Le petit chinois
Ceci est l'histoire d'un
personnage que j'ai inventé quand j'étais… hippy et qui a hanté maintes et
maintes nuits de la Côte d'Azur jusqu'à en devenir célèbre, c'est-à-dire
connu et recherché.
C'est donc l'histoire d'un petit
chinois. Un tout petit chinois. Avec un visage lunaire. De cette couleur que
prend la lune au dessus des rizières quand elle hésite à se retirer pour s'en
aller ailleurs et laisser la place au soleil. Un visage énigmatique dont on ne
pouvait dire s'il était souriant ou triste alors que, pourtant, un sourire,
comme un accent aigu (ou grave ? ou bien encore… circonspect – ô, pardon,
je voulais dire… circonflexe), se faisait la sentinelle de son mystère intérieur.
Un petit chinois donc. Mais vraiment, tout petit. Tout, tout petit…
Un jour, à New York – à
moins que cela ne soit dans n'importe quelle autre mégapole -, il y a eu une
exposition de peintures surréalistes. Cette exposition réunissait les plus
belles toiles des plus grands maîtres. Elle était organisée comme un parcours
initiatique, chaque nouveau tableau était encore plus beau que le précédent.
Elle s'étirait dans un couloir qui semblait sans fin comme l'étaient les
escaliers de la tour de Babel.
Toute la jet society était là
: les stars du cinéma et de la scène, les hommes d'affaires, les top modèles,
les journalistes, les grands sportifs… Bref, toutes celles et tous ceux qui s'étalent
à longueur d'année sur les pages des journaux, dont les voix meublent les
coupures des spots publicitaires des radios, qui, comme des poissons exotiques,
tournent en rond dans cet aquarium que d'aucuns appellent le petit écran…
Dès la première peinture,
cette foule a plongé, pour s'y vautrer, dans un délire extatique qui allait en
grandissant à chaque nouvelle toile comme si, plus elle avançait, plus elle
s'exposait à un tourbillon d'ondes
hypnotiques.
Cette foule, progressivement,
est devenue meute bavant son idolâtre imbécillité comme, auparavant, d'autres
gens, tout aussi…"bien", avaient pu le faire en se saoulant de la
diarrhée verbale, infecte, infectée et infectante, d'un certain Adolf HITLER.
Des femmes tombaient en pâmoison,
ruisselant d'orgasmes télévisuels. Des hommes entraient en transes
masturbatoires comme les beaufs savent le faire, ventripotents de bières,
avachis dans leur canapé, quand ils se prennent pour les dieux du stade aveuglés
par la lucarne de ce qui leur sert de conscience.
De toile en toile c'était comme
une ascension au septième ciel ou, tout simplement, au ciel que depuis des
lustres des hominidés cherchent à atteindre croyant y trouver leur humanité.
Les cris, les hurlements, les gémissements,
les soupirs, les gesticulations, les bousculades…, tout se déchaînait sans
cesse davantage devant chaque nouvelle toile comme si la dernière surpassait
toutes les autres, comme si, à chaque fois, LE chef d'œuvre triomphant éclipsait
toutes les autres tentatives d'accession à la perfection pour, en même temps,
disparaître aussitôt derrière le rayonnement DU chef d'œuvre enfin né.
Et puis, le troupeau en furie a
fini par arriver devant la dernière peinture : ce fut alors une explosion
vulcanesque de rots car il n'y avait plus de mots pour traduire cette béatitude
qui transcendait chacun pour réunir tout le monde dans la pétrification (ou
putréfaction ?) de La Vérité incarnée.
Toutefois, un spectateur, parce
qu'il avait sans doute encore une étincelle d'humanité dans son bocal
cervical, remarqua qu'à côté du tableau
il y avait un rideau noir mollement bercé, caressé par un courant d'air venu
de nulle part.
Doucement, mu à la fois par la
peur et la curiosité, il s'approcha et souleva le voile. De prime abord, il ne
vit rien d'autre qu'une obscurité lourde, étouffante, immobile… mais en écarquillant
les yeux, il remarqua que, au loi, très loin, il y avait une lueur, vacillante
et, pourtant, bien présente.
Prenant son courage à deux
mains il se glissa derrière le rideau. Aussitôt, par réflexe bovin, les
autres le suivirent.
Chacun poussant un autre et
chacun poussé par un autre, ils finirent par arriver dans une zone de vraie
lumière. Alors, avec stupeur, ils découvrirent un mur. Sur ce mur, éclairé
d'une lumière dont on ne savait d'où elle venait, il y avait une peinture. Ou,
plus exactement, le mur était une immense peinture : un chemin – en fait, une
sorte de misérable sentier – cheminant dans une campagne anodine et
disparaissant, au loin, entre deux collines. Quelques arbres. Quelques fleurs.
De l'herbe. Surtout de l'herbe. Quelques cailloux. Un muret longeant ce chemin.
Une rivière. Au loin, des moutons (ou bien des vaches ?) ….
Aussitôt, la foule repris le
dessus sur chacun et tous se mirent à hurler à l'unisson : mais pour qui les
prenait-on à leur montrer une
ignoble croûte dans ce qui était supposé être le panthéon de La Peinture ?
comment osait-on ainsi se moquer d'eux, eux qui étaient venus des quatre coins
du salon du Monde pour rendre hommage à la Beauté ?…
C'est alors qu'ils remarquèrent
que devant ce honteux barbouillis il y avait un homme. Un petit homme. Un petit
chinois. Un tout petit chinois qui les regardait de son visage lunaire. Sans
rien dire. Sans aucune expression. Un tout petit chinois qui se contentait de
les dévisageait en… souriant. Son sourire, absolument énigmatique, était régulièrement
accompagné d'une lente révérence orientale.
La foule l'interpella : qui était-il
donc pour avoir oser souiller ce temple de la Beauté. De la Vérité.
Le petit chinois – vraiment
petit, tout petit – ne répondait pas. Il se contentait de continuer de
sourire et d'appuyer son silence de courbettes que la foule prit aussitôt pour
autant de moqueries.
Chose curieuse, il souriait et
se courbait et, pourtant, il paraissait immobile. Complètement immobile. D'une
immobilité aussi énigmatique que son sourire.
Cette immobile apparence ne fit
qu'accroître la furie de la foule. Sa colère devint haine assassine.
Faisant cercle autour de lui,
elle ne voyait plus la peinture. Elle ne voyait plus que ce nabot arrogant.
Ce ne fut plus seulement des
mots – des insultes, des menaces, des injures… - qu'elle se mit à lui jeter
mais tout ce qui lui passait par la main : des chaussures, des pièces (et, même,
un lingot !), des briquets…
Mais, le petit chinois –
vraiment, il était petit, tout petit et, pourtant, il ne pouvait pas être
qualifié de nain -, impassible, continuait de sourire et de se courber.
De la foule quelqu'un fit un
premier pas vers ce petit chinois.
Avant même que les autres
n'aient pu le suivre, le petit chinois cessa ses révérences et, doucement,
lentement, dans une mobilité… immobile, il fit demi-tour sur lui même. Le
dos tourné à la foule, sa tête se retourna pour lancer un dernier sourire énigmatique.
Alors, sans avoir prononcé le
moindre mot, il emprunta le chemin rupestre et, d'un pas lent mais sûr, autant
immobile que mobile (à moins que cela ne soit l'inverse) se mit à le suivre
pour, à l'horizon de ces deux collines d'une banalité affligeante… disparaître.
….
Voilà, même si elle n'est
pas finie pour autant, mon histoire s'arrête là, chacun pouvant/devant la
poursuivre à son goût.
N.B. Cette histoire a une…
histoire.
A mon époque hippy donc j'ai
inventé ce petit chinois. Chaque jour (ou, plutôt, chaque nuit), je racontais
une histoire nouvelle à son sujet. Il y en eu ainsi des centaines – des
milliers peut-être – mais cette première histoire est la seule dont je me
souvienne encore.
A cette époque, je savais
raconter – on me disait volontiers "conteur" – et il est vrai que
je savais capter mon auditoire pendant des heures et des heures (une fois cela a
même duré presque trois jours !).
Et puis le temps a passé. Je
suis allé sous d'autres cieux. Et un jour, cela devait être en 1982 ou 1983,
je suis tombé sur cette histoire (celle que je viens de raconter). Elle avait
mal fini puisqu'elle avait échoué dans une anthologie de… blagues !
Je n'ai jamais su ni comment, ni pourquoi elle avait survécu. Pour moi, cette fin, car c'est bien d'une fin dont il s'agit (les mots, lorsqu'ils sont écrits, "couchés" sur le papier comme on dit, ne son plus vivants mais… morts) , est triste, tragique même : comment a-t-on pu confondre ce conte avec… une blague ? N'est-ce pas là… un sacrilège ? un blasphème ?
Pour revenir à la rubrique poésie