Petit kaléidoscope de
l'anarchisme
Ils ont un
drapeau noir
En berne sur l'Espoir
Et la mélancolie
Pour traîner dans la vie
Des couteaux pour trancher
Le pain de l'Amitié
Et des armes rouillées
Pour ne pas oublier
Qu'y'en a pas un sur cent et qu' pourtant ils existent
Et qu'ils se tiennent bien bras dessus bras dessous
Joyeux et c'est pour ça qu'ils sont toujours debout
Les anarchistes
(Léo Ferré, Les
anarchistes)
*****
Dans l'esprit de beaucoup de personnes anarchisme et
nihilisme[1]
sont synonymes ; d'autres font une distinction subtile : le nihilisme serait
l'anarchisme russe ! Dans les deux cas, la confusion, plus ou moins volontaire,
procède d'une autre assimilation, celle de l'anarchisme au terrorisme et, plus
précisément, à l'acte violent individuel. Qu'en est-il exactement ?
Vers les années 1887-1888,
alors que le développement de la société industrielle se poursuivait à un
rythme accéléré sous l’impulsion d’une raison scientifique qui semblait
garantir le progrès indéfini de la moralité et de la culture, le philosophe
Nietzsche lançait ce cri d’alarme : "Ce que je raconte, c’est
l’histoire des deux prochains siècles. Je décris ce qui viendra, ce qui ne
peut manquer de venir : l’avènement du nihilisme" (XV, 137,
édition Kröner). Le drame annoncé par Nietzsche s’est produit. Quand Freud
examine, à la lumière des découvertes psychanalytiques, "le malaise dans
la civilisation", ce malaise est un symptôme du nihilisme. D’un autre côté,
lorsque Husserl réfléchit sur "la crise de la conscience européenne"
et s’inquiète du démantèlement de la rationalité, c’est encore le
nihilisme qu’il débusque. L’audience qu’a rencontrée la philosophie dite
"existentialiste", avec ses thèmes privilégiés : l’angoisse,
la nausée en face de la contingence, la hantise de l’absurde, confirme que
l’humanité est entrée dans l’ère des grandes convulsions.
Le mot nihilisme évoque
spontanément les idées de négation, de destruction, de violence, de suicide
et de désespoir. Camus a souligné les affinités entre nihilisme et révolte.
On devine que cette crise nihiliste procède des événements qui ont, depuis la
Réforme et la Renaissance, miné la représentation médiévale,
anthropocentrique et théologique, du monde. La proclamation de Nietzsche :
"Dieu est mort" traduit cette soudaine prise de conscience que la foi
chrétienne a perdu son fondement et que tout notre système de valeurs s’en
trouve déséquilibré. On devine également que les horreurs du dernier demi-siècle
reflètent l’anxiété morbide qui ronge l’âme moderne et la volonté
fanatique d’échapper à cette détresse en imposant, par la force des armes
ou la contrainte idéologique, un nouveau système de valeurs capable de
redonner un sens à l’existence humaine. Mais on n’arrive pas à former un
concept précis du nihilisme en l’absence d’une méditation philosophique
radicale. C’est ici que Nietzsche, en tant que prophète et théoricien du
nihilisme, apporte à la pensée moderne une contribution d’envergure. Certes,
d’autres explications ont pu, depuis, être avancées ; il n’empêche
que toute analyse du nihilisme entre dans le sillage de Nietzsche. Car c’est
Nietzsche qui, en prouvant l’enracinement du nihilisme dans l’Idéal métaphysique,
a ouvert le chemin vers l’essence du nihilisme et donc vers la possibilité de
son dépassement.
On peut aller chercher très
loin, dans l’histoire et dans la légende, les précurseurs du nihilisme :
citer, par exemple, Prométhée, Caïn, rappeler les doctrines d’Épicure et
de Lucrèce, la gnose ; plus près de nous, évoquer Sade ou le Méphistophélès
de Goethe, dégager le rôle du dandysme et du romantisme. Le mot lui-même se
rencontre chez F. H. Jacobi et chez Jean-Paul, qui l’utilise pour caractériser
la poésie romantique. Mais il importe surtout de voir que l’esprit de rébellion,
l’immoralisme, la justification du meurtre et le défi lancé au monde ne
prennent une tonalité nihiliste qu’à partir de la fin du XVIIIème
siècle ; c’est dire que le nihilisme, dans son principe, est un phénomène
moderne, un phénomène que Paul Bourget, dans ses Essais de
psychologie contemporaine, décrivait déjà, en 1885, comme "une
mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité de tout
effort".
En fait, le nihilisme commence
à prendre conscience de soi lorsque D. I. Pissarev déclare la guerre aux
institutions et à la culture existantes et lorsque V. G. Biélinski a
l’audace d’écrire : "La négation est mon dieu". Il en découle
le refus de toute autorité qui n’émane pas du jugement individuel. Sous
l’influence de Max Stirner, le pressentiment de la catastrophe incita les
esprits les plus lucides à chercher refuge dans l’exaltation du moi. Mais
derrière ce narcissisme hautain et vindicatif se profile l’ombre de
l’absurdité universelle. Tourgueniev, dans Père et fils (1860),
imagine le personnage de Bazarov, qui laisse s’épancher une amertume
proprement schopenhauerienne : "Nous n’avons à nous glorifier que
de la stérile conscience de comprendre, jusqu’à un certain point, la stérilité
de ce qui est". On ne supporte plus le réel, parce que le réel est
maintenant privé de justification. La contradiction s’accuse entre
l’attente humaine et l’inhumanité du monde. Tout dépend alors de
l’attitude que l’on adopte en face de cette découverte. On peut s’abîmer
dans une méditation morose sur la vanité de toute vie. Dostoïevski, dans les
"Carnets" de Crime et châtiments, note : "Le
nihilisme, c’est la bassesse de la pensée. Le nihiliste, c’est le laquais
de la pensée". Mais on peut aussi joindre conscience de l’absurde et
protestation : dévoilant dans l’injustice sociale la cause du nihilisme,
on assume la tâche de détruire le vieux monde afin d’instaurer une nouvelle
image de l’homme. Le nihilisme fait se dresser le héros révolutionnaire.
Bismarck mesure bien le danger : "Le zèle nihiliste vers la
destruction de tout ce qui existe trouve effectivement dans les abus du
gouvernement russe une nourriture abondante".
Mikhail Bakounine aide à
comprendre cette relance de la négation en affirmation quand il avertit fièrement
que "la passion de la destruction est une passion créatrice". Mais la
négativité déploie ses propres conséquences, en deçà des motivations généreuses :
l’utopie bakouniniste d’un monde de l’anarchie qui serait la glorification
de la liberté absolue, justifie à l’avance, dans la mesure où elle requiert
la médiation d’une dictature implacable, les théories d’un Sergheï Netchaïev
qui, de l’absolutisation de l’idéal révolutionnaire, déduisait le
"tout est permis" où le cynisme des bureaucraties totalitaires
puisera une apparence de légitimité rationnelle. Tous les révolutionnaires
n’éprouvent pas les scrupules des authentiques martyrs que furent Ivan Kaliaïev
et Voinarovski. Déjà, chez Tkatchev, on glisse à une conception militaire du
socialisme, où le nihilisme se pare des prestiges fallacieux du rendement et de
l’efficacité. Le terrorisme étatique est bien fils du nihilisme.
Le fou qui, dans Le Gai
Savoir de Nietzsche, apostrophe les passants, une lanterne à la main, en
criant : "Je cherche Dieu !" et qui, blessé des moqueries
de ses auditeurs, leur jette au visage l’accusation : "Nous sommes
tous les assassins de Dieu" est un héros nihiliste. Il proclame "la
mort de Dieu", c’est-à-dire que "la croyance au dieu chrétien est
tombée en discrédit" (V, 271). Certes, pour les esprits bien trempés,
cet événement marque l’abolition des anciens dogmes, donc l’émancipation
de l’homme, qui recouvre l’exercice de ses vertus créatrices si longtemps
aliénées en Dieu. Mais puisque la mort de Dieu, représentée symboliquement,
est aussi un meurtre, auquel a poussé la volonté de vengeance (on reconnaît là
le drame du "plus hideux des hommes" mis en scène dans Ainsi
parlait Zarathoustra ), elle est hypothéquée par de dangereuses équivoques,
qui ne manquent pas de développer leurs conséquences funestes :
l’homme, affronté à ce vide, ne sera-t-il pas tenté, à l’exemple de
Kirilov, un des "possédés" de Dostoïevski, de se déifier lui-même
par un suicide de provocation et de blasphème ? Ou encore, ne se précipitera-t-il
pas dans une agitation furieuse, comme celle qui mobilise autour d’une prétendue
Grande Idée – en vérité simple baudruche idéologique – les membres de
l’Action parallèle et son animatrice Diotime, dans le roman de Robert Musil, L’Homme
sans qualités ? La surenchère morale n’est-elle pas un narcotique
précieux pour se dissimuler l’inanité d’un monde déserté par le divin ?
Hermann Broch a dépeint avec une rare maîtrise toute la gamme des ivresses
frelatées et des capitulations plus ou moins ignominieuses que provoque
l’irruption du nihilisme. Le Huguenau des Somnambules, criminel qui
"achève naïvement son rêve d’enfance dans la réalité", préfigure
le Marius du Tentateur chez qui le crime revêt la sauvagerie préhistorique
d’un sacrifice rituel. On débouche alors inéluctablement sur la trilogie du
nazisme dénoncée par Rauschning dans sa Révolution du nihilisme :
"La mort de la liberté, la domination de la violence et l’esclavage de
l’esprit". Devant une telle désolation, comment ne pas se souvenir de
l’avertissement de Nietzsche : "Si nous ne faisons pas de la mort
de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur
nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte" (XII, 167) ?
Que recouvre le mot
"Dieu" dans la proposition "Dieu est mort" ? Nietzsche
l’explique : Dieu est la dénomination de l’être dans la philosophie
occidentale et il cautionne un idéalisme métaphysique pour lequel l’être désigne
une réalité intelligible, identifiée au Bien absolu et située au-delà du
monde sensible. Or, la spéculation idéaliste, si elle a triomphé
historiquement avec le christianisme, "ce platonisme pour le peuple",
n’avait jamais complètement comblé la fissure entre le réel et cet être
en-soi paré de toutes les perfections. Le nihilisme coïncide très exactement,
selon Nietzsche, avec la découverte que cette contradiction trahit une fatale
erreur d’interprétation ; l’être-idéal n’est, en vérité, qu’un
pseudo-fondement, un nihil qui frappe de nullité toutes les valeurs
qu’on lui accroche. Le sentiment de l’absurde exprime alors notre désenchantement
en présence d’un monde dont l’inhumanité est scandaleuse pour une
conscience éduquée selon des canons moraux anthropomorphiques. "Le nihilisme
radical, c’est la conviction que l’existence est absolument intenable,
si on la compare aux valeurs les plus hautes que nous connaissions ; il
s’y ajoute cette constatation que nous n’avons pas le moindre droit
de supposer un au-delà ou un en-soi des choses qui serait "divin",
qui serait la morale incarnée" (XV, 145). Le nihilisme est l’aveu lucide
que l’ancien fondement métaphysique des valeurs, l’être identifié à
dieu, n’est qu’une fabulation autour du néant : "Si un philosophe
pouvait être nihiliste, conclut Nietzsche, il le serait parce qu’il trouve le
néant derrière tous les idéaux" (VIII, 139-140).
Appliquant une nouvelle méthode
critique, la méthode généalogique, qui consiste à détecter, sous les
arguments rationnels, les articles de croyance ou" valeurs",
puis, en deçà des valeurs, le type de vie qui en use pour dominer, Nietzsche
impute à un phénomène de déchéance vitale, qu’il nomme la Décadence, la
responsabilité de la crise nihiliste. Le nihilisme est l’"idéologie"
ou encore la "morale" de cette espèce d’hommes qui a besoin des
chimères idéalistes pour se consoler de son impuissance à maîtriser le
devenir, les contradictions, la douleur inhérents à la réalité véritable.
La décadence correspond à l’une des possibilités de la volonté de
puissance, qui se manifeste soit comme volonté de vie, soit comme volonté du néant.
Or la décadence a submergé les instincts de vie et a établi le règne
universel de sa morale idéaliste, provoquant la domestication des tempéraments
d’élite, le nivellement de la hiérarchie naturelle, la falsification
cauteleuse des faits, la prépondérance des impératifs grégaires, la calomnie
du corps et, au bout du compte, l’enlaidissement nihiliste du monde.
Comment a-t-elle pu obtenir ce résultat ?
Par une méthode expéditive qui consiste à détourner les catégories logiques
de leur fonction propre (valeurs au service de la vie, selon les points de vue où
s’exprime le perspectivisme de la volonté de puissance) en les hypostasiant
au-delà du monde sensible à titre de vérités absolues. La décadence
construit de cette manière la fiction d’un monde "inhumain et dénaturé"
et c’est précisément ce "néant céleste" (VI, 43) qui allume
l’incendie du nihilisme.
Mais, pour que le néant soit démasqué,
il faut d’abord que se produise une mutation à l’intérieur de la morale décadente.
La véracité ne triomphe du vieux mensonge idéaliste qu’à partir du moment
où, selon une impulsion authentiquement dialectique, la morale se surmonte
elle-même, engendrant la passion de la connaissance et la probité
intellectuelle. Cependant, il ne suffit pas d’avoir l’audace de renier le
mensonge métaphysique, il faut accumuler la force apte à bâtir un nouveau
monde, œuvre de la volonté de puissance ascendante, et cela n’est concevable
que si la décadence, qui apporte avec elle l’esprit (Geist), le sens
du négatif et de l’intériorité, se conjugue avec les types de volonté de
puissance préservés de la contamination nihiliste, pour produire
"l’esprit libre", tel que le souhaite Nietzsche, c’est-à-dire
unissant "à la supériorité intellectuelle la santé et la surabondance
des énergies" (XVI, 307), ou, selon une splendide formule, "un César
romain qui aurait l’âme du Christ" (XVI, 353).
La victoire de la véracité,
derechef, ne doit pas entraîner la folle surestimation de la puissance du vrai.
On s’aperçoit, en effet, que l’Idéalisme métaphysique sanctionne la présomption
de l’homme qui confond abusivement la vérité avec le Bien, selon les
sollicitations de son désir. On veut croire en un être qui, d’être vrai, mériterait
d’être adoré comme Dieu. Or la mystique de la vérité cache le fanatisme du
néant, et la volonté inconditionnelle du vrai n’est qu’une ruse de la
pulsion de mort : tuer la vie – par la connaissance ! Aussi la compréhension
du nihilisme dans son essence exige-t-elle qu’on plaide en faveur du mensonge
utile à la vie, qu’on prenne la défense de l’illusion dans la mesure où
elle stimule la volonté de puissance créatrice ; on échange donc le
mensonge idéaliste de la morale contre cette illusion délibérée pour
laquelle la véracité elle-même porte témoignage et que Nietzsche nomme
l’Art. De sorte que, si le nihilisme est le fanatisme de l’Absolu, on
s’affranchit du nihilisme par cette provocation du "rien n’est vrai,
tout est permis", qui, assignant une limite à l’exigence de la véracité,
protège les droits de l’art, ce maître de la vie elle-même. On surmonte le
nihilisme grâce à un extrémisme esthétique enseignant « qu’il n’y
a pas de vérité ; qu’il n’y a pas de nature absolue des choses, de
"chose en soi". Ce n’est là que du nihilisme et du plus extrême.
Il place la valeur des choses justement dans le fait qu’il n’y a aucune
réalité qui corresponde ou qui n’ait jamais correspondu à ces valeurs, mais
qu’elles sont au contraire un symptôme de force chez le créateur de
valeurs, une simplification "utile à la vie" (XV, 152).
Ayant dégagé l’essence du
nihilisme, Nietzsche retrace l’histoire du nihilisme européen suivant les étapes
de sa radicalisation.
Prélude au nihilisme, le pessimisme
traduit le dégoût de l’action, le vertige de l’absurde,
l’exaspération morbide de la pitié. La métaphysique de Schopenhauer est la
théorie de ce pessimisme ; elle prêche la sainteté, ou négation du
vouloir-vivre par l’ascèse. Thomas Mann, dans Les Buddenbrooks, a décrit
la déception paralysante qui accompagne la découverte que notre monde est
"le pire des mondes imaginables". Encore cette lucidité est-elle éphémère.
Un réflexe de panique jette le pessimiste dans la recherche affolée d’une
compensation, qui caractérise le nihilisme incomplet. Un certain militantisme,
un certain athéisme cramponné aux valeurs morales, le scientisme, le
socialisme enfin : autant d’essais fébriles pour "échapper au
nihilisme, sans renverser les anciennes valeurs". Tout spécialement,
Nietzsche redoute que, sous le couvert de son optimisme moral, le socialisme
n’instaure la domination du Dernier Homme, ce parasite de la vie à l’abri
d’une société égalitaire, qui fait du bonheur, gagé sur la technique, sa
nouvelle idole. Le nihilisme passif surgit alors, pour relever le défi de la
lucidité intransigeante. Il refuse les expédients du nihilisme incomplet,
mais, par manque d’énergie, il pousse la probité intellectuelle jusqu’au
pur négativisme : "Tout est faux !" Sur cette constatation
lugubre, on croit en finir avec l’angoisse, on n’aspire plus qu’au repos,
à l’oubli, à une espèce de bouddhisme de la torpeur. Les forces restées
intactes s’insurgent contre une telle démission. Elles s’enflamment à la
perspective d’un anéantissement universel. Le nihilisme devient volontarisme
terroriste. Les esclaves révoltés "veulent eux aussi exercer la
puissance, en obligeant les puissants à être leurs bourreaux" (XV,
185). Fête sinistre de la volonté de puissance décadente qui essaie de se
procurer une ultime jouissance dans les spasmes du meurtre et du sacrifice.
C’est le nihilisme actif.
Seule une décision qui maîtrise
toutes les conséquences du nihilisme peut arracher l’humanité à la
catastrophe. Cette décision inaugure un pessimisme héroïque, ou pessimisme de
la force dans le style grec, que Nietzsche appelle un "nihilisme
extatique" ou "classique". On se propose de couper aux décadents
toute retraite vers des consolations chimériques, afin de contraindre
l’humanité à se dépasser vers le surhomme. L’homme est destiné au
surhomme dès l’instant où il découvre, à la lumière du nihilisme, qu’il
n’a pas d’essence préétablie mais que la définition de son être doit
jaillir de sa propre volonté de puissance démiurgique. "Tous les dieux
sont morts, ce que nous voulons à présent, c’est que le Surhumain vive !"
(VI, 115.) Il faut alors "philosopher à coups de marteau" :
briser les idoles, fracasser les vieilles valeurs métaphysiques, sanctifier le
corps, engager une "grande politique" qui désavoue les rêveries égalitaires,
dissipe les mirages de l’État, bafoue les plaisirs moroses de la société de
consommation. Le marteau que Nietzsche confie aux mains du philosophe de
l’avenir, c’est la doctrine du Retour Éternel. Doctrine éminemment sélective,
puisqu’elle pousse les faibles au suicide, en enseignant : tout se répète,
donc seule une vie qui, à chaque instant, adhère d’un élan dionysiaque au
monde réel peut gagner sa justification et transmuter l’absurde en jubilation
créatrice. Plus de tergiversations, de dérobades, de fuites vers les arrière-mondes,
de dualisme moral ! Un immoralisme constructif brasse tous les contraires,
tire la raison de l’instinct et les vertus des passions les plus explosives.
Le néant du nihilisme est exorcisé par la ferveur d’une véracité qui réconcilie,
dans la puissance, les valeurs du savoir et les valeurs esthétiques de la vie.
Les philosophes d’obédience
marxiste qui ont ouvert le dialogue avec la pensée nietzschéenne ne pouvaient
pas, bien entendu, entériner sa critique du socialisme et pas davantage les
solutions qu’elle suggère à la crise nihiliste ; ils inclinent plutôt
à voir dans ses explications les reflets idéologiques d’une situation de
classes et cherchent donc, dans la ligne du matérialisme dialectique, à
expliquer l’irruption du nihilisme par les luttes de classe et les
contradictions entre forces productives et rapports de production qui déchirent
la société bourgeoise. Ainsi, aux yeux de György Lukàcs, la philosophie
nietzschéenne étant "la morale de la classe dominante", ses concepts
majeurs ont pour fonction objective de légitimer l’exploitation du prolétariat
par le capitalisme. Le mythe du surhomme serait alors une apologie de la
"brute blonde" livrée à ses instincts : la volonté de
puissance, la formulation idéologique de l’oppression bourgeoise dans sa
phase ultime, celle de l’impérialisme. Enfin, le nihilisme, s’il est
correctement décrit par Nietzsche, serait le symptôme de la décrépitude qui
frappe les idéaux bourgeois. Le néant du nihilisme n’a aucun contenu
ontologique ; il traduit, au niveau des représentations subjectives, la
contradiction réelle dont la bourgeoisie est en train de mourir.
La seule issue authentique est
donc la révolution prolétarienne. Et, sans nul doute, la critique marxiste a
raison d’éclairer ce que Nietzsche laisse dans l’ombre : les
conditions économico-sociales du nihilisme. Mais elle ne réfute qu’une
caricature de nietzschéisme. Et tant qu’elle n’aura pas intégré la problématique
nietzschéenne de la vérité et de l’illusion, elle ne pourra parer
l’objection décisive que lui adresse Nietzsche : d’être un nihilisme
incomplet.
Quant à Heidegger, il accorde
à l’analyse du nihilisme par Nietzsche une signification cruciale :
"Le nihilisme, indique-t-il, est le mouvement universel des peuples de la
terre engloutis dans la sphère de puissance des Temps modernes".
Mais il estime que Nietzsche, loin de surmonter le nihilisme, l’a porté à
son achèvement, parce qu’il n’a jamais pu saisir l’essence intime de la métaphysique,
dont le nihilisme procède. La preuve en est, selon Heidegger, que les concepts
nietzschéens sont tous marqués du sceau de la métaphysique : volonté de
puissance et Retour éternel sont définis, en fonction de la dualité spécifiquement
métaphysique de l’essentia et de l’existentia, tandis que, de
son côté, le thème du surhomme est l’expression paroxystique de la
"subjectivité" de l’homme en tant qu’animal raisonnable, conformément
à la conception d’Aristote. Simplement, la hiérarchie des termes est inversée,
c’est désormais l’animalité qui s’exhibe dans le déchaînement des
instincts, de même que, par l’effet du retournement du platonisme, la réalité
sensible vient occuper la place tenue par le monde intelligible. La méditation
nietzschéenne reste ainsi inféodée au destin de la métaphysique, qui
requiert l’objectivation illimitée de l’"étant "
afin de garantir à la subjectivité humaine et à sa "représentation"
la domination absolue. Rien d’étonnant, alors, si cette subjectivité, encore
cachée dans le thème platonicien de l’Idée, s’affirme chez Nietzsche
volonté de puissance, puisqu’il appartient à la nature de cette subjectivité
de revendiquer un pouvoir inconditionnel et que la volonté de puissance, précisément,
est la volonté qui se veut elle-même dans le cercle du Retour. La métaphysique
nietzschéenne de la vie relaie la métaphysique de l’esprit qui avait, chez
Hegel, capté le sens du cogito cartésien et de la raison pratique
kantienne. De ce point de vue, la volonté de puissance manifeste le sens métaphysique
de la technique moderne, ainsi qu’en témoignent, tout spécialement, deux œuvres
d’Ernst Jünger, La Mobilisation totale et Le Travailleur,
dans lesquelles Heidegger reconnaît la pensée extrême du nihilisme actif guidée
par ce concept nietzschéen de la volonté de puissance.
Ultime confirmation :
Heidegger insiste sur le fait que Nietzsche traite toujours le néant du
nihilisme comme un néant de valeur, et non comme un néant d’être.
Ou, plus subtilement, Nietzsche n’appréhende que le néant qui se donne dans
l’expérience de la non-valeur, c’est-à-dire le néant qui concerne
"l’étantité de l’être", et jamais le néant authentique que
Heidegger réfère à la vérité de l’Être dont il serait ainsi le
"voile". C’est pourquoi, également, Nietzsche manque le sens de
l’illusion qui dissimule l’être, il s’obstine à fixer le statut de
l’illusion à partir d’une analyse de l’Art, maintenant par là sa réflexion
dans l’orbite du platonisme.
Pour vaincre le nihilisme,
Heidegger suggère de renoncer à toutes les catégories métaphysiques et de
questionner inlassablement vers l’Être. Car il s’agit de penser, non point
(à l’exemple de la métaphysique) l’être de l’étant, ou la totalité
des étants, ou l’Étant suprême appelé Dieu, mais la "vérité de l’être"
dans sa différence avec l’étant, différence que Heidegger nomme le Pli.
À cette condition seule, on arrachera à la métaphysique le secret de sa
puissance nihiliste, qui est d’être l’histoire de "l’oubli de l’être".
A ce nihilisme philosophique, s'ajoute un autre nihilisme,
politique celui-ci.
Dans son acception politique, le
terme de nihisme a été employé pour la première fois en 1862 par Tourgueniev
dans son roman Père et fils pour caractériser l'"homme
nouveau" qu'il décrivait en Bazarov, son héros.
A la fin du XIXème
et au début du XXème siècles,
dans les salons artistiques russes[2]
et, plus précisément de Saint-Pétersbourg et de Moscou, une certaine intelligentsia,
fondant son anarchisme individualiste sur l'analyse et la critique stirnériennes,
prône la violence et, plus particulièrement, le terrorisme non pas tant comme
acte insurrectionnel ou susceptible de susciter une insurrection populaire comme
préalable à la Révolution que comme acte individuel de révolte contre
l'ordre – politique, religieux, moral… - établi et comme affirmation de
soi. Fortement imprégné de mysticisme, chargé de l'intensité émotionnel du
désespoir et du sentiment de l'absurde[3],
cette théorisation de la violence ne s'inscrit ni dans la logique d'une
action politique et, singulièrement sociale, ni dans celle d'une organisation
– parti, groupe… -. Elle ne correspond pas non plus à un quelconque projet
politique. D'une certaine manière, elle préfigure l'acte gratuit du
dadaïsme et du surréalisme.
Très rapidement, le pouvoir
tsariste a vu l'intérêt qu'il avait à manipuler, voire même orchestrer ce mouvement
pour légitimer a posteriori, puis a priori sa répression des véritables
mouvements révolutionnaires et, en particulier, du mouvement anarchiste en procédant
à l'assimilation simpliste : anarchisme = nihilisme = terrorisme.
Toujours en Russie, cette même
époque est la montée en puissance de la contestation radicale du régime du
tsar Alexandre II. Accueilli à son avènement avec faveur par le peuple et
l'intelligentsia, après le règne rigoureux de son père Nicolas Ier,
le nouvel autocrate ne put aller au bout de ses promesses de libéralisation du
système. Se multiplient alors en Russie les ouvrages d'économistes comme
Tchernychevski, de critiques comme Dobrolioubov, de savants comme Lavrov et
Kropotkine, qui remettent en question les bases mêmes de la société. Ils prônent
tous l'individualisme le plus absolu, l'affranchissement de l'homme de toutes
les sujétions et de tous les dogmes, de la religion, du gouvernement, de la
morale, de la famille. Ce mouvement a été fortement marqué par le courant
positiviste, dont les conclusions n'avaient point de caractère
"subversif".
Par ailleurs, l'Empire russe enregistre de sérieux revers
à l'extérieur : en 1855, c'est la défaite en Crimée ; en 1863, la
Pologne se soulève…
À partir de 1870, les
nihilistes intellectuels se rapprochent des milieux révolutionnaires et,
singulièrement, anarchistes. Après avoir fait admettre leur point de vue selon
lequel, compte tenu de la situation particulièrement arriérée, aux
plans politique, économique et intellectuel de la Russie, seul le terrorisme
peut allumer la mèche de la Révolution, ils passent aux actes :
une action violente à forme essentiellement d'attentats individuels[4].
En même temps, ils se structurent en réseaux (clandestins) et, lors du Congrès
(clandestin) de Zgierg en 1879, une véritable théorie de la violence révolutionnaire
est élaborée même si, aussitôt, au plan organisationnel, deux tendances se
distinguent et s'opposent : l'une dite centralisatrice, l'autre dite fédéraliste.
Au terme d'une série d'attentats, à partir de 1877,
50 nihilistes sont jugés à Moscou, ce qui, à titre de représailles
enclenche une nouvelle vague d'attentats terroristes. Les procès, suivis de
pendaisons et de déportations nombreuses en Sibérie, déciment les rangs des révolutionnaires.
Le 1er mars 1881,
Alexandre II, qui avait échappé à deux précédents attentats, tombe
sous les bombes de Ryssakov et de Grimevitzki. La répression s'intensifie à un
point tel que le comité exécutif du mouvement nihiliste, presque totalement décimé,
propose une trêve au nouveau tsar. Les violences disparaissent alors, en même
temps que s'affaiblit l'organisation. La dernière manifestation nihiliste sera
un attentat manqué contre la famille impériale en octobre 1888[5]..
Ainsi, du point de vue
politique, anarchisme et nihilisme, en Russie, ne se sont confondus que pendant
une courte période jusqu'à l'abandon de la violence individuelle et, plus
particulièrement, du terrorisme comme arme révolutionnaire[6].
Il en sera de même dans le reste du monde même si dans les pays ayant connu le
terrorisme individuel le terme de nihilisme n'a jamais été vraiment été
substitué à celui d'anarchisme.
La véritable – et, en fait,
unique – dimension du nihilisme est philosophique: il est le constat radical
de l'effondrement, non moins radical, de la philosophie occidentale telle
qu'elle a été instituée par la métaphysique de Platon et d'Aristote et son
prolongement augustin – le christianisme -. Ce constat, fait sous les coups de
butoir de l'Histoire et, notamment, des différents mouvements révolutionnaires
et contre-révolutionnaires ayant ponctué le XIXème siècle, des
progrès des sciences et des techniques ainsi que de l'essor et de
l'expansionnisme triomphant du capitalisme, est l'acte de décès de dieu[7].
Il est aussi l'acte de naissance d'une nouvelle conception philosophique de la
vie qui considère que l'échelle traditionnelle des valeurs (bien, mal,
justice, charité, etc.) repose sur le ressentiment des faibles et des esclaves
et qu'une Umwertung der Werte (un "changement du monde", une
"transvaluation des valeurs") doit être effectuée pour que la volonté
de puissance du Surhomme – le nouvel homme, l'homme vrai – puisse enfin se réaliser.
Ces considérations
philosophiques, volontairement mal interprétées ou inconsciemment mal
comprises, ont donné lieu aux pires excès avec le racisme de Gobineau[8]
et le nazisme[9].
En outre, même si au désespoir du nihilisme politique russe elles
opposent, d'une certaine manière, un progressisme qui, dans le
prolongement d'une certaine dérive scientifique – le positivisme, le
scientisme – et un volontarisme opératoire, restent essenciellement
religieux, il est évident que, ne constituant en aucune manière, un projet
politique fondée sur une conception humaniste, elles n'ont rien à voir avec
l'anarchisme qui est une conception humaniste de la vie, une éthique, un projet
politique de transformation sociale, une théorie et une méthodologie de
l'action, un mouvement politique, une analyse du passé, une critique du présent
et une anticipation volontariste de l'avenir…
Ici on arrive
non ni à la fin, ni à un début mais… au mouvement de la continuité, au
mouvement dans le changement, au mouvement en… mouvement
[1] Nihilisme, du latin nihil, "rien".
[2] Qui, bien entendu, sont coupés de toute assise populaire et très loin des réalités des mondes ouvriers et paysans !
[3] L'âme slave ?
[4] C'est-à-dire contre des personnes.
[5] Parmi les survivants à la répression tsariste, les centralisateurs finiront par rejoindre les bolcheviks tandis que les fédéralistes resteront anarchistes et subiront ensuite la répression bolchevique.
[6] A cette violence individuelle sera préférée la violence collective de la grève générale comme préalable insurrectionnel à la destruction de l'État.
[7] Nietzsche : "Dieu est mort".
[8] Arthur Joseph dit comte de Gobineau, 1816 – 1882, auteur de l'Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-1855) qui fut l'un des deux ouvrages de référence – l'autre étant la Bible – sur lesquels Hitler s'est fondé pour écrire son Mein Kampf.
[9] L'avènement du surhomme étant celui de l'aryen.
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