafond, un prélèvement de 10 % du salaire brut tombera directement dans l’escarcelle des caisses d’indemnisation. Jusque-là, les détenus de longues peines économisaient plusieurs milliers d’euros afin de ne pas être démunis à leur libération. En l’absence de véritables politiques d’accompagnement social, les détenus, avec raison, comptaient avant tout sur eux-mêmes. Mais quel choix laisse-t-on à un libérable, sans travail ni logement, avec au plus 1 000 euros en poche pour attendre au moins trois mois avant de toucher le RMI et les prestations sociales ? On aurait voulu tendre la perche à la récidive immédiate qu’on ne s’y serait pas pris autrement.
Aux prélèvements automatiques accrus, il faut ajouter le chantage judiciaire reposant sur l’amendement pécuniaire hérité de la plus pure culture chrétienne. Pour les juges, les directeurs et autres criminologues ministériels, le fait de verser volontairement de l’argent vaut expiation et acceptation de la peine. Par le passé, le dévot lavait ses péchés en payant une messe. Actuellement, le détenu fait la preuve de sa rédemption en sortant quelques billets. Des courriers de juges d’application des peines (JAP) proposent sans détours des marchés tarifés : un jour supplémentaire de permission contre une contribution de 15 euros pour les parties civiles ou un mois de réduction de peine supplémentaire (RPS) contre 30 euros mensuels.
Les maisons centrales ont toujours valorisé la bassesse et la tromperie, autant dans les relations entre prisonniers qu’entre ces derniers et l’administration comme les magistrats. L’hypocrisie est sanctifiée, et la traîtrise, comme les mensonges, rémunérée. Voici une anecdote exemplaire de ces vertus appliquées au recouvrement des amendes et des parties civiles.
Deux compères d’une centrale du Midi approchant des délais pour accéder à une libération conditionnelle refusèrent de descendre à l’atelier. Sans illusion sur le système d’application des peines, ils montèrent, de leurs cellules, un trafic de drogue pour payer leurs parties civiles. L’affaire ayant réussi, ils purent avantageusement négocier un aménagement de leurs peines et furent libérés. Quelques mois plus tard, dans cette même prison, un détenu originaire d’un pays lointain qui, en plus de travailler depuis des années, payait volontairement une centaine d’euros par mois aux parties civiles, fut dans l’incapacité de poursuivre les paiements, à la suite de graves problèmes familiaux. Le tribunal d’application des peines lui refusa donc tout aménagement, lui retirant même un mois de grâce pour n’avoir pas respecté le contrat de recouvrement.
Impossible de présager ce qui naîtra sur le fumier des nouveaux bagnes où triomphe l’idéologie réactionnaire du "make prisoners smell like prisoners[12]", cette politique à très courte vue que la société paiera tôt ou tard.
[2]
Dirigeant du groupe
Action directe, condamné en 1987 à la prison à perpétuité pour
l’assassinat du PDG de Renault Georges Besse et de l’ingénieur général
de l’armement René Audran, il est actuellement incarcéré à la centrale
de Lannemezan (Hautes-Pyrénées). Auteur notamment de Lettre à Jules,
suivie de Chroniques carcérales, Agone, Marseille, 2004, il vient de faire
paraître un roman historique,
[3] Lire sur ce thème, Loïc Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale (Agone 2004). Instituée en 1885, la relégation consistait à envoyer les condamnés purger leur peine hors du territoire métropolitain, au bagne de Cayenne, en Guyane, par exemple.
[4] De nombreuses affaires de violence font l’objet d’instruction devant plusieurs tribunaux. Jusqu’à présent, elles ont été classées sans suite. Profitant de cette impunité, les syndicats de la pénitentiaire poursuivent en diffamation toute personne ou association dénonçant ces exactions. Il faut que le silence demeure.
[5] Au grand dam des syndicats qui intoxiquaient leur administration depuis des lustres à propos des dangers des coursives et autres monstruosités imaginaires, l’échec judiciaire de ces expéditions est incontestable. Les destructions des cellules et les humiliations lors des fouilles à corps démontrent que ces opérations n’ont qu’un objectif disciplinaire de masse et non une quelconque recherche d’objets illicites.
[6] "Comme au cinéma", le détenu passe d’abord les mains au travers des barreaux pour être menotté, et ensuite seulement les gardiens ouvrent la cellule.
[7] On peut estimer à plus du double qu’à l’époque la plus féroce des QHS le nombre des personnes concernées par ce traitement. Pour ces détenus, le droit au maintien des liens familiaux a été aboli, ainsi que les bases des droits de la défense. Il y a peu, un décret a amoindri les possibilités de procédures pour contrer les mises à l’isolement. L’arbitraire se renforce dans les décisions et la durée des mises à l’isolement.
[8] Les salles d’activités socio-éducatives [NDLR].
[9] Concrètement, le pécule est divisé en trois parts. La première, réservée aux caisses d’indemnisation des "parties civiles", représente 20 % entre 200 euros et 400 euros, 25 % entre 400 euros et 600 euros et 30 % au-delà. La seconde, dite pécule "libérable", correspond à un prélèvement mensuel de 10 % du salaire brut au-delà de 183 euros, mais elle est rendue à sa libération au prisonnier. La troisième, dite "cantinable", est utilisable librement.
[10] Emplois rémunérés quelques dizaines d’euros par mois pour une astreinte souvent de 7 jours sur 7 et 12 mois sur 12.
[11] Le pécule libérable était constitué par un prélèvement mensuel de 10 % du salaire brut. La somme ainsi placée sur un compte épargne est versée au détenu libéré.
[12] "Faire que le prisonnier sente le prisonnier", expression citée par Loïc Wacquant, qui précise : "La philosophie pénale aujourd’hui dominante aux États-unis peut se résumer par cette expression très prisée parmi les professionnels pénitentiaires. (...) L’emprisonnement doit d’urgence redevenir ce qu’il était à l’origine et qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : une souffrance" (Loïc Wacquant, Punir les pauvres..., op. cit., p. 198).