Vous aimez l'art contemporain ?[1]

Moi non plus !

Michel Thévoz

 

Michel Thévoz, conservateur de la Collection de l'Art Brut à Lausanne et professeur d'histoire de l'art à l'Université de Lausanne, a publié plus de quinze ouvrages associant l'esthétique à la psychanalyse et à la sociologie, et s'appliquant à ce qu'il appelle "l'expérience des limites de la culture": de Louis Soutter ou l'écriture du désir (Lausanne, L'Age d'Homme, 1974) jusqu'à Le miroir infidèle (Paris, Minuit, 1996), en passant par Art, folie, LSD, graffiti, etc. (Lausanne, L'Aire, 1980) et bien d'autres.

Coluche racontait une blague qui est exemplaire des relations sociales aujourd'hui. C'est l'histoire d'un fermier canadien, dans le Grand Nord, qui coupe du bois pour l'hiver. Passe un indien. Il lui demande comment sera l'hiver cette année. "Rude", lui répond l'indien. Le fermier consacre alors la journée suivante à couper encore du bois. L'indien repasse à la même heure, et insiste: "L'hiver sera particulièrement rigoureux". Le troisième jour, comme l'indien renchérit une nouvelle fois, le fermier finit par le secouer en lui demandant s'il ne se moque pas de lui. "Je ne me le permettrais jamais, lui dit l'Indien. En vérité, un vieux dicton court dans notre tribu qui dit: si tu vois un fermier blanc couper du bois, c'est que l'hiver sera rude!".

Raymonde Moulin, sociologue de l'art, relève qu'avec l'internationalisation et l'accélération de l'information et du négoce, les valeurs artistiques contemporaines sont plus que jamais tributaires de la promotion culturelle, publicitaire et financière internationale. Certes, de prime abord, les centres de promotion artistique paraissent être les galeries branchées de New York, Zurich, Madrid, Munich ou Cologne, qui tissent des liens par-dessus les frontières et constituent pratiquement un monopole. Mais ces galeries-leaders doivent leur puissance au soutien de financiers amateurs d'art, qu'elles réussissent à gagner à la cause des artistes en voie de consécration. Or banquiers et collectionneurs n'engageraient pas de tels investissements sans escompter la caution plus officielle des musées, des Kunsthalle et des corps de fonctionnaires de l'art. Ces instances publiques, manifestant une certaine pudeur à l'égard du marché de l'art, prennent référence quant à elles chez les intellectuels, les critiques et les historiens de l'art les plus avertis. Lesquels font eux-mêmes leur religion en fréquentant les galeries branchées de New York, Paris, Berlin et ainsi de suite. On retrouve la boucle récursive de Coluche, avec davantage de protagonistes, certes, mais aussi peu de fondements objectifs et de convictions intimes.

Le rôle des critiques d'art paraîtra à certains plus personnel, plus engagé et plus décisif. Mais il faut avoir à l'esprit que leur flair et, par voie de conséquence, leur réputation ne tient pas tant à leurs coups de coeur qu'à leur capacité de supputer, d'anticiper et d'accélérer le processus ou tout simplement de l'entériner. Ces experts sentent bien qu'une appréciation trop personnelle, de leur part comme de la part de chacun des partenaires du réseau, ne pourrait être que contre-productive. Voyez comment Beat Wyss, professeur d'histoire de l'art à l'université de Bochum, chargé de présenter La scène artistique aujourd'hui en Suisse, conçoit son rôle: "Ce livre n'apporte aucune révélation. Il diffuse les courants artistiques qui ont gagné une audience publique. Ce critère de l'audience publique est un principe de choix plus démocratique que la tentative de montrer, derrière le damné "commerce de l'art", l'autre face, le "véritable monde de l'art", qui n'est finalement que le reflet des préférences et des rejets par trop privés et personnels du critique".

On pourrait être tenté de souscrire à ce parti-pris d'objectivité, s'il ne confondait la démocratie ou l'audience publique avec les goûts d'un micro-milieu frivole et ultra-sophistiqué, et si, au lieu d'un mot d'ordre, il était un constat. S'il suit la leçon de Beat Wyss, un conservateur de musée soucieux de combler les lacunes de ses collections fera abstraction de ses inclinations subjectives et se fondera sur l'anthologie de La scène artistique aujourd'hui, conférant du même coup à cet ouvrage, par effet rétroactif, une objectivité péremptoire. Peut-on imaginer système plus spéculaire ou tautologique, puisque le décideur "responsable", dont Beat Wyss est le portrait-robot (c'est le cas de le dire), s'y détermine non sur la base de son sentiment personnel, mais sur sa présomption de ce que pensent les autres décideurs, lesquels se déterminent eux-mêmes par supputation récursive, chacun agissant comme autre que soi par mimétisme circulaire? Et s'il y a des décideurs qui paraissent exercer plus d'autorité que les autres, c'est que, par tempérament, ils savent se faire encore plus autres que les autres.

Ce phénomène d'altérité circulaire n'est pas propre au champ artistique, ni même au mimétisme social en général. Les physiciens invoquent, à propos des phénomènes quantiques, un principe analogue, qu'ils appellent le bootstrap (tirant de botte) et qui pourrait signifier "se tirer soi-même en tirant sur ses propres bottes" comme le Baron de Crac. Le bootstrap permet de rendre compte de relations énergétiques dites "auto-consistantes" parce qu'elles n'ont même plus le support matériel des particules élémentaires de la physique classique. On pourrait être donc tenté de créditer le dispositif de réverbération artistique d'une certaine légitimité, due précisément à son auto-consistance. Après tout, une telle nébuleuse, qui ne tient qu'à des délégations mutuelles d'autorité et se trouve déliée par conséquent de toute référence, qui est fluide comme un ectoplasme, en état d'apesanteur et de flottaison, ne pourrait-elle pas avoir la propriété d'attirer dans son champ de gravitation toutes les oeuvres vraiment inventives, si clandestines soient-elle, sans en laisser échapper aucune? De la même manière que la surenchère météorologique entre le fermier et l'indien de Coluche s'est sans doute enclenché parce que l'un et l'autre, avec leur flair de paysan et d'autochtone, avaient pressenti que l'hiver serait froid, mais, incertains de leur intuition, avaient tous deux besoin d'être rassurés par l'autre, c'est-à-dire par le "sujet censé savoir" ?

C'est possible. Mais raisonner ainsi, c'est s'obstiner à postuler qu'existe quelque part une vraie oeuvre d'art, c'est-à-dire un référentiel, un foyer d'attraction, une valeur objective, extérieure au système, susceptible par conséquent de le faire réagir ou de lui échapper. C'est rester fixé à la conception romantique du génie incompris, en souffrance, qui sera éventuellement rémunéré par une gloire posthume.

Or, l'artiste, aujourd'hui, n'échappe pas au phénomène d'altérité tournoyante évoqué plus haut. Au contraire, il s'y intègre, il en est peut-être même le protagoniste le plus agile et le plus complaisant; c'est par scrupule que je ne l'ai pas inséré d'emblée dans le dispositif d'aliénation en chaîne, préférant que cette aliénation soit dite par un critique, Marc-Olivier Wahler, directeur artistique du Centre d'Art de Neuchâtel, que l'on ne saurait soupçonner de malveillance, puisque qu'il s'exprime en défense de l'art contemporain et de sa diffusion: "Il faut bien admettre, écrit-il, que tout artiste, quel que soit son travail, dirige sa propre PME. Il ne voyage jamais sans ses catalogues, cartons d'invitation, dossiers de photocopies et carnet d'adresses. A chaque vernissage, se joue le ballet de l'échange de données: voilà mon carton, merci pour la plaquette, super ton dossier! Il faut savoir assumer des stratégies, prendre les bonnes décisions, planifier, produire, être physionomiste, avenant et convaincant, comme n'importe quel PDG. Chacun avance ses pions dans le grand jeu de rôles du monde de l'art, où parodie et échange se côtoient. Et personne, qu'il le veuille ou non, n'échappe à ce jeu". (Quoi de nouveau, en l'occurrence, sinon Molière, toujours lui, qui disait: "Qui se donne à la cour se dérobe à son art" ?).

Raymonde Moulin note de son côté: "Les artistes, de plus en plus nombreux à être diplômés des universités ou des écoles d'art, conçoivent l'activité artistique comme une "profession" où la dénégation de l'argent n'est plus de mise. Les comportements des uns et des autres [les collectionneurs] vont dans le même sens, celui de la montée rapide des prix". Bref, l'artiste procède lui aussi par supputation des options qui activent le réseau, options qu'il anticipe avec plus d'empressement et de flair que quiconque.

Jean Baudrillard disait que ce n'est plus l'événement qui crée l'information, mais l'information qui fait événement ce qui permet à l'information d'échapper au critère de vérité, puisque, même infondée, elle se vérifie tautologiquement par les effets rétroactifs qu'elle produit L'art contemporain échappe de la même manière au critère de qualité puisqu'il n'existe que par l'aval virtuel instantané de tout le réseau. Hier déjà, nombre d'oeuvres dont la qualité artistique était douteuse de la peinture officielle du Second Empire jusqu'à celle de Chagall ou de Bernard Buffet ont été entérinées par l'histoire de l'art du seul fait qu'elles ont correspondu au goût d'une époque ou d'un milieu social, et ont acquis de ce fait une réelle notoriété. Mais aujourd'hui, avec l'accélération planétaire de la communication, le temps de latence s'est réduit à zéro: l'information va si vite que l'oeuvre n'a pour ainsi dire plus le temps de se réaliser, elle est court-circuitée par sa diffusion médiatique, elle n'est rien d'autre que cette diffusion même. Voyez les colonnes de Buren, qui n'ont pas eu le temps de poser le problème de leur existence artistique, puisque la médiatisation de la controverse qu'elles étaient en passe de susciter, les a fait entrer instantanément, définitivement et sans problème, dans l'histoire de l'art contemporain. Comme dans un rêve où il suffit qu'une chose soit évoquée, sur le mode du désir ou de l'appréhension, de l'amour ou de l'aversion, pour qu'elle se produise effectivement.

Mais il est possible, après tout, que cette annihilation du réel par le virtuel sauve l'art contemporain de l'insignifiance, en lui donnant une ironique longueur d'avance sur l'information, la mode, la publicité, etc.

Il serait en tout cas trivial et sans doute erroné de parler d'un "art biz", aligné sur le "show biz", qui lancerait un artiste comme on lance une marque de savonnette. En premier lieu, parce que promouvoir une savonnette, ou une chansonnette, surtout dans la conjoncture actuelle, n'a rien d'évident. Eddie Barclay, interrogé par un journaliste de France-Inter, déclarait: "Sur dix tentatives de lancement de chanteurs ou de chanteuses auxquels j'ai cru, avec tout l'investissement d'énergie et d'argent que cela a représenté, huit ont échoué lamentablement. Mais je me suis repayé avec les deux autres". En second lieu, parce que la promotion d'un artiste contemporain ne dépend pas de l'aval populaire: elle reste circonscrite au microcosme qui va le consacrer et le consommer en interface quasi instantanée métaphore pataphysique de tous nos systèmes interactifs (ou interpassifs).

Oui, je crois que le circuit intégré de l'art contemporain est peut-être, en dernier ressort, le seul monument vraiment digne de notre post-modernité. Dès lors, peu importe la qualité des oeuvres que ce circuit génère, puisque la véritable oeuvre d'art c'est lui. Il n'a même pas à s'autodétruire, comme l'étude pour la fin du monde de Tinguely, puisqu'il a le bon goût de rester virtuel! Chef-d'oeuvre ultime, accomplissement spectaculaire, ironique et sans déchet sémantique, du principe de McLuhan: "le message, c'est le médium".

Normalement, il serait temps que je sorte de ma manche, maintenant, une liste d'artistes injustement écartés par ce qui, en dernier ressort, apparaîtrait comme un système de dissuasion artistique. Hélas, pas de miracle! S'il y avait de l'art contemporain hors du système aussi bien que dans le système, ça se saurait! Certes, il y a encore, par exception, des oeuvres inventives qui peuvent entraîner une adhésion de la part de tout un chacun, et sur le choix desquelles il serait oiseux de disputer ici. Mais on ressent bien que de telles œuvres n'ont qu'un caractère résiduel. Des Picasso, des Matisse, des Klee, des Dubuffet, des Andy Warhol, il n'y en a décidément plus. Comparées aux sept premières décennies de ce siècle, surpeuplées de génies, celles qui le terminent sont désertes. Le contraste est spectaculaire entre la ferveur quasi religieuse que suscitent les monstres sacrés des trois premiers quarts du XXe et la désaffection que provoque l'art actuel.

Pourquoi en est-il ainsi ? S'agit-il d'une dépression passagère qui nous entraînerait à mieux sauter dans le troisième millénaire? Je ne m'exposerai pas au ridicule du pronostic, qui ne présente d'autre certitude que celle d'être rapidement démenti. Mais je puis m'amuser à rapporter ou proposer quelques hypothèses sur les raisons de la stérilité artistique actuelle.

1. L 'hypothèse la plus désagréable, mais aussi la plus improbable, est qu'affectés d'une cécité ou d'une insensibilité comparables à celles des amateurs d'art sous le Second Empire, nous serions incapables de reconnaître les Monet ou les Cézanne de notre temps, quand bien même la diffusion planétaire instantanée met forcément ces chefs-d'oeuvre sous nos yeux, là, qui nous narguent. Mais qui pourra dire si nous sommes insensibles? La postérité, à laquelle nous devrions nous en remettre comme à une instance infaillible? Il est vrai que ce rôle de postérité, lorsque ce fut notre temps, nous l'avons assumé avec panache et avons célébré, à titre posthume, une série impressionnante de génies que leurs contemporains n'avaient pas su reconnaître. Dans notre rôle de postérité, nous avons placé la barre très haut, trop haut, en faisant à la postérité comme telle une réputation que les générations qui nous suivent ne mériteront peut-être pas. Déjà, ce chantage à la postérité entraîne beaucoup d'entre nous à nous sentir coupables d'indifférence à l'égard de productions contemporaines (quand bien même elles ne méritent probablement rien d'autre), et à manifester, par réaction, une surcompréhension à leur endroit, pas plus éclairée, sûrement, que l'incompréhension réactionnaire d'antan. Nous ferions peut-être mieux de décréter que la postérité c'est nous, définitivement !

2. Dans un essai récent, Claude Frochaux affirme avec une pointe de provocation qu'il y a deux dates décisives dans l'histoire de l'humanité: la révolution néolithique et 1960. Après des millénaires de lutte contre une adversité qui a toujours pris d'une manière ou d'une autre une forme surnaturelle, l'homme a fini par venir à bout, sinon de la nature, du moins de l'image sublimée qu'il se faisait de cette confrontation. Commence alors, en 1960, l 'ère de la désacralistion et du désenchantement ce que Herbert Marcuse appelait la "désublimation répressive". Les écrivains, les peintres, les musiciens, n'ont pas moins de talent qu'autrefois, mais l'adversité ou la transcendance que leurs prédécesseurs devaient affronter se dérobe désormais, et les condamne à la gratuité, à l'indécidabilité, au non-sens, si ce n'est à la nullité.

3. Il y aurait une autre manière, plus optimiste, de prendre la chose. La disparition des génies, Jean Dubuffet l'annonçait en 1946 déjà, et s'en réjouissait comme de l'extinction d'une espèce dinosaurienne nuisible, terrifiante et dissuasive: "Il n'y a plus de grands hommes, plus de génies. Nous voici enfin débarrrassés de ces mannequins de mauvais oeil: c'était une invention des Grecs, comme les Centaures et hippogriffes. Pas plus de génies que de licornes. Nous en avons eu si peur pendant trois mille ans!". A quoi fait écho ce graffiti relevé à Paris en mai 68: "L'art sera vivant quand le dernier artiste sera mort". Dans le domaine de la pensée également, le silence des intellectuels, si ce n'est leur disparition, devrait nous encourager: il y a trop longtemps que l'opinion dite publique s'est déchargée de toutes ses responsabilités sur des maîtres-penseurs. Le silence théorique de cette époque charnière annonce peut-être une ère enfin conviviale, sans gourou, sans arrogance, sans Marx ni Jésus, placée sous le signe de la féminité et surtout pas du féminisme. Un tel revirement pourrait trouver ses raisons socio-économiques dans la réduction du travail, encore vécue comme une fatalité sous la forme du chômage, mais potentiellement libératrice. Nous naissons tous artistes, et les conditions commencent à être réunies pour que nous le restions toute notre vie. "Si tu veux lire un livre, disait Jules Renard, commence par l'écrire!". Si tu as envie d'un tableau, tu n'as qu'à le peindre.

Si j'ai, de la sorte, balayé correctement le champ des hypothèses, et quelle que soit celle qui doit prévaloir, je puis poser enfin la question de la survie du système des beaux-arts. Le galeriste branché, le banquier qui se prend pour Laurent de Médicis, le petit marquis esthète ou directeur de Kunsthalle en quête de courtisans, l'artiste à l'attaché-case, bref, ce microcosme si fermé, si antipathique, si peu communicatif et si dispendieux, pourrait fort bien se perdre dans les ténèbres extérieures sans que cela entraîne des conséquences dramatiques pour l'humanité. Mais est-ce souhaitable? Après tout, les capitalistes qui investissent dans l'art contemporain sont potentiellement de grands pollueurs. Chaque Armleder, chaque Federle, chaque Mosset, chaque Manz, etc., accroché au mur d'un collectionneur ou conservé dans la cave d'un musée, représentent quelques kilomètres d'autoroute, quelques grosses cylindrées ou quelques hideux bâtiments administratifs en moins dans notre paysage. D'un point de vue esthétique, justement, c'est déjà ça de gagné !



[1] Source : http://www.archipress.org/ts82/thevoz.htm


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