Petit kaléidoscope de l'anarchisme

Ils ont un drapeau noir
En berne sur l'Espoir
Et la mélancolie
Pour traîner dans la vie
Des couteaux pour trancher
Le pain de l'Amitié
Et des armes rouillées
Pour ne pas oublier
Qu'y'en a pas un sur cent et qu' pourtant ils existent
Et qu'ils se tiennent bien bras dessus bras dessous
Joyeux et c'est pour ça qu'ils sont toujours debout
Les anarchistes

(Léo Ferré, Les anarchistes)

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Deuxième partie : Des idées en mouvement(s)

Si l’anarchisme est essentiellement esprit de révolte contre l’autorité : "Quiconque nie l’autorité et la combat est anarchiste", écrit Sébastien Faure dans l’Encyclopédie anarchiste, on peut admettre avec les philosophes, anarchistes ou non, que l’esprit libertaire est inhérent aux humains et ce, depuis l'aube même de l'histoire humaine.

L'anarchisme n'a jamais été unique et dés ses origines il a connu – et connaît encore – plusieurs mouvements et donc des formes d'action collective ou individuelle différentes. En tant que théorie et praxis, on peut considérer que l'anarchisme s’est précisé, a donné naissance à des groupes, s’est traduit en actions au sein de l’Association internationale des travailleurs (A.I.T.), fondée le 28 septembre 1864 et connue sous le nom de Ière Internationale.

  1. Le cadre international

Les premiers congrès de la Première Internationale subirent indéniablement et majoritairement l'influence proudhonienne[1] combattue par Marx, qui les jugeait préjudiciables au mouvement ouvrier[2]. Proudhon était mort en janvier 1865 et l’affrontement n’aurait peut-être pas dépassé celui des idées si Bakounine n’avait pris la relève, en adhérant personnellement à l’Internationale en juillet 1868, comme membre de la Section centrale de Genève.

Bakounine, l’homme des sociétés secrètes aux ramifications internationales, demanda l’entrée dans l’A.I.T. pour la dernière-née, l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, qui comptait des adhérents en France, en Espagne et en Italie. Après le refus du Conseil général, il sollicita l’adhésion de l’Alliance au titre de section genevoise et non plus comme organisme international ; sa demande fut acceptée en juillet 1869, mais refusée par la Fédération romande. Le conflit s’envenimant, la Fédération jurassienne fut créée en novembre 1871, prélude à la naissance d’une Internationale "anti-autoritaire" en septembre 1873, un an après le congrès de La Haye qui vota l’exclusion de Bakounine. Contre les résolutions de La Haye s’étaient dressées, outre la Fédération jurassienne, la Fédération italienne (qui avait rompu avec le Conseil général dès son premier congrès, tenu à Rimini en août 1872), les fédérations belge, anglaise, américaine et hollandaise, ainsi que la Fédération régionale espagnole (lors de son troisième congrès, tenu à Cordoue du 25 au 30 décembre 1872).

Tandis que l’Internationale "marxiste", mourante depuis La Haye, s’éteignait en 1876 aux États-Unis où elle avait émigré, l’Internationale "anti-autoritaire" étendait son influence, animée avant tout par les fédérations italienne et jurassienne. Après quelques années, ce rayonnement diminua, la Fédération belge se ralliant au marxisme en 1877, et la Fédération jurassienne perdant son leader, James Guillaume, venu s’installer à Paris le 1er mai 1878. Quant à la Fédération espagnole, la plus solide à tous égards, elle était réduite à la clandestinité depuis 1874 – cette fédération comptait alors cinquante mille membres – et allait demeurer interdite jusqu’en 1881.

Théorie et pratiques d’action anarchistes mûrissaient cependant au cours de ces années. C’est ainsi que, au congrès de Florence, en octobre 1876, la Fédération italienne, par les voix de Carlo Cafiero et d’Enrico Malatesta notamment, se prononçait en faveur de la propriété collective des produits du travail. Quelques mois plus tard, en avril 1877, ces deux militants inauguraient, devant les paysans de la province de Bénévent, cette "propagande par le fait" – leçon de choses de socialisme – qui allait connaître des développements terroristes pendant des dizaines d’années.

En octobre 1880, le congrès de la Fédération jurassienne, auquel Kropotkine, Élisée Reclus et Cafiero donnaient l’allure d’un petit congrès international, se prononçait pour le communisme anarchiste, après qu’une réunion préparatoire secrète eut préconisé l’action violente et illégale, "seule voie menant à la révolution". Le congrès international de Londres en juillet 1881 devait confirmer ces prises de position. Ce congrès s’étant par ailleurs déclaré hostile à la reconstitution de l’A.I.T., "cette réédition d’une chose morte", c’est dans le cadre national qu’il convient désormais d’étudier le mouvement.

  1. Un mouvement en expansion

Les fédérations belge et jurassienne cessent pratiquement d'exister vers 1880. Pourtant, avant d’étudier le mouvement anarchiste en France, en Italie, en Espagne et en Amérique latine, il faut passer rapidement en revue quelques mouvements, limités dans le temps, mais importants par leur résonance.

Aux États-Unis, à côté d’un mouvement ouvrier de type particulier, des cercles d’immigrés italiens, allemands ou juifs d'Europe centrale ont souvent maintenu, avec des succès divers, une activité qui rappelait celle de leur pays d’origine. Et à deux reprises, en 1886 et en 1927, les anarchistes ont tenu le devant de la scène. Ainsi, les syndicats des États-Unis ayant décidé une offensive en vue de l’obtention de la journée de huit heures, des grèves éclatèrent un peu partout à la date choisie du 1er mai 1886. À Chicago, des gens que l’on prétendra anarchistes lancèrent des bombes contre un détachement de police[3]. Au cours d’une sauvage répression, cinq libertaires, la plupart d’origine allemande (Engel, Fischer, Lingg, Parsons, Spies), payèrent de leur vie leurs convictions. Une quarantaine d’années plus tard, le 23 août 1927, l'exécution de Sacco et Vanzetti – arrêtés en avril 1920 et détenus depuis lors pour un meurtre dont ils s’affirmèrent jusqu’au bout innocents – souleva une émotion considérable dans le monde entier.

Bien que Bakounine et Kropotkine fussent russes, la Russie ne fut jamais terre d’élection de l’anarchisme. Toutefois, à la jonction des périodes tsariste et soviétique, un mouvement authentiquement anarchiste éclata en Ukraine méridionale, entre Don et Dniepr. Le rôle principal en revint à un jeune paysan, Nestor Makhno, qui venait de faire neuf ans de prison pour anarchisme et terrorisme. Libéré par la révolution bolchévique, il occupa des fonctions de responsabilité d’abord dans des organisations paysannes, puis dans la lutte contre l’envahisseur austro-allemand. À partir de l’été de 1918, il réussit plus ou moins à unifier le mouvement des partisans dans la région et, en 1919-1920, contribua à tenir en échec les troupes "blanches" de Denikine et de Wrangel, rendant ainsi de grands services aux bolcheviks : ceux-ci signèrent avec lui un traité d’alliance en octobre 1920. Mais, les Blancs ayant été vaincus, la lutte fit rage contre les bolcheviks, qui liquidèrent l’armée makhnoviste de novembre 1920 à août 1921. Après s’être réfugié en Roumanie, Makhno mourut à Paris en 1935.

En Allemagne, lors des troubles révolutionnaires de 1919, des anarchistes tels que Gustav Landauer et Erich Mühsam jouèrent, à la tête de la République soviétique de Bavière, un rôle non négligeable.

Avec le retour des proscrits de la Commune, la France redevint un des centres du mouvement ouvrier international. Le congrès ouvrier de Marseille, en 1879, donna naissance à un Parti des travailleurs qui regroupait toutes les familles socialistes. Mais les anarchistes le quittèrent définitivement lors du congrès régional du Centre qui se tint à Paris le 22 mai 1881. Celui-ci vit la naissance en France d’un mouvement anarchiste autonome partagé en deux orientations, communiste et individualiste, de très inégale importance. Quelques adeptes de la tendance individualiste crurent pouvoir amorcer ou faire la révolution sociale par la reprise individuelle. Ils firent beaucoup parler d’eux, en 1911-1913, avec les exploits – à la limite de l’anarchisme – des illégaux de la "bande à Bonnot".

Opposés par principe à la centralisation et à l’autoritarisme, les anarchistes communistes se refusaient alors à toute organisation, à tout parti, y voyant modèle réduit l'image et la réalité oppressive de l’État. Ils vécurent en groupes autonomes jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, quand, en août 1913, naquit la Fédération communiste révolutionnaire anarchiste. Trois hebdomadaires existaient alors : Le Libertaire et Les Temps nouveaux, anarchistes communistes, L’Anarchie, organe des individualistes. Des écrivains (Octave Mirbeau, Georges Lecomte, Lucien Descaves, Paul Adam…) et des artistes (Camille et Lucien Pissarro, Maximilien Luce, Kees Van Dongen, Paul Signac...), qui collaboraient à cette presse, témoignent de son rayonnement.

Certains anarchsites prônaient la propagande par le fait, envisagée sous un angle purement illégal. Cette propagande ne produisit ses effets que fortuitement, de 1892 à 1894, avec  la flambée terroriste illustrée par Ravachol, Vaillant, Émile Henry, et qui culmina avec l’assassinat par Caserio du président Sadi Carnot.

Pourtant, des militants s’inquiétaient des répercussions de ces actes terroristes (lois scélérates), de leur impact négatif sur l'opinion publique en générale et celle des travailleurs en particuliers ainsi que, en définitive, sur leur inefficacité révolutionnaire, et Kropotkine précisait en 1891 : "Un édifice fondé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs". C’est l’acte collectif que les anarchistes vont désormais rechercher ou, mieux, "l’initiative individuelle mise au service de la collectivité" (La Révolte, no 35, 1892). Ainsi, les anarchistes pratiquèrent la coopération, et souvent la coopération de production, avec essai de rétribution égalitaire ; ils créèrent des écoles libertaires – la plus connue fut la Ruche de Sébastien Faure (1904-1917) – considérant que la révolution des esprits précède et prépare celle de la vie ; en outre, ils propagèrent, avec Paul Robin, grand éducateur lui aussi, le néo-malthusianisme en vue de la limitation des naissances, dont ils attendaient la régénération de l’humanité ; enfin et surtout, ils participèrent au mouvement syndical.

Cette action syndicale, où s’illustrèrent notamment Fernand Pelloutier (qui anima de 1894 à 1901 la Fédération des bourses du travail) et Émile Pouget (élu secrétaire adjoint de la C.G.T. en décembre 1900), culmina dans la grève générale, considérée comme le moyen le plus sûr pour réaliser la révolution sociale. Mieux encore, la structure syndicale devait fournir, au lendemain de la révolution, l’organisation quasi libertaire si longtemps rêvée, et permettre l’association libre des producteurs libres. Le congrès d’Amiens (1906) définit le syndicalisme révolutionnaire et fit de la C.G.T. un Parti du travail. Mais certains anarchistes émirent des critiques et, en 1907, au congrès international d’Amsterdam, Malatesta, s’opposant à Monatte, soutint que la nouvelle doctrine ne pouvait résoudre à elle seule la question sociale et ne devait pas faire oublier aux compagnons que "le seul but qui vaille un effort [c'est] l’Anarchie !";

La guerre de 1914-1918 engendra pour le mouvement ouvrier, particulièrement dans les pays en guerre, un traumatisme grave. La solidarité internationale des prolétaires, si souvent affirmée, se heurta à la persistance du sentiment national[4]. Les anarchistes n’échappèrent pas à la crise et des prises de position s’affirmèrent à l’échelle internationale. Dès février 1915 parut un manifeste antibelliciste, signé notamment par les anarchistes Malatesta et D. Nieuwenhuis qui était aussi un appel à la révolution mondiale. Les anarchistes d’union sacrée, dont Kropotkine et Jean Grave, alors à Londres, publièrent le "Manifeste des Seize", qui parut dans La Bataille du 14 mars 1916. En France, la résistance à la guerre s’exprima, dans les premières années, par des manifestes : Vers la paix de Sébastien Faure (décembre 1914), Aux anarchistes, aux syndicalistes, aux hommes (août 1915), par Louis Lecoin et Ruff alors emprisonnés et par des journaux, Pendant la mêlée,  suivi de Par-delà la mêlée de Émile Armand et Pierre Chardon (no 1, 15 novembre 1915) et de Ce qu’il faut dire de S. Faure (no 1, s.d., no 2, 9 avril 1916).

Durant cette période, le mouvement anarchiste s’efforça, sans renier son passé, de se structurer comme les militants l’avaient tenté à la veille de 1914 : une Fédération anarchiste tiendra son premier congrès à Paris en novembre 1920. Sous différents sigles : U.A. (Union anarchiste), U.A.C. (Union anarchiste communiste), U.A.C.R. (Union anarchiste communiste révolutionnaire), etc. elle se maintiendra, tenant régulièrement congrès, en dépit de scissions. Le congrès d’Orléans (juillet 1926) publia un manifeste qui réaffirmait les principes essentiels. La Seconde Guerre mondiale ne troubla guère l’organisation. Des contacts furent pris en 1943 ; un premier congrès, clandestin, se tint à Toulouse en 1944 ; l’unité retrouvée en février 1946, la vie de l’organisation continua non sans crises.

En ce qui concerne l’action proprement dite, négligeant quelques attentats – Cottin tirant sur Clemenceau et le blessant en février 1919, Germaine Berton tuant Marius Plateau, militant de l’Action française, en janvier 1923 – il faut souligner l’essentiel : de grandes campagnes furent menées, en particulier celle pour tenter de sauver Sacco et Vanzetti, et, de 1936 à 1939, un considérable effort de solidarité fut accompli en faveur des compagnons espagnols[5]. Par ailleurs, une action brève mais intense vit le jour dans le cadre syndical, après 1919.

La révolution russe, en France comme ailleurs, exerça un puissant attrait et suscita de nombreux espoirs : les soviets apparurent à bon nombre d’anarchistes comme le type d’organisation conduisant à une révolution libertaire. Ainsi, deux militants, Lepetit et Vergeat, assistèrent au IIème congrès de l’Internationale communiste (Moscou, juillet 1920) ; ils disparurent mystérieusement en mer du Nord pendant leur retour. En accord avec les communistes, les anarchistes tentèrent de conquérir la C.G.T. (congrès d’Orléans, 1920, et de Lille, 1921). Une scission se produisit et, dans la C.G.T.U., les leaders anarchistes (dont Pierre Besnard) par un accord secret – le Pacte – semblèrent tout d’abord triompher des communistes mais leur défaite devint effective à Saint-Étienne (juillet 1922). En 1926, au sein de la C.G.T.S.R. (C.G.T. syndicaliste révolutionnaire), P. Besnard définit leur position dans Les Syndicats ouvriers et la révolution sociale, puis dans Le Monde nouveau (1934). A la veille de 1939, les effectifs de la C.G.T.S.R. ne dépassaient pas 4 000 adhérents, dont 1 000 pour la région parisienne.

Enfin, l’activité journalistique continua, toujours essentielle : les publications individualistes d’Émile Armand (L’En-dehors, 1922-1939, puis L’Unique, 1945-1956), les organes communistes libertaires Plus loin (1926-1939), La Voix libertaire (1928-1939), Le Libertaire, qui parut sans interruption jusqu’en 1954 et devint même quotidien en 1923-1924, Terre libre et ses essais d’éditions régionales (1928-1939). Le Monde libertaire, hebdomadaire à partir de 1977, organe de la Fédération anarchiste, succéd au Libertaire. La Fédération anarchiste a par ailleurs créé une radio, Radio-Libertaire, en 1981.

En Italie, l’échec du soulèvement de Bénévent marqua la fin d’une période. Cafiero, en prison, résuma Le Capital de Marx en italien et revint au marxisme. En 1879, Andrea Costa annonça son passage au socialisme. Seuls restaient Francisco Saverio Merlino et Malatesta. La célèbre brochure de ce dernier, Ai contadini ("Aux paysans", 1883), indiqua une nouvelle orientation : Giuseppe Barbiani et le jeune Luigi Galleani organisèrent les paysans de la vallée du Pô. Accusés de "conspiration" en vue de constituer une" association de malfaiteurs", Merlino et Malatesta, risquant de lourdes peines, s’enfuirent en Angleterre, d’où Malatesta repartit quelques années plus tard pour l’Argentine. Le congrès de Forli (15 mars 1885) tenta de donner aux anarchistes un embryon d’organisation chargée surtout de la correspondance avec l’extérieur. Deux courants se firent jour : une tendance communiste anarchiste, intransigeante, et, sous l’influence d’Amilcare Cipriani, combattant de la Commune de Paris, une tendance assez proche du socialisme. La rupture toujours plus nette avec les socialistes et l’accentuation des luttes de classes au cours des années 1884-1886 poussèrent certains, et au premier chef Saverio Merlino et ses amis, à revenir sur les postulats antiorganisationnels. L’opposition aux socialistes se situa plutôt, désormais, dans l’abstentionnisme électoral. C’est alors que Malatesta et Merlino proposèrent la réunion d’un congrès socialiste italien général ouvert à tous les socialistes sans distinction de partis. Ce fut le congrès de Capolago.

Malatesta et Merlino fondèrent de grands espoirs sur le congrès de Capolago. Au cours des années précédentes, l’anarchisme s’était d’abord développé en Italie centrale et même introduit en Sicile[6]. Ses militants s’étaient montrés actifs chez les chômeurs de Rome, et, lors des agitations de Toscane en 1889, certains avaient dirigé des manifestations. Le congrès de Capolago (4-6 janvier 1891) rassembla près de quatre-vingts délégués venus de toute l’Italie ainsi que de nomreux militants d’Argentine, du Brésil, d’Égypte, des États-Unis, de Grande-Bretagne, etc. On élabora un "schéma d’organisation" du nouveau Parti socialiste anarchiste révolutionnaire. Outre le recours à la propagande traditionnelle, on décida que les anarchistes participeraient à toutes les agitations et lanceraient à l’occasion du 1er Mai une grève générale révolutionnaire. Une commission centrale de correspondance fut chargée de représenter l’organisation. L’agitation, lancée en dépit des conseils de Malatesta et de Cipriani, aboutit à des désordres, suivis d’arrestations et de procès. Un an plus tard, au congrès de Gênes, les anarchistes se séparèrent définitivement des socialistes qui fondèrent le Parti des travailleurs italiens, devenu en 1895 le Parti socialiste italien. À l’opposé des socialistes, les anarchistes soutinrent le mouvement des fasci  siciliens de 1893. L’année suivante, ils organisèrent dans la région de Carrare un mouvement contre la vie chère et pour l’amélioration des conditions de travail.

Mais les attentats – assassinat de Sadi Carnot par Sante Caserio (1894), attentat manqué d’Acciarito contre le roi d’Italie (1897), assassinat d’Humbert Ier par Gaetano Brecci (1900)…  – entraînèrent la répression. C’est à cette époque qu’apparut un syndicalisme révolutionnaire qui se réclamait de Sorel. Tandis que Malatesta, rentré d’exil (1897-1898), organisait le prolétariat de la région d’Ancône, c’est par le syndicalisme que semblait passer le renouveau de l’anarchisme. En 1906, après l’échec de la grève de la Fédération italienne des travailleurs de la mer, grève d’orientation syndicaliste révolutionnaire, Alceste De Ambris constitua à Parme un Comité des résistances auquel adhéra, entre autres, le puissant Syndicat des cheminots italiens. La même année, le congrès anarchiste de Rome essaya, sans grand succès, de réorganiser le mouvement et, jusqu’à la guerre, bon nombre d’anarchistes militèrent, avant tout, dans les Chambres du travail, en dépit des réserves de Malatesta.

Le vaste mouvement de grève à Parme s’acheva par un échec, en juin 1908 : le prolétariat de la ville, galvanisé par De Ambris, tint tête pendant trois jours aux forces de l’ordre. En 1909, l’exécution en Espagne de Francisco Ferrer provoqua une grève générale spontanée dans toute l’Italie. En décembre 1910, se réunit à Bologne le congrès de l’Action directe qui regroupa les syndicalistes révolutionnaires. Ceux-ci représentaient environ 150 000 membres (la C.G.T. en comptait 300 000, les organisations catholiques 100 000 et les ligues "indépendantes" 250 000). Deux ans après, au congrès de Modène, l’Action directe donna naissance à l’Union syndicale italienne, prônant un syndicalisme révolutionnaire, et dans laquelle Malatesta vit "une force réelle qui peut beaucoup apporter à la cause révolutionnaire". Toutefois, le Syndicat des cheminots, anarcho-syndicaliste, resta autonome.

La guerre de Libye fut l’occasion d’une série de manifestations ; un soldat appelé, Augusto Masetti, tira sur son colonel au cri de "Vive l’anarchie !. L’adoption par le congrès socialiste de Bâle (1912) d’une motion envisageant le recours à la grève générale témoigna de l’audience de ce thème dans l’ensemble du prolétariat. "Il faut donc étudier la grève du point de vue révolutionnaire, écrivit Malatesta. La grève générale est le meilleur moyen que nous puissions souhaiter pour lancer l’insurrection". Le congrès de Londres de 1913 tenta même de créer une Internationale syndicale révolutionnaire. L’Union syndicale italienne fut représentée à Londres en 1913 par Edmondo Rossoni, qui allait diriger les corporations sous Mussolini. Mais déjà le syndicalisme apparut en recul. À son IIème congrès, l’U.S.I. n’enregistrait plus que 100 000 inscrits, alors que la C.G.T. en comptait 327 000.

Revenu en 1913 à Ancône où il fonda la revue Volontà, Malatesta crut trouver dans l’agitation antimilitariste grandissante le point de départ de l’insurrection dont il rêvait. Le 7 juin, une manifestation antimilitariste, rassemblant anarchistes, syndicalistes et républicains, fut écrasée par la police. Il y eut 4 morts, 15 blessés. L’U.S.I. le soir même, le Parti socialiste, la C.G.T. et le Syndicat des cheminots, à partir du 9 juin, proclamèrent la grève générale. Celle-ci s’étendit à tout le pays, encouragée par le directeur du quotidien socialiste Avanti ! Benito Mussolini. Pendant une semaine – la "Semaine rouge" –, on eut le sentiment, à travers toute l’Italie, comme l’écrira Volontà, qu’il ne s’agissait désormais plus de grève, mais de révolution. Toutefois, c’est en vain que Malatesta lança ses appels à l’insurrection, car la Grande Guerre allait poser d’autres problèmes. Le congrès de l’U.S.I. réuni à Milan en septembre 1914 vit les syndicalistes se diviser : un courant qui, avec De Ambris, Rossoni..., adhéra à la cause de l’Entente et constitua l’Union italienne du travail ; un autre courant, le plus fort, fidèle à ses idéaux anarchistes, réitéra, avec Armando Borghi, son "aversion irréductible à la guerre et au militarisme".

D’autres anarchistes – Libero Trancredi, Maria Rygier – firent également défection, mais tout au long de la guerre le mouvement se maintient assez bien ; beaucoup d’anarchistes désertèrent, d’autres finirent en prison, leur presse fut persécutée. Il est bien entendu difficile d’évaluer la participation des anarchistes aux émeutes de Turin d’août 1917, ou aux manifestations de Milan d’octobre 1918, mais elle semble avoir été importante. Le 5 novembre 1918, tandis qu’on manifestait un peu partout "pour la paix et l’Internationale", l’U.S.I. lança un appel à reconquérir les libertés perdues. La poussée prolétarienne de l’après-guerre se manifesta aussi chez les anarchistes, toujours dirigés par Borghi : l’U.S.I., où le nombre des métallurgistes était relativement important, allait atteindre 300 000 adhérents ; le Syndicat des cheminots 200 000 (la C.G.T., il est vrai, en comptait près de 2 millions). Les congrès de Florence, de Bologne (28-29 août 1920) et d’Ancône (1921) aboutirent à la formation de la Fédération anarchiste italienne.

Rentré d’exil, Malatesta parraina le journal Umanità Nova que Gigi Damiani publia à partir de février 1920 et dont le tirage s’éleva à 50 000 exemplaires. Puis Malatesta lui-même lança la revue Pensiero e Volontà (1924-1926). Sa première apparition en public, au cours d’un meeting à Milan, provoqua un heurt entre policiers et manifestants. Il y eut deux morts, plusieurs blessés et une grève générale de protestation dura plusieurs jours. Le Syndicat des cheminots, l’Union anarchiste, toujours dirigée par Malatesta, et la Fédération des travailleurs de la mer du capitaine Giulietti participèrent à la réunion de Milan (21 mai 1920), au cours de laquelle toutes les organisations du prolétariat décidèrent de saboter l’intervention contre la Russie révolutionnaire. On parla à la même époque – mais il s’agit, semble-t-il, de rumeurs sans fondement – de contacts entre Malatesta et D’Annunzio pour transformer en révolution l’occupation de Fiume.

À Ancône, cependant, en juin 1920, les anarchistes animèrent le soulèvement des soldats qui refusaient de partir pour l’Albanie. Pendant plusieurs jours, Marches et Romagne allaient se trouver en proie à la révolte. Mais la grande occasion manquée, ce fut évidemment l’occupation des usines (août-septembre 1920) que les anarchistes tentèrent vainement de transformer en révolution. Après l’attentat[7] du théâtre Diana de Milan (23 mars 1921), que Malatesta désapprouva, on saccagea les sièges de l’U.S.I. et la rédaction d’Umanità Nova  : des centaines de militants anarchistes furent arrêtés. L’Alliance du travail, sous les auspices du Syndicat des cheminots, tenta d’organiser la résistance au fascisme. Après l’échec de la "grève légalitaire" d’août 1922, cheminots et adhérents de l’U.S.I. quittèrent l’Alliance. La Fédération des travailleurs de la mer pactisa avec Mussolini (16 octobre 1922). Peu après, les massacres de Turin firent plusieurs morts parmi les anarchistes, dont Pietro Ferrer, secrétaire de la Section métallurgique (19 décembre 1922).

L’histoire des anarchistes sous le fascisme se confond avec celle des organisations prolétariennes. Après la suppression de toute presse d’opposition en 1926, et donc la disparition de la revue que Malatesta publiait à Rome, Pensiero e Volontà, les anarchistes continuèrent de s’exprimer à l’étranger : dans Controcorrente (Boston), Germinal  (Chicago), Lotta anarchica et Il Momento (Paris). Clandestins ou en exil, quatorze journaux anarchistes furent publiés pendant cette période. Ceux des militants qui, en Italie, n’étaient pas en prison ou déportés dans les îles choisirent souvent le chemin de l’exil ; Luigi Fabbri et Ugo Fedeli, par exemple, allèrent en Argentine ; Camillo Berneri se réfugia en France dès 1926.

"Exilé de l’intérieur", assiégé par la police, malade, presque dans la misère, Malatesta mourut à Rome le 22 juillet 1932. Cette disparition marque la fin d’une époque. Certains, cependant, continuaient de penser à l’attentat individuel qui libérerait l’Italie de son "César". C’est ainsi que le jeune Michele Schirru arriva de New York en 1931 avec l’intention d’assassiner Mussolini. Arrêté aussitôt, il fut condamné à mort et fusillé le 29 mai 1931. Lorsque éclata la guerre d’Espagne, les premiers volontaires étrangers furent des anarchistes, français et italiens. On les retrouva dans les colonnes Durruti, Ortiz, Carlo Rosseli. Certains moururent au front (Libero Battistelli), d’autres dans les camps de concentration d’Allemagne, de Pologne, de Tunisie et de France, d’autres enfin (comme l’écrivain Camillo Berneri) furent assassinés en mai 1937 à Barcelone.

La Résistance – après les communautés de Catalogne – donna aux anarchistes l’occasion de tenter certaines expériences libertaires, particulièrement dans les environs de Carrare où fut instaurée une République libertaire. Un tract en allemand – Aufruf – adressé par les anarchistes de Milan aux "officiers, sous-officiers et soldats" allemands donna assez bien le ton de la lutte des anarchistes : résistance mais, d’abord, révolution. Espérance déçue. En septembre 1945, à la fin de la guerre, le congrès de Carrare proclama la reconstitution de la Fédération anarchiste italienne, qui publia Umanità Nova, Volontà  et l’éphémère Libertario de Milan. Mais, dès février 1946, on assista à une première scission, d’où naquit la Fédération libertaire italienne, dissoute peu après.

En Espagne, la venue des libéraux au pouvoir en 1881 favorisa une renaissance de l’anarchisme réduit à la clandestinité depuis 1874. Au congrès de Barcelone, du 23 au 26 septembre 1881, les anarchistes reconstituèrent la section de l’A.I.T. bakouninienne sous le nom de Fédération des travailleurs de la région espagnole et les délégués se déclarèrent anarchistes collectivistes. La F.T.R.E. fut ensuite remplacée (1888) par l’Organisation anarchiste de la région espagnole. Reconstituée en octobre 1900, elle le fut dans l’esprit de l’Organisation anarchiste et ce n’est qu’en septembre 1908, avec la Fédération régionale Solidaridad obrera, qu’on en revint à l’ancienne formule ; elle annonçait, en septembre 1911, la naissance de la C.N.T. (Confédération nationale du travail).

Dans cette Espagne où le paysan ne gagnait pas de quoi acheter deux kilos de pain par jour, les luttes sociales revêtaient un aspect dramatique. Dans l’Andalousie paysanne et la Catalogne ouvrière, les anarchistes pratiquèrent la propagande par le fait. En marge même de la Fédération, et désavouée par elle, se constituèrent des groupes terroristes, tels Los Desheredados, une société secrète, La Mano negra, dont les affiliés se livrèrent, de 1882 à 1886, à des expropriations, incendies, attentats, notamment à Jerez de la Frontera… La répression engloba la Fédération et des anarchistes furent exécutés. Le terrorisme reprit à Jerez en 1892, toujours suivi d’exécutions. Pendant dix ans eurent lieu des attentats à la bombe, à Barcelone notamment, auxquels répondirent tortures et mises à mort à Montjuich.

Le 31 mai 1906, Mateo Morral perpétra un attentat contre Alphonse XIII. On arrêta le fondateur de l’École moderne, rationaliste et libertaire, Ferrer, qui fut détenu pendant plus d’un an. À la fin de juillet 1909 éclatait à Barcelone une violente grève générale de caractère antimilitariste et anticlérical : ce fut la "Semaine sanglante". Ferrer, qu’on accusa d’en avoir été l’instigateur, fut à nouveau arrêté et exécuté à Montjuich le 13 octobre.

L’Espagne restant à l’écart de la Première Guerre mondiale, le mouvement ouvrier espagnol ne connut pas les mêmes problèmes qu’en d’autres pays mais la révolution russe y fit naître les mêmes espoirs. Un congrès de la C.N.T., qui se tint à Madrid en décembre 1919 (l’organisation comptait alors plus de 700 000 adhérents), adopta le communisme libertaire comme but, donna une adhésion provisoire à la IIIème Internationale et décida l’envoi d’une délégation de trois membres à son IIème congrès. Seul des trois, Angel Pestaña atteignit Moscou[8] et assista au congrès (juillet 1920). On y discuta de l’organisation d’une nouvelle internationale syndicale, mais Pestaña refusa les formules de conquête du pouvoir et de dictature du prolétariat.

En avril 1921, un plénum des délégués des Régionales de la C.N.T. se prononça pour l’envoi d’une délégation, composée d’Arlandis, Colomer, Ibáñez, Maurín, A. Nín, au congrès constitutif de l’I.S.R. (Internationale syndicale rouge) qui allait se tenir à Moscou en juillet. Un nouveau plénum, en août, revint sur la décision prise ; la conférence nationale de la C.N.T. tenue à Saragosse en juin 1922 retira l’adhésion donnée à l’Internationale communiste et décida d’adhérer à l’A.I.T., dont la reconstitution sera chose faite à Berlin en décembre de cette même année.

Le pouvoir étatique ou patronal s’efforça d’entraver le développement de la C.N.T. en organisant des attentats contre ses dirigeants : c’est ainsi qu’Angel Pestaña fut blessé le 25 août 1922 et que Salvador Seguí, principal animateur de la C.N.T., fut tué à Barcelone le 10 mars 1923[9].

Le 13 septembre 1923, un coup d’État militaire donna le pouvoir à Primo de Rivera. Les anarchistes furent encore une fois réduits au silence et, en mai 1924, la C.N.T. entrait dans la clandestinité jusqu’à la chute du dictateur (janvier 1930). Pendant ces années, le mouvement anarchiste clandestin se durcit : la F.A.I. (Fédération anarchiste ibérique), créée en juillet 1927, fut désormais l’âme de la C.N.T.

Deux jours après la victoire de la gauche aux élections du 12 avril 1931, la République fut proclamée et la C.N.T., en décrétant du 13 au 15 la grève générale, prévint toute tentative contre-révolutionnaire.

On retiendra deux faits de la vie, toujours agitée, de la C.N.T. durant cette période :

         en juin 1931, la décision de la Confédération (congrès extraordinaire de Madrid) de moderniser son organisation en créant des Fédérations nationales d’industrie, la concentration syndicale répondant ainsi à la concentration capitaliste ;

         en août 1931, le début d’une crise interne qui opposa les signataires du Manifeste des Trente, hostiles aux consignes jugées insurrectionnalistes de la F.A.I. à ceux qui admettaient le contrôle de l’organisation anarchiste. L’année suivante, l’un des Trente, Angel Pestaña, fondait le Parti syndicaliste. La crise prit fin en mai 1936, au congrès extraordinaire de Saragosse, par le retour à l’unité, Pestaña et ses amis rejoignant la C.N.T.

Lors des élections qui ont assuré la victoire du Frente popular, la C.N.T., préoccupée du sort de ses 9 000 détenus, n’avait pas lancé l’habituel mot d’ordre d’abstention. La situation était profondément troublée : grèves générales et partielles, attentats dont les auteurs étaient souvent des militants d’extrême droite, échauffourées avec la police se multipliaient… C’est alors que Franco, à partir de bases marocaines, déclencha la guerre civile (17 juill. 1936).

La C.N.T. groupait alors 1 200 000 adhérents, dont 200 000 en Catalogne (l’U.G.T. socialisante 1 040 000, dont 32 000 en Catalogne), et la réplique au putsch fut résolue et rapide. Dès le 17 juillet 1936, à Barcelone, les anarchistes s’emparèrent des armes entreposées dans les bateaux ancrés dans le port et, en Catalogne, les comités ouvriers détenaient pratiquement le pouvoir. Les anarchistes, miliciens mais non soldats, se distinguèrent notamment en Aragon avec Durruti, qui trouva la mort peu après devant Madrid (20 novembre 1936). Mais, au sein du Front antifasciste, les oppositions s’accentuèrent, qu’illustre le conflit armé opposant anarchistes et communistes à Barcelone en mai 1937.

Quelle attitude devaient avoir les anarchistes à l’égard du gouvernement ? Deux plénums de la C.N.T. en décidèrent : celui, à l’échelon régional, du 20 juillet 1936, pour ce qui est de la Catalogne ; celui, à l’échelon national, du 1er août suivant. La C.N.T. entrait au gouvernement avec quatre ministres : Juan López au Commerce, Federica Montseny à la Santé, García Olíver à la Justice, Juan Peiró à l’Industrie. On imagine sans peine les discussions qui surgirent au sujet de cette participation à un pouvoir "maudit" par sa nature même.

Dans les domaines agricole et industriel, les anarchistes se livrèrent à des essais de communisme et de collectivisme libertaires dans les régions qu’ils contrôlaient : collectivisation en Aragon des trois quarts des terres réparties entre plusieurs centaines de communes ; collectivisation dans la région du Levant ; socialisation spontanée des usines de Catalogne… La dissolution du Conseil d’Aragon dirigé par les anarchistes (décret du 10 août 1937), la militarisation des industries de guerre (décret du 11 août 1938) mirent pratiquement fin à ces expériences.

La victoire de Franco, en avril 1939, instaura un régime dictatorial de type fasciste qui dura des décennies. Des procès, suivis de lourdes condamnations, ont prouvé que l’anarcho-syndicalisme n’était pas mort en Espagne ; depuis la chute du franquisme, il est en plein essor.

L’influence des idées anarchistes en Amérique latine, principalement en Argentine, s’est fait sentir avec la pénétration des théories bakouniniennes. Un centre de propagande ouvrière édita en 1879 un opuscule, Una idea, exposant les conceptions de Bakounine. Les journaux El Descamisado, "athée et anarchiste" (1879), La Vanguardia d’Eduardo Camaño (1879), La Lucha obrera, anarchiste collectiviste,… furent publiés. Mais l’arrivée de Malatesta (1885) marqua la fin d’un certain romantisme anarchiste.

Pour les anarchistes, l’Amérique latine fut souvent le terrain d’expériences libertaires. L’une des plus célèbres, la colonie Cecilia, fournit le thème d’un chant anarchiste italien : il s’agissait d’une "communauté anarchiste expérimentale", fondée en 1891 dans l’État de Paraná, au Brésil, par l’anarchiste italien Giovanni Rossi. Expériences éphémères, comme celle de la colonie Cosme, coopérative "communiste" fondée au Paraguay en 1896 par l’Anglais William Lane. Apparemment plus réaliste, la Métropole socialiste d’Occident, fondée dans la baie d’Ohuira-Topolobampo au Mexique par Albert K. Owen en 1881, n’a pas survécu. Les colons, qui bénéficiaient de l’appui du gouvernement mexicain, s’étaient engagés à construire un chemin de fer transcontinental... En novembre 1932 encore, toujours au Brésil, un groupe d’émigrés lettons fonda à Assis, dans l’État de São Paulo, la colonie Varpa, communiste anarchiste.

Pendant toute une période, l’anarcho-syndicalisme, parfois en concurrence avec le socialisme (Chili), parut exprimer le choix du prolétariat des pays andins. En Bolivie, la Federación obrera internacional, anarcho-syndicaliste, créée en 1912, fut le premier germe de la Federación obrera del trabajo (1918). Au Chili, les typographes constituèrent, en 1902, la Federación de obreros de imprenta (7 000 adhérents). Dès 1910, les "sociétés de résistance" anarcho-syndicalistes comptaient 50 000 membres, sur une population globale de 3 millions d’habitants. En 1912 naquit la Federación local obrera d’Antofagasta, libertaire, qui ne vécut que deux ans. En 1919, la fondation chilienne des International Workers of the World (I.W.W.) regroupait 7 organisations avec 9 000 ouvriers. Au Pérou, en 1904, fut fondée, chez les ouvriers boulangers, l’Unión de trabajadores panaderos, d’inspiration anarcho-syndicaliste. La même année, on assistait à la première grève des travailleurs du port de Callao. Des revues (Humanidad, Páginas libres) et des cercles de propagande (Centro de estudios sociales Primero de mayo, Centro racionalista Francisco Ferrer) commencèrent à diffuser la pensée libertaire. Manuel González Prada, poète et écrivain connu, se rapprocha du prolétariat et publia une série d’écrits d’orientation anarchiste. En 1912-1913, après la première grève générale des travailleurs de Lima et de Callao (1910), l’Unión general de jornaleros de Callao, la Federación obrera regional del Perú, anarcho-syndicalistes, et deux groupes anarchistes de Lima, Luchadores por la Verdad et Luz y Amor, lancèrent une campagne pour la journée de huit heures. Sous le gouvernement du général Benavides (1914-1915), l’anarchisme se maintint dans des journaux souvent interdits : La Lucha, de González Prada, El Motín, de Carlos del Barzo. À la fin de la guerre, les anarcho-syndicalistes Carlos Barba, Nicolás Gutarra et Adalberto Fonken organisèrent le mouvement contre la vie chère et pour la journée de huit heures. Ce mouvement aboutit à la grève générale de mai 1919 et à la création de la Federación obrera regional peruana, qui fut pendant une dizaine d’années la principale organisation du prolétariat péruvien. La formation de l’A.P.R.A. (1924), celle du Parti socialiste du Pérou (1928), remplacé par le Parti communiste (1930), et surtout la création de la C.G.T. du Pérou (1929) ont placé l’anarcho-syndicalisme dans une position minoritaire.

À Cuba, les problèmes du mouvement ouvrier sont étroitement liés à la cause de l’indépendance nationale. Héritier de la Sociedad de tabaqueros de La Havane, créée en 1868 par des émigrés espagnols, et des sociétés anarcho-syndicalistes de dockers et de producteurs de tabac, le Congrès régional ouvrier de La Havane (1892), d’orientation libertaire, revendiqua simultanément la journée de huit heures et l’indépendance de l’île. Le poète Jose Martí fut lui-même préoccupé des conditions de vie de la population et très impressionné, lors de son exil aux États-Unis, par l’exécution des anarchistes de Chicago. Jusqu’en 1925, année de la fondation du Parti communiste de Cuba, les anarchistes représentèrent la principale force du prolétariat cubain. C’est en 1925 que la Federación cubana del trabajo renonça à l’anarcho-syndicalisme.

Au Mexique, ce furent les anarchistes qui donnèrent le signal de la lutte, et la poursuivirent jusqu’à ce que le vaste mouvement révolutionnaire commencé en 1910 ait épuisé toutes les énergies. Fondateurs de la revue Regeneración  (1900), les frères Flores Magón organisèrent en 1901, à San Luis Potosí, le Partido liberal mexicano, à l’origine destiné à lutter contre la dictature de Porfirio Díaz. Contraints d’émigrer aux États-Unis où ils continuèrent d’éditer Regeneración au Texas, puis à Los Angeles, Ricardo Flores Magón et ses compagnons publièrent à Saint Louis (Missouri), en juillet 1906, le programme du Parti libéral. Celui-ci s’adressait à la "classe la plus nombreuse du pays" et reprenait plusieurs revendications libertaires ; Francisco Madero, qui conduisit plus tard la lutte contre Díaz, comptait alors parmi les "magonistes". Une première insurrection, organisée par les frères Flores Magón, fut écrasée et Ricardo Flores Magón emprisonné aux États-Unis, à la demande du gouvernement mexicain. En prison, il acheva de se convertir à l’anarchisme, renonça au nationalisme et se persuada de recourir à la seule violence pour transformer la société mexicaine. C’est alors qu’il cessa de faire cause commune avec Madero, qu’il attaqua même dans sa revue, dénonçant son "jacobinisme". Entre-temps, une autre tentative d’insurrection aux cris de "Terre et Liberté !" fut écrasée en 1909. Tandis que le "magoniste" Librado Rivera était tué par les soldats gouvernementaux au cours des premiers combats de la révolution, en Basse-Californie, les disciples de Flores Magón tentèrent vainement en janvier 1911 d’organiser une "République socialiste de Basse-Californie". Lorsque Ricardo Flores Magón mourut dans un pénitencier nord-américain en 1922, la révolution mexicaine l’avait quelque peu oublié.

L’essor de l’anarchisme en Argentine fut étroitement lié à l’immigration italienne, dont la majorité se composait de travailleurs agricoles et d’artisans. En 1885, l’arrivée de Malatesta stimula organisations et journaux. Tout en publiant simultanément en italien et en espagnol le journal La Questione sociale, Malatesta organisa les charpentiers et les ébénistes (1885), puis les boulangers (1887), et, en dépit de la concurrence socialiste, d’inspiration allemande, contribua à accroître l’influence des anarchistes parmi les travailleurs argentins. Des délégués de Buenos Aires participèrent au congrès anarchiste italien de Capolago (1891) et, en 1897, on comptait à Buenos Aires une trentaine d’organisations syndicales d’orientation anarchiste.

Faisant suite au journal El Perseguido (1890-1897) parut, sous la direction de l’ébéniste catalan Gregorio Inclán Lafarga, La Protesta humana, devenue simplement La Protesta en 1903, dirigée ensuite par D. Abad de Santillán, qui contribua beaucoup à la diffusion de la pensée anarchiste. Entre 1890 et 1904 parurent en Argentine 43 périodiques en espagnol, 18 en italien, 3 en français, ainsi que 6 revues d’art et de littérature, tous anarchistes, à quoi il faut ajouter la traduction de 126 opuscules et livres.

L’arrivée de Pietro Gori, en juin 1898, marqua une étape. Criminologue réputé, Gori commença aussitôt à publier la revue Criminologia moderna, qui influença plusieurs intellectuels dont le philosophe José Ingenieros. Gori poursuivit aussi le travail d’organisation entrepris par Malatesta. En mai 1901, il fut parmi les promoteurs du congrès constitutif de la Fédération ouvrière régionale argentine (F.O.R.A.) groupant d’abord anarchistes et socialistes et qui, dès l’année suivante, devint exclusivement anarcho-syndicaliste. L’anarchisme connut alors un bel essor et, en avril 1904, La Protesta  se transforma en quotidien. En 1910, les anarchistes publièrent même pendant quelques mois un journal du soir, La Batalla.

Grossie des syndicalistes révolutionnaires en 1907, la F.O.R.A. participa à toutes les agitations. Le 1er mai 1909, à Buenos Aires, une charge de police fit 8 morts et 15 blessés parmi les anarchistes. Le responsable du massacre, le colonel Falcón, fut tué quelques mois plus tard par une bombe lancée par l’anarchiste Simon Radowitsky. L’année suivante, une autre bombe, lancée dans un théâtre de Buenos Aires, fut à l’origine de nouvelles persécutions. L’influence grandissante des autres organisations ouvrières, socialistes et réformistes en particulier, conduisit le IXème congrès de la F.O.R.A., en avril 1915, à renoncer aux "principes économico-philosophiques du communisme anarchique", adoptés lors du Vème congrès (1905). Une minorité, fidèle au vieux programme, se détacha sous le nom de F.O.R.A. del Quinto Congreso.

En janvier 1919, un conflit entre la police et les grévistes des chantiers métallurgiques Vasena fit 4 morts et 20 blessés. L’indignation provoqua un soulèvement populaire que la F.O.R.A. del Quinto Congreso tenta de transformer en mouvement révolutionnaire. Ce fut la "Semaine sanglante", qui se solda par 700 ou 800 morts, 4 000 blessés et 52 000 arrestations. Participant à la grande grève maritime de 1920 (12 février –10 mars), les anarchistes furent également présents dans les grèves de Patagonie l’année suivante.

Mais l’influence des anarchistes ne cessa de diminuer. Le Congrès anarchiste de la région de La Plata, qui rassemblait des délégués d’Argentine, d’Uruguay et du Paraguay (1922), tenta de faire le point, mais, en septembre 1924, les anarcho-syndicalistes furent exclus des organisations syndicales. Ne subsistait plus désormais que la F.O.R.A. del Quinto Congreso, qui refusa d’adhérer à la C.G.T. constituée le 27 septembre 1930, et tenta, presque seule, de s’opposer au coup d’État du général Uriburu (6 sept. 1930). Enfin, en 1935, fut constituée la Federación anarco-comunista argentina.

  1. Un mouvement en devenir

Décimé par les fascistes, les nazis, les franquistes mais aussi les communistes, le mouvement anarchiste sort considérablement affaibli de la Seconde Guerre Mondiale. En Espagne, il renaît aussitôt après la mort de Franco et, dès 1975, la C.N.T. est à nouveau un syndicat puissant en catalogne et jouit d'un rayonnement prestigieux dans le monde. En Italie, le mouvement anarchiste connaît un véritable renouveau à partir des années 1970 en se montrant fort actif sur les questions sociales et écologiques mais en prenant de nombreuses initiatives d'action directe à la base (Centres sociaux en particulier mais aussi certaine municipalités). Au Chili, lors de la révolution pacifique qui a vu l'élection de Salvador Allende et au Portugal, avec la Révolution des œillets, l'anarchisme a su être présent à travers ses idées et ses militants. En France, le mouvement anarchiste se réorganise avec la Fédération Anarchiste et le Monde libertaire et mobilise autour de lui de nombreux écrivains et artistes : Albert Camus, André Breton, Georges Brassens, Léo Ferré, Bernard Lavilliers…

En France encore, en 1962, la Fédération Anarchiste, sous l'égide, en particulier, de Louis Lecoin (1888 – 1971), anarchiste pacifiste, est à l'initiative d'une retentissante campagne menée avec succès en faveur des objecteurs de conscience.

Un peu partout, mais spécialement en France, 1968 permit de démontrer l'actualité, la vigueur et l'impact du mouvement anarchiste. Depuis, l'anarchisme… va bon train et, à ceux qui le croyaient mort et enterré, il démontre que, tel le Phénix, il renaît sans cesse de ses cendres !

L'Écologie, en tant que mouvement politique, un certain communisme de rupture avec le marxisme – le communisme libertaire -, le renouveau syndical avec la C.N.T., les diverses coordinations de la base échappant totalement au contrôle des centrales traditionnelles, fortement centralisatrices – le fameux centralisme démocratique au relent de léninisme et de… stalinisme ! -, les mouvements lycéens, les mouvements de chômeur, certains courants artistiques – hip hop -, les slogans spontanés de nombreuses manifestations, certaines écoles de pensée du végétarisme[10], les divers mouvements de libération sexuelle, les militants des droits de nombreuses minorités, le féminisme, certains courants du nudisme – ou naturisme -… démontrent que l'anarchisme a une audience qui va bien au-delà des membres de groupes officiellement constitués – notamment, au niveau de la Fédération Anarchiste – et que, en fait, il s'inscrit bien dans un mouvement de fond de nature libertaire.

Par ailleurs, il faut noter que, depuis l'effondrement du communisme, des groupes anarcho-syndicalistes émergent dans l’ex-U.R.S.S. et en Europe de l’Est.

Aux États-Unis, au Canada, en Australie…,après s'être constitués localement dans l'isolement, de nombreux groupes, voire mouvements se rapprochent dans une perspective sinon d'unité, du moins de fédération.

Au plan mondial, les nombreuses luttes menées contre la mondialisation et la globalisation, les mouvements de défense de paysans sans terre, d'autochtones – en particulier, indiens d'Amérique Latine –, le pacifisme qui prend de plus en plus une dimension internationaliste, la lutte contre l'abolition de la peine de mort et de la torture, le militantisme écologique, le recours à l'arme du boycott, les solidarités internationales à l'égard de causes et de personnes… sont également autant de preuve de la vivacité de l'anarchisme qui, depuis quelque temps, cherche à retrouver une certaine unité internationale sinon de pensée, du moins d'action. Ainsi, la coordination des activités anarchistes internationales est assurée par l’Internationale de fédérations anarchistes (I.F.A.) qui, issue de l’Internationale anarchiste, a établi son programme à Carrare en 1968 et l’a précisé lors du Congrès de Paris en 1971. Elle regroupe les diverses sections nationales (fédérations ethniques ou géographiques), qui sont autonomes et solidaires.

Sur le plan théorique, l'anarchisme reste vivace. On peut ainsi citer : l'ethnologue Pierre Clastres qui a renouvelé la critique de l'État en montrant que c'est "l'émergence de l'État qui détermine l'apparition des classes" et qu'il est donc nécessaire d'abolir l'État pour réaliser une Société sans classe.

Diffus à travers le monde, l’esprit libertaire perdure. Essentiellement défini comme un esprit de résistance à l’oppression sous ses aspects les plus variés, il restera probablement une réaction permanente dans un monde où des formes de contrainte renaissent à mesure que d’autres disparaissent.

Fin de la deuxième partie



[1] En terme d'idées et de nombre de sympathisants.

[2] Et contraire à ses ambitions personnelles !

[3] Il s'avèrera par la suite que ces terroristes étaient des gangsters manipulés par la Police et le patronat !

[4] Ce ne fut pas spécifique aux anarchistes. Il en fut de même pour les socialistes réformistes, les communistes révolutionnaires, les corporatistes, les travailleurs chrétiens

[5] En France, cette solidarité internationale dut se mettre en œuvre à l'insu, voire contre le Gouvernement ! Son illustration la plus connue et la plus généreuse fut… les Brigades Internationales.

[6] En suscitant une opposition sauvage de la maffia et des propriétaires agricoles.

[7] Depuis que l'anarchisme existe en tant que mouvement il existe une tactique policière constante pour le réprimer, voire le supprimer : la manipulation d'individus, généralement liés au gangstérisme, pour commettre soit des attentats, soir des provocations diverses lors de manifestation. Il en a été ainsi, récemment, en Suède, en Italie, au Canada…

[8] Les deux autres disparurent… mstérieusement durant leur voyage !

[9] A la différence des attentats anarchistes, les attentats patronaux ne donnèrent lieu à aucune répression ni à la moindre enquête policière ou instruction judiciaire !

[10] Dans le prolongement des naturiens du XIXème siècle.


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