Zeïtoun
Chers amis,
J'ai écrit un petit texte après l'invasion israélienne à Zeitoun. Ce
n'est pas un reportage. C'est simplement une manière de vous dire ce que j'ai
senti et vu. Vous en faites la diffusion que vous voulez.
Heureusement que je vous sais là.
Marianne
Zeitoun
Ils
sont arrivés la nuit comme des voleurs. Ils arrivent toujours la nuit- c’est
terrible la nuit quand elle s’emplit de rumeurs. Et la nuit s’est mise à
tourner au rythme des hélicoptères. Elle ne s’ouvrait que déchirée par les
éclairs des tirs et l’écho éclaté des explosions. Ils sont arrivés la
nuit. Et on les attendait. Qui laisserait entrer un étranger s’il a le visage
de la guerre, s’il se cache dans des boîtes blindées et si, en guise de
main, il tend un fusil ?
La
nuit tournait au rythme des hélicoptères et les rues s’emplissaient du
grondement têtu et menaçant des chars et des blindés. Les résistants étaient
prêts en dépit de leur faiblesse et du déséquilibre des armes. Et ils ont résisté.
A
l’aube, c’est le jour qui s’est mis à tourner et la nouvelle est tombée :
un blindé de transport avait sauté sur une mine et six soldats étaient morts.
Le jour s’est mis à respirer un peu plus librement : les résistants
avaient remporté une victoire et chacun s’en sentait un peu victorieux.
Chacun avait comme retrouvé sa dignité et si l’on savait que la revanche
serait terrible, on refusait d’y penser.
Et
le jour a commencé à tourner fou. Différents groupes ont revendiqué la
possession de parties des corps éparpillés des soldats. A la victoire, s’est
superposée l’amertume. On marchait la tête moins haute. Le jour respirait à
petits coups dans l’attente du pire. Les troupes israéliennes sont restées
à Zeitoun à la recherche des corps. Elles ne se sont retirées qu’après
avoir récupérés par voie diplomatique les restes des leurs. C’était de
nouveau la nuit.
Il
y avait à Zeitoun de bucoliques nappes vertes à la tranquillité villageoise.
Il y avait des orangers et des oliviers. Tout a disparu avalé par les
bulldozers.
Il
y avait à Zeitoun un tronçon de la route principale qui menait du Nord au Sud.
La route n’a plus de visage ; elle n’a pas même l’apparence d’une
route de campagne. Macadam, berne centrale, trottoirs, poteaux électriques,
tout a été malaxé et rejeté contre les murs comme du vomi. La
rue n’est plus qu’un amas de terres, de boue et d’eau jaillie des
canalisations éventrées et des égouts défoncés.
Il
y avait des magasins et des petits ateliers à Zeitoun. Plus aucun magasin n’a
de porte, plus aucun atelier n’a l’air entier. Comme si un ouragan aveugle
était passé par là.
Il
y avait des voitures et des camions à Zeitoun. Deux camions sont couchés dans
le fossé contre leur gré tandis que des voitures chiffonnées ou écrasées
par des chars grimacent le long du chemin.
Il
y avait un petit marché à Zeitoun. Il a disparu, avec ses pastèques et ses légumes,
noyé sous un amas de sable amoncelé par les bulldozers. C’est à peine si
deux ou trois tranches rouges pointent le nez pour marquer la place des étales.
Il
y avait des maisons à Zeitoun. Certaines sont totalement détruites, tous les
étages empilés au sol au milieu des gravats, comme des gâteaux ratés.
D’autres ont perdu leurs fenêtres, toutes brisées par les tirs et les
explosions. D’autres sont criblées de balles. D’autres sont jonchées des débris
de mobilier réduit en miettes par des soldats consciencieux. D’autres encore
sont maculées de la farine, du sucre et de l’huile répandus et mélangés
par de mauvais gamins en uniforme. D’autres enfin pleurent leurs habitants et
s’ouvrent pour la file des hommes venus présenter leurs condoléances.
Il
y avait la vie à Zeitoun. Quatorze personnes sont mortes, tuées, abattues par
l’armée d’occupation. Certaines étaient armées et d’autres pas. Il y
avait la vie à Zeitoun. Aujourd’hui il y a des hommes assis devant leur
maison, le regard hébété et le cœur en colère qui fixent étrangement les
ruines et ce qui ressemble à un tremblement de terre. Les enfants jouent dans
les flaques et rêvent sans doute d’être des héros. Des badauds se promènent.
Un père montre à sa fillette les arbres déracinés et la terre meurtrie. La
municipalité tente de réparer l’infrastructure.
Zeitoun,
Naplouse, Rafah, Jénine, Khan Younis, Tulkarem,
Nuseirat, Al-Khalil, Al-Bourej, Janous, Beit Lahya, Bethléem, Beit
Hanoun etc. toujours le même scénario, avec les mêmes acteurs et les mêmes
spectateurs, plus ou moins critiques. Il est temps de changer, les spectateurs
paient, qu’ils forcent le metteur en scène à monter une nouvelle pièce.
Marianne Blume, le 14 mai 2004